71. Bavardages

Lundi 28 mai 1990

Le couple que je viens de rencontrer est franchement extraordinaire : elle a 81 ans et son ami un petit peu moins. Je leur avais demandé un renseignement sur la route à prendre et je me suis retrouvé dans leur cuisine en train de prendre avec eux le petit déjeuner. Ils m’ont à peine cru quand je leur ai dit que je venais de Paris à pieds, mais ils eurent vite fait de me déclarer que c’était formidable. Ils me donnèrent avant de partir toutes sortes de conseils, elle surtout, comme une bonne mère attentionnée : «Méfiez-vous du soleil, il n’est pas bon ici, et puis reposez-vous quand vous serez fatigué, arrêtez-vous, il ne faudra pas continuer». Ils étaient tout mignon ces deux-là avec leur petit chien qui me mordillait le mollet en signe d’affectation. Je suis bien resté là une heure à bavarder avec eux. Quand je leur ai dit que j’habitais à Paris, il s’est aussitôt écrié : «Ah ! Moi, j’ai été élevé dans la région parisienne, à Épinay-sur-Seine, j’en ai gardé un bon souvenir, une jeune fille tout guillerette !» Laquelle a maintenant un peu de mal à se tenir sur ses jambes mais semble heureuse d’être là. Une petite maison à 3 km du village de La Vie (un nom prédestiné), où viennent de temps en temps se reposer des amis chasseurs en fin de journée. Ça fait du bien de rencontrer des gens comme ça de temps en temps, si heureux.

Ils devaient être contents eux aussi de me voir. Ce doit être le nom du village qui veut ça. Lui m’avoua qu’il s’était un peu laissé aller, encroûté depuis qu’il s’était installé à la campagne, mais elle par contre, quel enthousiasme, quelle vivacité à 81 ans. C’est l’âge que je pensais atteindre quand j’étais jeune. J’avais fait mon horoscope natal, et après bien des calculs très compliqués, et peut-être quelques erreurs, j’étais arrivé à la conclusion que ma mort devait se situer vers 83 ans. Ça m’est toujours resté. Maintenant je me dis que je pourrais peut-être bien aller un peu plus loin mais aussi que je pourrais m’arrêter brusquement de vivre, «de mort heureuse», comme disait Camus.

Si je me mets à bavarder avec tous les gens que je rencontre sur le pas de leur porte je n’arriverai jamais à Issoire ce soir. Je ne sais pas pourquoi mais ici les gens sont tout heureux de vous parler, il est vrai que nous sommes loin du département de l’Yonne où les gens me regardaient de travers et me répondaient à peine quand je leur demandais quelque chose.

«Courage», c’est toujours le mot qui revient dans la bouche de ceux qui me voient marcher : «Vous avez du courage !» et ensuite «Bon courage !» comme si soudain je n’en avais plus. Je ne suis pourtant pas particulièrement courageux et je ne perds pas trop vite courage, mais pour ceux qui ne marchent pas, il faut en avoir pour marcher. Mais même quand on en a, il s’use.

Que faisons-nous d’autre, tous autant que nous sommes que vivre tant bien que mal jusqu’à l’âge de notre fin ? Avec, plus ou moins, les mêmes idées, les mêmes pensées, les mêmes soucis, les mêmes espoirs. On croit avoir une vie à soi et c’est la vie de tous.

La science détruit peut-être certaines croyances mais elle est encore loin d’annihiler la foi. Celle-ci se fortifie au contraire, s’épure, s’approfondit au contact de l’explication rationnelle des choses. Elle nous permet d’accepter d’être encore tributaire de ce qu’on ne comprend pas, elle nous aide à respecter l’inconnu, à espérer pénétrer un peu plus son mystère.

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