68. La mouche du coche

Dimanche 27 mai 1990

Je m’en vais d’un bon pas vers Saint-Dier-d’Auvergne que je compte rejoindre dans une petite heure. Les mouches en ce début d’été sont collantes, de vraies mouches du coche.

Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,
Et de tous les côtés au Soleil exposé,
Six forts chevaux tiraient un Coche.
Femmes, Moine, vieillards, tout était descendu.
L’attelage suait, soufflait, était rendu.
Une Mouche survient, et des chevaux s’approche ;
Prétend les animer par son bourdonnement ;
Pique l’un, pique l’autre, et pense à tout moment
Qu’elle fait aller la machine …

Pourquoi toutes ces mouches tiennent-elles absolument à se poser sur mon bras, sur ma joue, sur mon nez ? J’ai beau chasser le naturel, il revient au galop.

Il fait encore chaud à 5 heures et demie de l’après-midi, mais je vois là-bas un coin d’ombre qui m’arrêtera un instant pour que je reprenne haleine, débrouiller mes doigts de pied enchevêtrés et rafraîchir ma gorge. Lorsque le soleil commence à descendre assez bas, l’ombre portée s’agrandit, il suffit d’attendre deux quarts d’heure et l’on bénéficie tout au long du chemin d’un délicieux ombrage, à condition qu’il y ait tout de même quelques arbres au bord du chemin, ou un peu de montagne.

Tout à l’heure, devant moi, deux voitures : la première, pépère, impatiente la seconde qui décide de la dépasser. Derrière moi une voiture prête à me doubler. Croyez-vous que l’une ou l’autre se serait rangée de côté ou aurait ralenti ? Pas du tout. Moi, le piéton, je ne compte pas et c’est moi qui dois céder la place. Il me faudrait un gros marqueur rouge pour tatouer les autos qui me serrent de trop près. Et un marqueur noir pour taguer les affiches du FN.

Je remplacerais par exemple un LE PEN par un LI PENG. Je dessinerais des bulles sortant de la bouche de politiciens déplaisants. Mais à la campagne, il y a très peu d’affiches, moins que je ne pensais en tous cas. Pourtant les endroits où les mettre ne manquent pas. Mais les colleurs d’affiches sont occupés par le bal du samedi soir, le concert rock de la semaine suivante et toute la publicité rurale des restaurants, auberges, hôtels, bars et cafés environnants. Plus de potasses d’Alsace ni de machines Singer, mais des annonces de matériaux de construction, de décoration de jardins, de garages bien sûr et de vidéo shops. Sur ces petites routes, les entreprises ne font guère de publicités tapageuses, vu le trafic, pénurique.

Quant aux produits de la ferme, les champs, les vaches et les arbres sont la meilleure publicité local : du bois et du lait. Il y a aussi les églises romanes que les plus petites communes sont maintenant toutes fières d’annoncer aux touristes égarés.

Je rencontre parfois de belles fontaines. Celle de Vollore par exemple, vieille et authentique. J’en ai rarement vues de si spacieuses : un bassin carré se prolongeant par une demi-circonférence au-dessus de laquelle une gargouille lance son jet d’eau.

Mais que l’eau est froide par ici, brrr …

L’ancien chemin n’existe plus. Bon, tenir l’engagement d’aller jusqu’au bout du projet décidé n’est pas toujours évident. En cours de route, combien de petits diables ne viennent-ils pas me tenter : mon idée antérieure était saugrenue, dépourvue d’intérêt, voire masochiste et contraire au plus élémentaire bon sens. Avoir décidé de marcher pendant deux ou trois mois à pied sans jamais emprunter d’autre moyen de locomotion, c’est de la pure folie, une maladive inconscience, la paranoïa caractérisée !

Mais se cramponner au principe absolu dont on ne veut pas démordre jusqu’à la «libération» engendre une série de petites volontés successives, de petits entêtements répétés, de brefs efforts additionnés qui, au fur et à mesure de leur déroulement, constituent un haut mur de défense contre tous les vers sataniques d’un hymne à la paresse chantée d’une douce voix intérieure nous incitant à l’abandon. Ce n’est pas tout à fait la tentation du Christ mais enfin, de ne pas succomber, ça vaut son pesant de satisfaction.

Et pour qui fais-tu ça ? Pour toi, pour toi tout seul, pour la fierté de ton orgueil. Pour te prouver que tu en es capable, que tu peux faire ce que les autres ne font pas. Pour te distinguer, en somme ! C’est vrai. Mais parfaitement inutile, en fin de compte, puisque ça ne sert à personne et que tu perds un temps précieux qui pourrait être employé à travailler, à aider. Mais aide-t-on vraiment les autres lorsqu’on est auprès d’eux ? Partir en croisade humanitaire, participer à de grandes campagnes caritatives, je l’ai fait et je cherche encore à le faire. Quoiqu’il me soit de plus en plus difficile d’y participer car ceux qui les organisent se méfient des vieux, des retraités comme moi qui prennent leur place en mettant en avant une plus grande expérience. Combien de fois n’ai-je pas proposé mes services à l’une ou l’autre de ces ONG. «D’accord pour vos dons, mais pas de vous avoir sur le dos» me faisaient-elles comprendre.

Il faisait -3°C ce matin à Saint-Dier-d’Auvergne. J’ai bien fait de ne pas dormir sous ma tente. C’est paraît-il l’endroit le plus froid de l’Ardèche.

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