Dimanche 27 mai 1990
Vollore-Ville, à 8 km de Vollore-Montagne, possède une très vieille église du XIIème siècle dont deux des chapiteaux de colonnes de la nef sont assez extraordinaires. Ils révèlent une tradition qui me paraît bien remonter à l’époque celte, par la façon dont les animaux sculptés sont représentés, avec cette grande langue et cette longue queue si caractéristiques. Les vitraux fin XVIIIème sont très beaux. À remarquer aussi la Chaire en pierre que l’on gravit par un escalier, à l’intérieur d’un pilier latéral. Les sièges près du chœur sont en bois sculpté à accoudoirs, destinés aux personnalités paroissiales. Arrivé au moment de la sortie de la messe, j’ai attendu dans la boulangerie d’en face, où j’ai acheté deux croissants, que tout le monde soit parti. Il y a toujours une boulangerie-pâtisserie près des églises, avez-vous remarqué ? C’est à l’issue des offices qu’elle reçoit le plus de clients. On vend aussi des fleurs sur la place, le dimanche. Hier, à Noirétable, c’était jour de marché. Tous les forains du voisinage étaient venus pour tenter de vendre leur échantillonnage de vêtements, souliers, articles ménagers et autres produits. Ça me rappelait la foire du Niolo et toutes celles que nous faisions, Anne-Caroline et moi, dans les petits villages de Haute Corse. Une ambiance que je ne suis pas prêt d’oublier parmi ces quelques commerçants ambulants échappés des anciennes foires de Landit et se faisant dure concurrence pendant quelques heures au cours desquelles la bonne humeur est de règle, malgré les déceptions, les attentes et les fatigues du déménagement, dans la fraternité solidaire des petites corporations en voie d’extinction.
Tous ces gens des campagnes qui forment la majorité de la population, grandes villes mises à part, comment choisissent-elles leurs élus, comment votent-elles et selon quels critères ? Si quelques-uns suivent d’assez près la politique nationale et internationale de la France, tous les autres s’occupent essentiellement de leurs problèmes locaux : commune, canton, département, région peut-être, mais ce n’est même pas sûr. Leur choix se détermine ainsi en fonction de différents facteurs : tradition familiale pour un parti, une lignée, un nom, ou réaction inverse. L’opportunisme, la mauvaise humeur, l’influence, le coup de dés, l’amitié, l’espoir et la déception fixent alternativement leur choix. Nombreux sont ceux qui n’ont jamais dû être très bien fixés quant aux principales options sociales, politiques et économiques de leur propre société, votant selon leur idée du moment. Et chacun connaît de près ou de loin le candidat: parent, ami, ami de la famille, ami d’ami, copain de bistrot ou de travail, celui qui parle bien, celui qui ose dire, celui qui pourrait … Plus réalistes, les gens de la campagne ne rêvent plus beaucoup aux lendemains qui chantent mais n’écoutent pas moins avec satisfaction discours démagogiques et promesses fallacieuses. Ceux qui s’opposent à tout, les perpétuels mécontents, les persuadés laissés pour compte, applaudissent tout naturellement les présentateurs d’intérêts particuliers, en bonne conscience et privilèges escomptés.
En somme le choix des élus en campagne dépend d’une foule de paramètres qu’il me semble difficile d’inventorier.
Il y a une certaine constance dans la ligne suivie par les électeurs ruraux, en un sens. Car les différentes catégories que j’ai énumérées ne varient pas beaucoup en effectif. Si une commune ou un département évolue plus ou moins à gauche ou à droite c’est toujours une évolution lente, souvent sinusoïdale (réaction-action-réaction), jamais brutale. C’est notre système électoral bipartite majoritaire qui nous fait croire à des mouvements de bascule intempestifs. Et malgré tous les changements intervenus depuis la dernière guerre, les critères de choix sont plus stéréotypés qu’on ne croit : ainsi, par exemple les vieilles personnes préfèrent voter pour celui (plutôt que celle) qui leur apportera plus de sécurité, plus de tranquillité. Le conservatisme catholique petit bourgeois se défend bien.
L’inquiétante mémoire d’un passé détourné a du mal à se débarrasser de pieux souvenirs : ceux d’une révolution terroriste transmis d’une grand-mère de grand-père aristocrate ou archevêque, les affiches du couteau entre les dents symbolisant un communisme diabolique, l’athéisme du petit père Combe et sa loi scélérate de l’école laïque … Pour d’autres ce sera la Bastille, la Saint-Barthélemy, les congés payés, la Gabelle ou la résistance.
Pour avoir une idée précise des opinions électorales d’une population, il suffirait de savoir qui a voté quoi, autrement dit obtenir de chacun la bonne réponse à la question : Pour qui avez-vous voté ? Ce ne sera jamais possible mais je suis sûr que si l’on pouvait réaliser une telle démarche, on serait surpris de voir combien de personnes votent en secret pour ce qu’ils n’osent pas dire en public, fruit d’une vieille intention ou d’un brusque caprice de veille d’élection.
La stabilité apparente du corps électoral français qui varie bon an mal an d’à peine 10% à droite ou à gauche ne veut pas dire qu’il y ait stabilité personnelle. Chacun peut voter différemment selon les circonstances, mais les choix ne changent pas. Le manque d’information politique, civique, sociale et culturelle, le manque d’ouverture vers l’extérieur sont le véritable frein à une évolution radicale de l’électorat rural. De moins en moins de sens critique, perdu tout au long d’une instruction publique obsolète, de plus en plus de compromis plus confortables hors de morales oubliées.
L’arrêt brutal de l’apprentissage à la sortie de l’école, au moment où justement il serait le plus nécessaire, plonge l’adolescent campagnard livré à lui-même dans l’ignorance civique la plus absolue. Notre enseignement dit moderne ne comporte même pas de cours permettant à chacun, bon ou mauvais élève, de penser, de raisonner sur ses propres idées, d’élaborer son propre discours, de vérifier et de comparer le bien-fondé de ses assertions, ni aucune leçon de diction, de maintien, de relations publiques susceptibles d’améliorer son expression verbale, son autorité morale, l’assurance physique et intellectuelle d’un adolescent qui entre dans la vie active. Mieux préparé, il aurait moins tendance à se maintenir au niveau du quotidien banal, du médiocre local, des influences faciles d’entourages trop statiques. L’esprit plus libre, il se méfierait davantage des discours démagogiques, des témoignages orientés, des manifestations corporatistes … Il voterait moins, dès lors, en fonction des circonstances présentes éphémères, temporaires, illusoires dans lesquelles il se trouve et davantage en faveur de ses propres racines, de son propre libre arbitre, plus judicieusement conseillé. On verrait peut-être moins de gens votant pour qu’aujourd’hui soit comme hier, pour que demain soit comme aujourd’hui, ou sans trop savoir pourquoi. Il y aurait peut-être aussi un peu moins d’abstentionnistes qui répondent, sans le savoir, de façon très négative à leurs devoirs civiques.