51. Souvenir et Mémoire

Mardi 22 mai 1990

Aujourd’hui 22 mai 1990, mardi matin. Je ne savais pas ou jeter mon carton vide de lait entier Candia – je viens de le terminer en marchant – alors j’en ai coiffé un poteau de barrière, pour habiller le paysage d’une couleur de plus, et publiciter mes chères charolaises lactifères. Comme ça on verra qu’il n’a pas été jeté n’importe où.

Les routes sont barricadées de nos jours, on ne peut plus les franchir comme on veut, principalement aux virages bardés de bandes de protection qui font plutôt mauvais genre. Si au moins on les avait peintes en vert, elles se confondraient un peu avec le paysage. Mais c’est tout le contraire, cette ferraille galvanisée s’accorde mal avec les genêts en fleur ou les haies d’aubépines. Quel manque de goût. Les services techniques départementaux du Ministère de l’équipement devraient s’adjoindre un conseiller esthétique, et l’EDF aussi, qui installe ses poteaux et ses transformateurs n’importe où, n’importe comment, au plus facile et au moins cher, sans respect de l’environnement. On ne peut même plus prendre une photo d’extérieur sans fixer sur l’image quelque indigne représentant de l’artifice : un fil, un poteau, un écriteau, que sais-je encore …

La route serpente en lacets sur le flanc de la colline couverte de sapins plantés en amont, de chênes, de frênes et d’ormes en aval, le long d’une probable rivière dont je n’entends pas encore le glouglou harmonieux, étant encore trop loin. Et je passe de l’ombre à la lumière, des fougères aux boutons d’or. Virgile aurait pu écrire ici l’une de ses bucoliques.

Une grande croix de Lorraine, le Mémorial du Forez : «Ici le 3 mai 1944 Jean-Baptiste Le Thillat et Jean David Ferrugio des FFI ont été torturés et assassinés par les troupes allemandes. Et ceci pour que vous vous en souveniez.»

Ne devrait-on pas mettre entre parenthèses tout ce passé tapageur, certes douloureux, mais en si totale contradiction avec la nécessaire solidarité européenne actuelle ? Cette impérieuse Allemagne, toujours ennemie, dont on garde encore trop les marques de blessures impardonnables (comme les Algériens envers nous), ne pourrait-on pas l’oublier au profit d’une autre image moins hostile ? Pas si simple pour ceux qui se souviennent. Ils peuvent difficilement ne pas garder une certaine distance avec cet adversaire devenu allié et voisin complaisant.

Tout le monde ne peut pas faire le discernement entre l’attitude intellectuelle objective et l’impression – quelquefois ineffaçable – subjective. Abandonner sa rancœur, sa rancune ou sa haine nimbées de nostalgie, au profit de l’oubli d’un passé douloureux, d’un accord nouveau, contre nature, n’est-ce par trahir, tromper le Souvenir et la Mémoire ?

Tout le monde n’a pas la faculté de changer en mieux, de hisser plus haut, de rendre plus léger ce qui était pire, plus bas, plus lourd à porter.

L’homme est placé sur une trajectoire qui l’oblige à s’élever au-dessus de lui-même mais il y en a tant qui n’en ont pas envie, pas la force, pas les moyens, et qui restent là, sans même savoir, enfermés dans leur vie conservée, dans le souvenir perpétué, figé.

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