60. Le calvaire

Vendredi 25 mai 1990

Entre Renaison et Saint-Just, à 753 m d’altitude. Un petit calvaire avec une croix bizarre en fer dont les bras se terminent par deux mains. Un vieux monsieur de 78 ans est venu me demander ce que je faisais là : «C’est un lieu privé, et devant la croix il faut faire une prière.» – «Mais qui vous dit que je ne l’ai pas faite? De toute façon, il n’y a pas de pancarte interdisant de s’y arrêter et quand il y a une croix tout le monde doit pouvoir la regarder … «– «Ah non, non, d’ailleurs j’ai tout fermé, vous voyez cette poutre là, et bien elle servira à retenir quatre grandes roues de canon que je vais souder les unes aux autres, comme cela personne ne pourra plus rentrer !» – «Mais ça me paraît être en contradiction, cette idée de canon, avec le Christ … «– «C’est comme ça, les gens …, vous voyez toutes ces pierres sur le mur, je les ai ramenées d’un peu partout, et bien, il en manque déjà une dizaine, les gens les ont prises. Alors ce n’est plus possible … J’attends un ami, d’ailleurs quand je vous ai vu, je croyais que c’était lui, il doit venir m’aider, parce que moi, je ne peux plus faire ça tout seul. Ça fait 28 ans que je suis là, non 23 ans. Vous voyez ces sapins, là c’est moi qui les ai plantés. Ils ont 23 ans. Mais je suis tout seul, ma femme est à Roanne. Elle n’aime pas rester ici.» J’ai eu envie de lui dire que ce n’était peut-être pas tant le lieu que celui qui y est qui l’empêche de rester. Qu’il était bourru cet homme, amer, mesquin, désagréable ! Il finit par ne plus rien dire et se mit à arracher quelques mauvaises herbes qui avaient poussé dans le gravier autour de la croix. Alors, mine de rien, j’ai fait comme lui, un peu plus loin, mais au bout d’un moment il me dit : «Il ne faut pas arracher les pensées.» Il y avait en effet quelques jeunes pousses de pensées sur la droite et quelques autres un peu n’importe où. Il finit tout de même par se radoucir un peu, on s’est assis et il s’est mis à me parler de lui. Sa méfiance s’était lentement évanouie, rien de trop cependant. Pauvre homme, sa solitude ne le rendait pas très heureux. Je l’ai félicité pour sa croix, c’est lui qui l’avait faite. Il en avait copié le modèle d’après une grande croix publicitaire près de Paris, à côté d’une entreprise de bois. «Bien sûr beaucoup de gens ne l’aiment pas, mais moi, je l’aime bien.» – «Je la trouve originale, elle sort de l’ordinaire et on a l’impression que le christ vous tend les bras et vous dit : venez à moi ! C’est un signe d’accueil !» Il n’a rien répondu. En voilà encore un qui portera toute sa vie ses contradictions. Il rend hommage à Dieu et se méfie de ses proches, les voit comme des intrus, des ennemis ou des adversaires. Enfermé dans sa propriété, il est très malheureux d’être écarté du monde. L’endroit où il a construit sa maison s’appelle «Les Mazettes» ; je pensais que c’était le féminin de mazot, petit chalet, mais il me révéla qu’en patois local, ça voulait dire «fourmis». Quant aux énormes pierres circulaires que j’avais prises pour des meules, il m’avoua qu’il les avait récupérées à Roanne dans une ancienne fabrique de papier. Elles servaient à écraser le bois avant d’en faire de la pâte à papier.

Je ne sais pas si j’ai bien fait de m’arrêter car finalement j’ai perdu une demi-heure – 2 km – à bavarder et il me reste une bonne dizaine de kilomètres à faire. Je ne sais pas si j’y arriverai ce soir.

Il me faisait penser à mon beau-frère des Cévennes, en plus gros, avec le même visage à bajoues et rides creuses, sans lunettes, accentuant ses plis d’amertume lasse. Mais une fois la glace rompue, susceptible d’être, sinon agréable, du moins intéressant à entendre. Par lui j’ai aussi appris que le département de la Loire était le plus long de France.

En dehors de ce spécimen l’inhospitalité, les gens ici sont plutôt accueillants, prêts à vous parler, à vous conseiller sur le chemin à suivre, tout contents, m’a-t-il semblé, de pouvoir vous indiquer un sentier que plus personne ne prend, sinon quelques piétons qui acceptent de se mouiller les pieds ou de marcher sur de gros cailloux. Comme ils ne savent pas lire une carte, je suis obligé de me dépatouiller dans l’imbroglio de leurs explications, difficiles à retrouver sur mon bout de plan officiel. Avec quelques points de repère cependant, je finis par m’y reconnaître et eux, tout contents d’avoir pu rendre service à quelqu’un qui emprunte encore leurs petits chemins connus d’eux seuls, sourient de la revanche qu’ils prennent sur les automobilistes qui passent à toute vitesse sans les regarder.

Nous sommes encore dans la région Rhône-Alpes, mais comme le disait tout à l’heure notre bonhomme des Mazettes : «Je ne suis pas d’accord parce que Rhône Alpes c’est plutôt la plaine et le Forez mais ici on est vraiment de l’autre côté de la Loire et déjà dans le Massif central.»

Des calvaires, il y en a partout. La plupart sont datés du siècle dernier, mais certains sans inscription sont probablement d’époques plus anciennes. Je me souviens qu’à Charlieu, sur le fronton de l’une des entrées de l’abbaye, il y avait un bel écusson à motif religieux entre deux coquilles de Saint-Jacques. Et une croix potencée sous le porche du clocher, qui pourrait bien être d’origine celtique.

Je traverse à présent un paysage de forêts très vallonné, descendant vers la vallée entre prés fraîchement fauchés et champs de blé déjà hauts, aux épis drus rectilignes, serrés les uns contre les autres, sans mauvaise herbe entre eux. On se demande comment toutes les graines plantées ont germé et poussé sans exception. Mes champs de blé à moi, ceux de mon enfance, étaient parsemés de coquelicots, de marguerites et de bleuets, il y avait des endroits presque nus où rien n’était sorti de terre sauf quelques tiges souffreteuses indiquant un sol moins fécond de nature. Et d’autres places où les blés avaient été couchés par le vent. Aujourd’hui, rien de tel : champ impeccable, grains bien nourris, fûts courts et solides, maîtres des lieux. On devine, sous-jacente, toute notre technique moderne agricole à l’œuvre : machines, engrais, sélection d’espèces, souci de rendement, efficacité et surproduction. Dommage … Il reste tout de même encore quelques terres en friche couvertes de fougères, de genêts et bordées de hautes haies sauvages.

Ici, on peut abattre les arbres, il y en a beaucoup. Les coupes sont d’ailleurs très organisées. À la fin de chacune d’elle, de nouveaux petits arbres sont plantés systématiquement sur l’aire défrichée. Ainsi voit-on des bouts de forêt de tout âge et de toute grandeur se succéder de génération en génération …

Les gens qui me regardent marcher et qui me demandent où je vais sont de deux types opposés mais parfois nuancés. Il y a ceux qui disent : «Oh oui, c’est bien ce que vous faites, vous en avez du courage !» sans qu’ils se rendent vraiment compte du nombre de kilomètres à pied que cela représente, d’effort et de persévérance qu’une telle marche implique. Ils ont l’air de penser qu’eux aussi pourraient le faire s’ils le voulaient mais eux n’ont pas le temps, ils ne sont pas en vacances. Et les autres qui savent d’emblée qu’ils ne pourront jamais le faire parce qu’ils n’en ont ni la force ni le courage et qui vous disent : «Ah ben, j’aime mieux que ce soit vous que moi.» Plus modestes, peut-être trop, ce sont ceux qui justement marcheraient probablement le mieux s’ils le devaient.

Peu de gens me font un signe d’encouragement, un salut de la main. Trois ou quatre jusqu’à présent, pas plus. Des jeunes le plus souvent, dans des 4 x 4, ou des cyclistes. Les motards eux vont trop vite. De temps en temps un coup de klaxon au sens ambigu : il peut aussi bien vouloir dire «Bonjour, bonne route !» ou «Pousse-toi de là que je roule ! ou «Attention, je passe !» Sans timbre à modulation, difficile d’interpréter leur langage univoque. Et comme je ne vois par le conducteur, sinon de dos quand la voiture m’a dépassé, je choisis la phrase que mon humeur suggère.

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