59. L'itinérant

Vendredi 25 mai 1990

Je n’ai pas encore parlé de Charlieu, où je me suis arrêté (mercredi 23 mai) pour dormir. Elle possède une superbe abbaye du XIIIème siècle construite sur les ruines de trois anciennes églises et un monastère bénédictin primitivement rattaché à Cluny au milieu du Xème siècle. Le tympan du portail est merveilleusement conservé. Le couvent des Cordeliers à Saint-Nizier-sous-Charlieu, tout proche, au cloître gothique rayonnant, est du XIIIème siècle.

Quelques kilomètres plus loin, de l’autre côté de la Loire, l’abbaye cistercienne de La Bénisson Dieu a son toit couvert de tuiles polychromes vernissées. Le monastère primitif était désigné sous le nom de «Abbaye de la Bénédiction de Dieu» mais au cours des âges son nom se déforme pour devenir Bénition-Dieu et plus tard La Bénisson Dieu.

Charlieu est un vieux bourg où l’on découvre encore, dans ses rues pavées étroites, de magnifiques maisons en bois à colombages aux lourdes charpentes de grosses poutres de chêne supportant une toiture de tuiles plates parfois colorées (comme celle de La Bénisson-Dieu, de l’autre côté de la Loire). Plusieurs d’entre elles sont en cours de restauration. La principale est étayée de toutes parts en attendant que les nouvelles fondations de soutien soient prêtes.

Il y a dans la région tout un circuit à faire, parsemé de chapelles, d’églises et d’abbayes romanes fort intéressantes. J’ai passé sans le savoir en plein milieu, admirant les plus belles. Un léger détour m’aurait permis de voir l’abbaye d’Ambierle, au pied des monts de la Madeleine, mais j’avais un long chemin à faire jusqu’à Saint Just en Chevalet et un col à franchir.

À cette étape de mon récit, je me dois de raconter de mémoire (mon enregistrement ayant été effacé par inadvertance) la rencontre que je fis à Charlieu, bien particulière et assez impressionnante.

Arrivé assez tard à Charlieu, je me dirigeai aussitôt du côté de l’abbaye que je voulais visiter avant sa fermeture et où je pensais trouver accueil pour la nuit. M’adressant au gardien, il m’informa qu’il existait bien un lieu de passage en ville, mais je dus attendre longtemps avant qu’un membre de l’Association de Saint-Vincent de Paul, sollicité, ne m’offrit l’hospitalité pour la nuit et me confia la clé d’un foyer très pauvrement aménagé donnant de plain-pied sur une place du centre-ville. J’allai faire quelques courses et assistai en partie à la messe du soir avant de m’installer. Derrière moi, un jeune vagabond aspergeait d’eau bénite un petit livre qu’il tenait à la main. Quand je revins au centre d’accueil, je vis que la fenêtre et les volets de la seconde pièce étaient ouverts, et j’aperçus en entrant mon vagabond presque déjà installé. Surpris, je lui demandai, un peu inquiet, ce qu’il faisait là et comment il était entré. Il me répondit de façon agressive qu’il connaissait les lieux mieux que moi et qu’il avait l’autorisation d’y passer la nuit. Devant mes doutes et mes questions embarrassantes, il accepta de m’accompagner chez une dame qui, du haut de son balcon et dans la pénombre du crépuscule, fit semblant de le reconnaître. Je voulais simplement que quelqu’un sache que je n’étais plus seul dans le local qu’on m’avait confié. Nous rentrâmes au logis et je préparai mon dîner tandis qu’il s’installait dans la pièce à côté. Son allure et ses propos me rendaient méfiant et circonspect, d’autant plus qu’il me paraissait plutôt violent et prêt à n’importe quoi. Mais mon âge et mon attitude ferme à son égard durent avoir raison de ses velléités dominatrices. Il se radoucit quelque peu et s’en prit à nos hôtes qui négligeaient leur devoir en ne mettant pas à notre disposition draps, nourriture, réchaud à gaz et lumière (il n’y avait qu’une ampoule dans la première chambre que j’occupais, obligeant mon acolyte à rester avec moi dans la même pièce, ce qui ne me plaisait guère). Je lui proposai de partager mon repas mais il refusa et partit se ravitailler chez le boulanger et le charcutier voisins d’où il revint à moitié satisfait chargé d’un demi pain et de deux morceaux de saucisson. Pas d’alcool, je me sentis plus tranquille.

C’est alors qu’il se mit à me raconter sa vie, par bribes, tantôt en colère contre moi quand je ne comprenais pas ce qu’il disait ou après une question de ma part qui lui paraissait saugrenue, tantôt sentimental et larmoyant quand il se remémorait de tragiques souvenirs. Je devais faire très attention de ne pas le contrarier car à tout moment il pouvait se retourner contre moi, soudain jugé comme tous les autres, ceux qui l’avaient mis dans son état. Mais il avait besoin de parler et d’être écouté, aussi n’intervins-je que le moins possible dans le cours de son récit décousu et embrouillé qu’il m’était parfois difficile de suivre, car je ne savais pas toujours si ce qu’il était en train de me raconter lui était arrivé à lui ou concernait un autre, dont il se serait attribué l’identité.

«Mes parents, j’les connais pas : assistance publique, la DDASS me confie à une famille de mineurs du Nord, très gentille, de vrais parents, elle, c’est ma mère (larmes), ils l’ont tuée, et ma petite reine (l’enfant de sa fille) avec mon chien. Ils sont en prison mais ils vont bientôt sortir, je les attends. Moi, j’étais CRS à Rambouillet, je faisais des patrouilles dans le bois de Sénart, on arrêtait des prostituées et on les embêtait un peu. Un jour en revenant chez moi j’ai vu des tas de policiers devant la maison : des voleurs étaient venus et avaient tué ma mère, sa petite fille et mon chien, pour trois fois rien. Alors ils m’ont dit à la brigade de prendre congé, parce que j’étais devenu fou, je voulais les tuer, je ne m’en remettais pas, ça fait dix ans et j’y pense encore. Là je viens de sortir de tôle, mais la gendarmerie me connaît, on me laisse tranquille. Je connais bien le pays, mais ça fait quelque temps que je ne suis pas revenu ici. Je m’en fous, ils peuvent m’arrêter, je n’ai rien fait, mais je les attends les salauds qui ont descendu ma maman et ma petite reine, et mon chien … «

Je m’étais couché, mais il continuait à me parler, intarissable. Il me demanda de rester dans la pièce éclairée car il voulait lire son bouquin. Après beaucoup d’hésitation et de sévères recommandations à son égard (attention, il ne faut pas le poser n’importe où, sur la table, il peut se salir) il me le tendit avec réticence : c’était un petit format du Nouveau Testament. «C’est l’évangile de Saint-Jean que je préfère» me dit il. Et nous voilà parlant de morale et de religion.

Pour l’empêcher de parler, car j’avais vraiment sommeil et je voulais partir tôt le lendemain, je fis semblant de dormir. Voyant que je ne répondais plus à ses appels il se mit à monologuer à haute voix : «Il dort, bon, il doit être fatigué, pourquoi il marche comme ça sans faire de l’auto-stop? C’est pas le mauvais mec, non, je vais pas lui prendre son argent, mais il devrait pas le laisser sur la table, s’il en manque demain il dira que c’est moi, bon je vais le laisser dormir, c’est pas le mauvais gars». Moi je pensais au laguiole qu’il avait dans sa poche et à mon portefeuille dans la mienne mais je m’endormis quand même sans trop de mal.

Le lendemain matin je me levai le premier et préparai le petit déjeuner. Nous nous séparâmes sur la place en nous serrant la main, en bons amis. Il regrettait un peu que je ne l’accompagnasse pas à la messe du matin pour y faire la manche :

«Tu comprends, on se met chacun à une sortie, comme ça on a tout le monde sous la main». Mais il me laissa sans trop de résistance aller rapporter la clé à celui qui me l’avait confiée. Et je pris la direction de Saint-Nizier-sous-Charlieu et La Bénisson Dieu.

J’avais eu affaire à un vrai itinérant, comme il y en a beaucoup – beaucoup plus que je l’imaginais – sur les routes de France. Ils vont de village en village ou de ville en ville, munis de leur carnet de SDF (sans domicile fixe) visé par la gendarmerie et établi par leur commune d’accueil. Ils logent là où on les accepte, le plus souvent en asile de nuit, mais il leur arrive de coucher dehors, ils ont peu de bagages, et toujours un peu de nourriture dans un sac plastique. Ils sont mal rasés et portent de longs cheveux, ce qui les fait craindre de la population urbaine, ils mendient et volent parfois, mais ils sont loin d’être des bandits de grand chemin. Imprévisibles certes, parfois dangereux, toujours marginalisés plus que marginaux, ils vagabondent librement tant qu’un avis de recherche n’est pas lancé contre eux. Les gendarmes qui les connaissent souvent sont plus indulgents à leur égard qu’envers un étranger comme moi.

Chacun d’eux porte son drame au fond de lui et tente de survivre en suivant son idée fixe ou les caprices de sa désinvolture, méfiant à l’égard de la société, toujours monté contre elle, qui ne voit de lui que son aspect extérieur non conforme aux normes établies du bon citoyen. Mon collègue de la nuit n’avait rien du clochard que je reçus chez moi une nuit de grand froid boulevard Voltaire : il était propre, il ne sentait pas mauvais, il ne buvait pas et il lisait la bible ! Mais son désordre intérieur peu à peu révélé m’inquiétait plus que ses allures de matamore hargneux.

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