49. Le sourire au pied de l'échelle

Lundi 21 mai 1990

J’ai quitté Cluny à 8 heures moins le quart. Il est maintenant 5 heures de l’après-midi. Je viens de gravir l’un de mes premiers cols et j’entre à présent dans le Forez.

Hier Olivier, Stella et Jérôme sont venus me voir. Ce fut l’un de mes plus grands plaisirs depuis longtemps. Arrivés vers 10 heures, nous avons fait le tour de la vieille ville, visité l’abbaye et les haras puis nous sommes allés déjeuner dans une bonne auberge bourguignonne des environs pour revenir par les grottes préhistoriques d’Azé, mises à jour et ouvertes au public entre 1975 et 1978. On y a trouvé de nombreux ossements d’ours et un crâne de lion mais pas d’ossements humains.

Il est sûr cependant qu’elles ont été habitées au cours des grandes glaciations et plus tard à l’époque mérovingienne ou même auparavant pendant la conquête des Gaules par Jules César. D’abord pour se protéger du froid, ensuite des envahisseurs. Mais la boue qui obstruait la plupart des galeries souterraines a lessivé les parois. Nous sommes revenus à Cluny vers 6 heures, nous nous sommes quittés un peu plus tard, je restai seul bientôt face à mon prochain itinéraire. Pour combler le vide qu’une séparation comme celle-là provoque toujours dans les cœurs sensibles et pudiques, j’ai tenu compagnie à Christèle, la jeune fille de permanence au bureau d’accueil de l’hôtel et qui m’avait reçu la veille ; ou bien fut-ce elle qui me tint compagnie ?

Prévoyant un lever matinal, j’ai préparé mon sac avant de m’endormir, heureux et mélancolique à la fois. Ce matin je suis parti après un bon petit déjeuner pour faire d’une seule traite 12 kilomètres, ne m’arrêtant que tout à l’heure pour manger un morceau à 4 kilomètres de Matour où je me dirige maintenant. Je n’irai probablement pas plus loin aujourd’hui, après deux jours sans marcher, on perd l’habitude !

Il va falloir à présent que je m’attaque à la deuxième grande étape de la première partie du parcours, celle qui m’amènera à Saint-Flour d’où je partirai plein sud pour rejoindre Florac et le Banquet où je compte rester quelque temps.

J’ai vraiment passé un bon moment hier, j’en garderai un excellent souvenir. Il m’a remonté le moral, encouragé à poursuivre ma route d’autant plus que chacun avait l’air de suivre mon périple sur la carte avec beaucoup d’attention, presque jour après jour, comme tous ceux qui savent ce que j’ai entrepris. Il ne s’agit donc pas de flancher, ils seraient trop déçus et moi davantage. Comme je l’ai dit, encore quelques plaisirs comme celui-là jusqu’en l’an 2000 et je veux bien faire un effort pour tenir jusque-là.

Tenir le coup, ce n’est pas seulement survivre, c’est aussi rester à la hauteur de son personnage, du moins celui qu’on s’attribue, car tant pis pour moi, mon étiquette, quand je suis loin, aurait tendance à s’élargir et s’illustrer de toutes sortes d’images plus belles les unes que les autres … S’ils savaient pourtant quelle petite merde je suis en réalité… Bon je n’ai plus rien à dire…

Il ne faudrait quand même pas croire que je fais tout ça pour la galerie, comme un acteur qui joue en public pour aller ensuite «pleurer au pied de l’échelle» tel le clown d’Henry Miller. Mélange de fierté, de volonté – de défi ? –, de grand jeu parfois dangereux, de solitude éclatante, qui me permet de rester solidement accroché à la vie. Et pour le reste, de toute façon, ce sont les autres qui jugent …

Il me serait certainement difficile de vivre à présent une vie de couple. Si je trouvais l’âme sœur avec qui je puisse correspondre de façon à la fois intime, profonde et légère, joyeuse et harmonieuse, j’aurais l’impression de ne jamais lui donner assez et surtout de ne jamais pouvoir satisfaire ses espérances, ses ambitions, ses désirs et son amour. Ce n’est pas que je suis devenu vraiment sauvage mais comme j’ai horreur de la répétition, il faudrait que j’aille chercher très loin ce qui me manque encore, ce que je n’ai pas encore découvert, et par-dessus tout, le dialogue qui ne soit pas le souvenir d’un autre discours, déjà entendu, l’échange qui ne soit pas celui de la dernière fois.

Pour avoir des chances de la rencontrer, elle devrait être à peu près de mon âge, à la recherche d’une même paix, d’une même douceur de vivre, d’une même tranquillité de cœur un peu usé. J’ai trop souvent l’impression maintenant de revoir, de revivre chez les autres ce que j’ai depuis longtemps déjà vu et vécu, d’où une façon de considérer le monde d’autre manière, celle que je ne peux justement pas faire comprendre à ceux qui n’étaient pas en mon temps, mes fils notamment …

Dommage car j’aimerais être écouté. Mais qui voudrait entendre ce qu’un homme a vécu quand il ne l’a pas vécu ? Dans un environnement nouveau, peu propice à l’attente, à la curiosité de ce qui n’est plus, et à l’âge où l’on ne sait pas encore qu’il n’y a pas grand-chose de nouveau sous le soleil, foin de passé révolu …

J’ai souvent l’impression d’être vu comme le professeur de philosophie moraliste que j’ai si peu été, ou le conseiller trop lent qui empêche de vivre vite. Quand je parle à des jeunes qui me croisent en cours de route, j’ai l’impression qu’ils sont intéressés par ce que j’ai fait ou ce que je fais, plus qu’à ce que je pense. Ce sont surtout mes récits de voyages, d’aventures qui les passionnent … ce que j’ai vécu, éprouvé, rencontré, comme s’ils n’avaient besoin que de la voix d’un guide les promenant dans leur passé antérieur.

Mes petites touches d’approche surprise en hôtels de province, en cafés de village, en restaurants routiers, au cours desquelles j’ai parfois l’occasion de soulever une paupière fermée, entrouvrir un voile de scepticisme, caresser une oreille curieuse, me semblent bien peu de choses eu égard à tout ce que je voudrais dire et donner. Mais qui aujourd’hui croit encore au don de la parole ? L’image est tellement plus parlante, tellement plus expressive, de nos jours.

Je croyais avoir acquis désormais le droit de faire ce que bon me semble et d’avoir atteint cette liberté d’action que la vie engagée ne permet guère de goûter, du moins en longues enfilades de perles successives, trop occupé que j’étais de carrière, de famille, de quotidienne entreprise. Je me trompais, à entendre Laurent me dire : «Le devoir d’un grand-père est de faire sauter ses petits-enfants sur ses genoux ; c’est donc toi qui doit venir chez nous, sans qu’on t’appelle». Jérôme lui-même – mais c’est le plus jeune de mes fils – estime que j’ai encore des devoirs de père. Mais lesquels ? Sûrement pas de leur donner des conseils ! Bien difficile de savoir quand il faut tout deviner à travers ses fières pudeurs. Être sans vouloir être, est-ce suffisant ? Non, sans doute, un père a des devoirs envers ses fils. Après tout, s’ils n’ont pas encore manifesté d’indulgence à mon égard – juste un peu Olivier et ça m’ennuie – c’est qu’ils ne me trouvent pas encore assez vieux !

Me voici à Matour, sans avoir eu besoin de compter les bornes, plus tôt que je pensais. La municipalité a planté des zinnias le long des trottoirs, une femme sort d’un magasin un panier sous son bras. Pourquoi ne pas s’arrêter à l’hôtel-restaurant du Lion d’Or ? Bon, c’est fermé, tout est fermé : la gueule du lion, la porte du magasin et l’hôtesse. Alors je m’installe à une table sur le trottoir, face à l’église, dubitatif.

Si je m’arrête, j’en ai pour deux heures ou pour toute la nuit et si je continue je ne sais pas où je trouverai un endroit pour dormir, je suis tout en en bas de la carte, après il n’y a plus rien. A 3 ou 4 kilomètres après Matour, je devrai franchir le col de la Croix d’Auterre, à 696 mètres. La Clayette, ça me paraît bien loin. Bon, voyons la carte suivante…

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