50. Col de la Croix d'Auterre

Mardi 22 mai 1990

À 6 heures, ce matin, il faisait très froid sous ma tente. Il y avait de la brume dehors et la pelouse était perlée de rosée blanche. J’ai chauffé mon café au lait, assis à l’intérieur, à mes risques et périls, me faisant une grande peur en imaginant ce qui arriverait si le réchaud se renversait sur le tapis de sol, le liquide bouillant atteignant mes fesses plus vite que de la lave en fusion, tandis que le volcan du camping gaz projetterait ses fusées enflammées aux quatre points de mon petit ménage. J’ai tout de même bu avec délice mon café chaud, une fois la catastrophe consumée.

Quel luxe, boire un bon café chaud, les jambes encore enfouies dans un sac de couchage tiède, l’air ambiant réchauffé peu à peu au contact du réchaud allumé. Se réveiller lentement dans cette odeur indéfinissable de sueur froide, de vieux pet mal éventé et de linge usé. On pourrait croire que c’est nauséabond ; et bien non, pas du tout, car il s’agit de «mon» odeur, une odeur très intime de nuit de rêves que je cherche au contraire à ne pas perdre trop vite, comme une chrysalide dans son cocon, un fœtus dans son œuf, avant la peur du grand large.

Aujourd’hui j’ai inauguré ma tenue d’été : short en jeans, tee-shirt vert, membres nus. Je vais pouvoir bronzer. L’inconvénient c’est que je manque de poches. Avec tout le bazar que je trimballe sur moi, hors sac : mouchoirs en papier, couteau, briquet, cigarettes ou tabac et feuilles, boussole, podomètre, aspirines, bonbons acidulés, portefeuille, carte, lunettes, dictaphone et cassette de rechange, stylo ou crayon et papier, etc., tous objets dont je peux avoir besoin à tout moment et qui doivent être immédiatement disponibles, sans être obligé de m’arrêter pour enlever mon sac – les deux grandes poches de ma longue chemise verte étaient bien pratiques mais je commençais à avoir vraiment trop chaud. Maintenant tout est dans ma ceinture, en vrac, et un peu aussi dans les poches de mon short, pas trop, sinon ça m’empêcherait de marcher à l’aise. La carte, elle, est dans ma poche arrière, ce qui n’est pas très pratique pour la sortir à cause du sac, mais enfin … Accrochée au sac, ma gourde, que je mets parfois en bandoulière aux étapes assoiffantes, mais le moins souvent possible afin d’éviter les fausses manœuvres désespérantes, lorsque j’enlève une bretelle de mon sac avant l’autre… Quant à l’appareil photo, je n’ai pas encore trouvé la bonne place, il est lui aussi accroché à mon sac mais de le sentir brinqueballer dans mon dos m’énerve souvent, comme le sac en plastique contenant les provisions fraîches et périssables de la veille (fruits, fromage, pain). Par-dessus le sac, un pull, les claquettes oubliées et récupérées au dernier moment, un slip mouillé et un bouquin. Chaque jour je cherche la meilleure formule de rangement de mon sac et chaque jour je me retrouve avec des affaires de tous les côtés…

Les trois poches extérieures de mon sac sont très pratiques mais trop petites – un sac à dos est toujours trop petit. Au centre la bouffe de première nécessité : sucre, café et thé, chocolat, fromage et saucisson, plus une petite cuillère. À droite, en permanence, le réchaud à gaz et ses deux gamelles, une boîte à savon, le papier cul, des pommades anti-fatigue ou réchauffantes, lampe de poche, ficelle, etc. À gauche, trousses de toilette, de pharmacie et de couture et cette foutue commande à distance de mon répondeur qui se met à couiner dès qu’elle se sent oppressée. Dans le sac, «les piles s’usent quand on ne s’en sert pas» ! C’est peut-être pour ça qu’elle ne marche plus très bien : je n’arrive plus à effacer mes messages ni à changer ma bande annonce. Mais Jérôme va s’en occuper à son retour de Paris.

Une haie franche de chèvrefeuille ! Je n’avais encore jamais vu ça. De l’aubépine, du noisetier ou des ronces, oui, mais du chèvrefeuille, c’est inattendu en pareil lieu. Me croisent des camions remplis d’herbe hachée qui n’a plus grand chose à voir avec cette belle herbe tranchée à la faux. Les vaches doivent bien s’en être rendu compte, les anciennes du moins, et doivent le dire à leurs génisses : «Ah, de notre temps, si vous saviez comme il était meilleur notre pain quotidien !» Mais cette herbette coupachée à la tondeuse girobroyante ne servira-t-elle peut-être que de compost, ou de pauvre foin-poussière de brins d’herbe sèche.

Je me disais aussi que les vaches avaient un air plus triste, la panse perdue dans le souvenir d’une ruminante nostalgie de bon foin parfumé. Ces longues herbes drues sentant bon les aromates et les fleurs des prés, épaisse et naturelle, broutée goulûment en toute quiétude. L’alimentation qu’on leur donne aujourd’hui leur pèse sur l’estomac. Ici les prairies ont assez belle allure et les charolaises blanche et crème n’ont pas l’air si malheureuses. Apathiques et paresseuses, anabolisées et conditionnées pour manger, engraisser, faire beaucoup de viande ou de lait selon les cas de force majeure.

Imaginez une grève vacharde de la faim ! Catastrophe sur le marché ovin ! Mais, destinées tôt ou tard à l’abattoir, quoi de mieux pour elles que s’empiffrer de gourmandises … en attendant la guillotine.

Peut-être certaines d’entre elles font une dépression que les vétérinaires ne savent pas déceler, ni soigner, ni guérir. On ne voit plus beaucoup de vaches fofolles gambadant et se montant dessus ou se battant pour être reines, mais la vache folle existe, inquiétant beaucoup les éleveurs britanniques très étonnés que les «French Cows» soient épargnées. Y a-t-il à l’École vétérinaire de Paris une spécialité en psychiatrie bovine ? Pourquoi pas ?

En tout cas, on peut déjà prévoir la nouvelle parabole des vaches folles et des vaches sages (toutes vierges à présent avec l’insémination artificielle) après celle des verges grasses et des verges maigres (cf. les Sept plaies d’Égypte et l’Évangile de Saint-Mathieu).

Je parle dans mon dictaphone pour ne pas avoir à compter mes pas ou les bornes kilométriques. Ainsi après une longue diatribe m’étonné-je joyeux du long chemin parcouru. Coupez !

En ce moment, je grimpe un rude col, le premier de cette pente depuis le début de mon périple, et ce n’est pas de la tarte !

Si l’on faisait visiter aux vacanciers les fabriques et les dépôts de panneaux routiers, de bornes, de poteaux indicateurs, de signaux, de codes, peut-être respecteraient-ils davantage ces garde-fous de leur propre sécurité, ce bureau d’information routier mis à leur disposition tout au long de leur voyage. Qui peut bien imaginer le nombre de bornes, la diversité des panneaux, la complexité des flèches indicatrices de lieux-dits (à droite ou à gauche, 2,8 km ou 3,2 km, selon le point d’ancrage ?) qu’il faut fabriquer pour toutes les routes de France, à longueur d’année et le nombre d’ingénieurs, de techniciens et d’ouvriers des travaux publics qu’il faut mettre au travail, la quantité de cartes, de plans et de dessins à faire avant de pouvoir lire : D 142 Saint-Bonnet-les-Bois 4 km – Beaujeu 7 km – D 987 Aigueperse 3,4 km – La Clayette 15 km, etc.

C’est ce que je suis en train de regarder à cette bifurcation du col où je viens d’arriver. Il y a même là une petite cabane pour s’abriter quand il pleut. Une autre inscription, mais celle-là n’est pas officielle, en grosses lettres rouges : «Paysans, il faut réagir !» Contre quoi ? La saleté de la cabane ?

Col de la Croix d’Auterre, altitude 356 m. C’est un commencement, j’approche du Massif Central. Un autre panneau, jaune celui-là : dépôt de bois interdit, sous peine de PV. À qui est-il adressé ? Je n’en sais rien, aux bûcherons, amateurs contrebandiers ?

(rire) J’ai failli faire déraper un cycliste qui se demandait qui pouvait bien lui parler juste à côté de lui (je parlais à mon dictaphone).

Le transport d’herbe en camion, ça y va. Déjà la première coupe et on n’est qu’en mai. Je redescends dans le creux, piqueté de bosquets, de haies et de fermes, l’horizon ondulé de vallons successifs à perte de vue, ce qui me fait penser que j’aurai encore bien des hauts et des bas à subir avant d’arriver à destination.

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