56. Inventer le futur, interpréter le passé

Mardi 22 mai 1990

Des châtaignes. Je finirai bien un jour par trouver un tapis de mousse où m’allonger. J’ai dormi cette nuit sur des piquants …

L’histoire se construit à partir de témoignages authentiques choisis au hasard de nos chances. C’est ainsi qu’on remplit un vide historique par des documents qui peuvent ne pas avoir été écrits pour la postérité ni par souci de conservation objective des faits : notes personnelles, factures, correspondances, agendas, etc. Ce que j’enregistre en ce moment pourrait finir dans une poubelle. C’est donc bien souvent celui qui se moque de l’histoire qui la fait et celui qui l’écrit qui l’obture.

Chauffailles, 9 km. J’ai atteint le col de Cépée et je redescends à présent tout doucement dans la vallée.

Combien de consciencieux marqueurs de temps auront espéré que leurs témoignages, leurs messages, passent à la postérité mais qui les auront vu détruits par quelque intempérie ou vulgaire négligence d’héritiers indifférents. Combien de petits restes, d’inattendues immortalités banales auront donc fabriqué notre histoire ?

Nous inventons le futur, nous interprétons le passé. Lequel est-il le mieux connu ? En évolution linéaire, en mémoire rétrospective, certes l’antérieur nous offre plus d’assurance car, même fragmentaires, nos histoires se confirment, nos temps se vérifient. Mais comme tout rapporteur, l’historien interprète. Seul donc l’instant est vrai. Le passé parvenu n’est que temps inconnu. Il ne nous dit que ce que notre présent peut comprendre du futur : le sens hypothétique de notre jeune odyssée. En 2090, que sera aujourd’hui ? Réservons à l’histoire un peu d’histoires, écoutons-là sans méfiance puisque nous en sommes les artisans. Et ne la confondons pas avec le souvenir. Ses épopées nous servent de leçons, ses hauts faits de mesures.

Acceptés comme nous sommes, partagés entre doute et imagination, avenir et passé, nous certifions le présent du sceau de notre instant.

En admettant que l’homme est ambigu, paradoxal et contradictoire, tout se simplifie.

Toutes les …tions se ressemblent : involution, ovulation, évolution, révolution, dévolution, association, dissolution et solution, elles nous assoient toujours entre deux chaises. Si, comme la flèche d’Élée, nous pouvions nous arrêter à un point déterminé de notre trajectoire, et mesurer notre devenir au nombre de nos départs ? Inexorablement, la rampe hélicoïdale sur laquelle nous avançons s’écarte de sa base et de son centre, nous rapprochant de son axe et du sommet de notre cône existentiel (cf. Abellio, Les yeux d’Ézéchiel sont ouverts). Raymond Abellio, alias Georges Soulès, jugé par contumace après la guerre et réfugié en Suisse, était de droite. Comme Pauwels, auteur du Matin des Magiciens, de droite également, qui eut de bonnes idées sur l’homme et son devenir. Mais hors du champ des réalités humaines. Nietzsche lui-même, et son surhomme, fut longtemps considéré comme un réactionnaire par tous ceux qui voient l’individu en ennemi de la société et son dépassement comme une atteinte à la communauté.

Ainsi gravissons-nous chacun notre montagne comme une pyramide, tournant autour et s’élevant peu à peu pour économiser nos forces, contemplant plusieurs fois les 360° du paysage de départ qui lentement s’évanouit dans les brumes de l’éloignement. À chaque tour nous découvrons les avatars du bas un peu différemment, à mesure qu’on se rapproche du haut. Parti d’une vaste plaine horizontale indéfinie, nous nous sommes élevés autour de l’axe vertical de notre destinée, jusqu’à le toucher à son sommet, si nous y arrivons. Et tel ce vieil Indien qui s’en va chercher sa mort en haut d’une colline, l’homme accompli touchera le ciel au moment d’atteindre le point ultime de son ascension terrestre.

Seul un tunnel intérieur muni d’un ascenseur permettrait d’arriver plus vite et d’une seule traite au seuil de l’infini. Encore faudrait-il, au départ, être au pied de la verticale. Hélas, il nous faut d’abord passer par toutes les étapes, gravir chaque échelon, franchir bien des frontières avant de monter vers le ciel.

Pour l’heure, je marche sur terre et je rends compte : cette accumulation de rencontres, de croisements, d’accompagnements, d’arrêts, de fuites et de retours, me permettra peut-être un jour de découvrir mon Graal et de faire déborder le vase d’une goutte de trop, larme de Christ ou rosée du matin, perle rare et précieuse marquant l’éveil, ou résurrection d’une vraie connaissance.

Premières touffes de myrtilles, mais sans fruits. Je ne suis pas sur ce joli sentier de l’Aigoual où je trouvais à ma portée et à foison fraises, framboises, mûres et myrtilles. Il m’avait fallu quatre récipients pour les recueillir et les emporter séparément jusqu’à Aire de Côte. Mais après, quel délice !

Pff … Si je pouvais le laisser là, ce foutu sac, et venir le rechercher plus tard. Ouille, mes épaules ! Non, l’homme n’a pas été conçu pour porter de telles charges. Je me demande comment font les sherpas. On a beau se comporter comme des ânes bâtés, le bât blesse, et quoiqu’on dise, l’homme reste sous le joug de son acharnement. En tout cas je suis moins endurant que d’autres espèces animales qui supportent de bien plus lourdes charges, les nôtres le plus souvent, celles que nous n’avons plus le courage ni la force de porter.

On peut certes repousser assez loin les limites de l’effort, mais «kan yan namar», y en a marre ! Et toujours cette douleur à l’épaule, nerveuse, musculaire, ou dermatologique, je n’arrive pas à la définir, un grave petit rien qui embarrasse toute mon existence. Oui, notre corps est fragile, l’âme à mon avis est beaucoup plus solide.

Dieu aurait pu faire de nous une bulle sans corps, à l’intérieur de laquelle auraient été placées toutes nos pensées, un cerveau flottant qui aurait fait travailler les robots naturels mis à sa disposition. Pourquoi cette faiblesse physique disproportionnée par rapport à la puissance de son intellect ? Cœur, raison, esprit nous invitent à faire d’extraordinaires choses que le corps ne peut exécuter. Décidément l’homme est mal fichu : le corps gêne l’esprit et c’est ainsi que le christianisme en a fait le péché.

[…] Nature, berce-le chaudement : il a froid […] avant que la mort ne le fauche et que le chien n’aboie […] il a deux trous rouges au côté droit […]

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