61. L'impulsion du départ

Vendredi 25 mai 1990

Ah l’odeur des sapins (Ah l’odeur des lys, aurait dit Cadou) ! Immédiatement ma mémoire s’installe dans le bois du Devin, à La Rogivue et me voilà revivant la peur de mon enfance lorsqu’à 5 ou 6 ans je me retrouvai seul en train de ramasser des «pives» pour le feu, une corvée punition infligée par mon père pour quelque violence incontrôlée à l’égard de mes sœurs. Je ne me sentais pas à l’aise au milieu de cette immense forêt mystérieuse, je craignais de m’y perdre alors que j’étais à quelques mètres de la route, sur le chemin de Maracon en face du cimetière, à quelques centaines de mètres de la maison. Mais pour moi, c’était déjà l’inconnu, quand j’étais seul. Y retournant plus tard, j’ai beaucoup ri de l’immensité de ce petit bois dont j’aurais pu faire le tour en dix minutes, adossé à «La Mosse», cette tourbière familière où nous allions pêcher la grenouille pour alimenter nos jeux épiques dans la fontaine de l’école, ou à l’automne retourner les briques de tourbes séchant au soleil avant de les stocker pour l’hiver. J’étais encore trop jeune pour aller en classe unique où mes deux plus grandes sœurs commençaient à «apprendre» mais je participais déjà aux jeux et aux habituelles incartades des quelques enfants de la commune.

Lors de nos concours de pêche à la grenouille, pour aller plus vite, nous remplacions la sauterelle parfois délicate à attraper par un simple nœud au bout de la ficelle pendant à un bâton de fortune. Petites rainettes vertes ou crapauds bedonnants se laissaient prendre à ce leurre qu’ils gobaient comme une mouche. Il fallait cependant être assez adroit pour attraper l’animal avant qu’il ne touche terre, sinon Pfft … plus personne. Nous avons essayé bien sûr de faire fumer celles qui voulaient se faire plus grosses qu’un bœuf mais nous ne sommes jamais parvenus à les faire éclater. Si quelques-unes d’entre elles sont mortes c’est de les avoir serrées un peu trop fort dans nos mains sur le chemin du retour.

L’un de ces jeux d’enfant, parfois cruels et toujours innocents bien que marqués du sceau de l’interdit, que les adultes n’approuvaient pas, oublieux de leurs propres bêtises, peut-être mécontents de leur remords.

Fumer un morceau de liane ou faire pipi en croix n’étaient pourtant pas de graves délits. Mais je fus tôt élevé dans la rigoureuse discipline d’une morale suisse calviniste intransigeante sur l’application de valeurs éprouvées : pureté, honnêteté, propreté, franchise, obéissance, etc.

C’était le plus souvent notre maman qui patiemment écoutait nos petites histoires d’enfant joyeux ou triste, quelques fleurs un peu fanées à la main ou des larmes dans les yeux. Plutôt que notre père, pour lequel nous éprouvions crainte et respect, surtout quand il fronçait les sourcils, plus soucieux à remettre de l’ordre dans nos impulsions chaotiques que de punir nos forfaits. Bien que sévèrement élevés, nos relations enfants-parents étaient plus libres, plus intimes et profondes que dans bien d’autres familles. Nous étions liés les uns aux autres par toutes les lettres que nous nous écrivions, chaque fois que nous étions séparés, plus encore que par nos confidences verbales, plus difficiles à révéler. Je crois que le ciment d’une construction familiale est davantage le «non-dit» que le «trop-dit», le silence d’un sentiment également ressenti, s’inscrivant dans le même contexte affectif collectivement vécu.

Le petit bourg que j’ai traversé tout à l’heure, je ne sais plus lequel, je crois que c’était Renaison, est jumelé à Gruyère, en Suisse. Étonnant, non ? Que je passe justement par là au moment où je parlais de La Rogivue (qui n’est pas loin de Gruyère).

Si je suis là où je suis, si je suis encore ce que je suis, là où je suis … c’est beaucoup plus grâce à mon enfance que grâce aux circonstances ultérieures. Étant parti d’un bon tremplin, bien fortifié de l’intérieur comme à l’extérieur, j’aurais pu me laisser vivre à ma guise, j’aurais toujours été sur la bonne pente. Si je me réfère à tous les adultes rencontrés qui ont tant de mal à vivre, c’est la plupart du temps parce qu’ils n’ont pas eu l’enfance que j’ai eue. Oui je vous dois beaucoup, beaucoup, chers parents, presque tout ce que je suis devenu.

Bien sûr j’y ai mis aussi un peu du mien mais les efforts que j’ai faits, les volontés que j’ai choisies, les cas de conscience que je me suis posés, je n’ai pu les entreprendre, je n’ai pu les surmonter que grâce à vous, impulsion du départ.

J’ai raté le bistrot où je voulais m’arrêter !

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