77. Savoir-vivre

Lundi 28 mai 1990

Dans le petit bistrot où je suis en train de boire une bonne bière bien fraîche, il y a une affiche dont je n’arrivais pas jusqu’ici à en comprendre le sens :

AFFICHE …
CETTE LIRE DE ESSAYER A CON
D’UN L’AIR J’AI QUE MOMENT
BON UN FAIT ÇÀ.

J’étais prêt à demander au patron de me la traduire quand tout à coup je réalisai qu’il suffisait de la lire à l’envers pour la comprendre.

Si on a de l’humour à Sugères, on n’a pas de sandwich – même à l’envers – à proposer et la bière pression est sans pression.

J’ai acheté quelques bricoles à l’épicerie du coin pour aller les grignoter au bord de la rivière mais je commence à perdre le goût du camping, alors je ne vais pas y aller.

La patronne qui semble être seule à gérer la pompe de la station Total et le bar ne fait pas de casse-croûte mais elle me proposa quand même un sandwich. «Pouvez-vous me donner un petit verre de vin avec ?» ai-je demandé modestement après avoir reçu deux tranches de pain rassis cachant un morceau de cantal moisi plutôt sec à avaler. Mais je n’ai pas eu à me plaindre du prix de mon repas : 10 Frs. Je lui ai demandé si c’était elle qui s’occupait de tout. Elle m’a dit oui, mais en fait il y avait dans la cuisine un homme attablé qui attendait qu’on le serve. Je pouvais le voir à travers la porte vitrée par laquelle il pouvait lui-même surveiller les clients de son bar. La casquette sur la tête, il se préparait à déjeuner et rien ne l’aurait fait lever le cul de sa chaise à ce moment-là.

La femme de 81 ou 83 ans rencontrée précédemment avait l’air d’être dans la même situation car son bonhomme était resté assis alors qu’elle était debout pendant toute notre conversation. Je me suis souvenu que c’étaient surtout les femmes qui me disaient : «Vous en avez du courage !» Alors je me suis demandé si ce cri du cœur n’était pas dû au fait qu’elles étaient entourées d’hommes peu courageux, plus enclins à se faire servir qu’à faire un effort comparable au mien.

Dans le bar aussi rudimentaire que le sandwich, il y avait ce qu’on trouve généralement dans tous les bars banals et anonymes de campagne au bord des routes à grande circulation, et qui ne servent qu’à étancher une soif elle-même très primaire.

Bouteilles d’alcool suspendues à becs verseurs mesquins d’anis, Pernod, Casa, Ricard et le quatrième je ne sais plus, 51 peut-être. En rang d’oignons, Berger, sirop de cassis pour les kirs. Plus haut les distillés : calva, marc, prunelle, etc., et au 3ème étage, sous le plafond, les moins demandés : un «wizeki» de marque inconnue, un gin poussiéreux et un cognac qui a l’air de n’être là que pour sa bouteille décorative. Sur le comptoir petits rouges et petits blancs, les consommations les plus courantes. Au mur des affiches publicitaires et des animaux empaillés, alignés sur une haute étagère. Cette fois c’étaient un renard, une belette, un faisan bien sûr avec quelques mites … Enfin le sempiternel étalage de coupes et trophées en faux argent terni.

«Voyez-vous madame, vous me faites payer ce sandwich 10 Frs avec deux verres de vin. Vous m’auriez demandé 20 Frs ou même 30 Frs, j’aurais trouvé ça normal. En somme vous auriez pu gagner 100 Frs sans en faire beaucoup plus. Vous m’avez dit : «Non, on ne fait pas à manger, je peux juste vous faire un sandwich.» Au lieu de cela vous m’auriez dit : «Je vous propose ce que j’ai, des carottes râpées pour commencer, ensuite du ragoût aux nouilles ou à la purée de pommes de terre et comme dessert un esquimau ou une crème caramel.» «C’est parfait» aurais-je dit, et j’aurais été prêt à vous donner 100 Frs, avec le vin et le café. J’aurais eu l’impression de faire un vrai repas, sur une nappe en papier, dans une assiette et avec des couverts, une carafe d’eau, une corbeille de pain et un vin de pays. Ce menu, c’était en fait celui de son homme et le sien, que je voyais ingurgiter en en laissant la moitié de côté, car il y en avait largement pour trois. N’y ont-ils pas pensé ? Un billet de 100 Frs est toujours bon à prendre, surtout sans travail supplémentaire et presque sans frais. Qu’est-ce qu’ils gagnent sur chaque plein d’essence, sur chaque plein d’alcool, sur chaque verre de vin frelaté ? Trois fois rien. Et ils voient venir un étranger qui a faim mais peu exigeant, prêt à payer une part de leur repas le prix d’un menu parisien … Mais non, ils n’en ont rien à foutre. Pudeur, timidité, modestie, ignorance ? La peur d’une amende s’ils n’ont pas la licence ? Je ne comprends pas. Deux œufs sur le plat auraient fait l’affaire … Je crois qu’ils ne voulaient surtout pas être dérangés au moment de leur déjeuner. Et puis, du moment qu’à la porte il n’y a pas marqué RESTAURANT, alors on n’est pas tenu de servir à manger ! Négligence, paresse, bêtise plutôt. Et on ne manquera pas de les persuader que la Compagnie Total les exploite.

Beaucoup d’hommes semblent avoir perdu le sens de leurs responsabilités, le rôle qu’ils ont à jouer dans la famille et l’entreprise, ils acceptent une fatalité qu’ils ont eux-mêmes créée. Peu d’heures de travail, de bons repas, la sieste et les copains, le moins d’emmerdements possibles, et une femme complaisante … Leurs compagnes ont tellement l’habitude de tout faire dans la maison sans être payées qu’elles trouvent normal de dépenser de grosses sommes d’argent pour l’achat du nouveau tracteur, d’une moissonneuse-batteuse automatique – utilisée un mois par an – plutôt que pour une machine à laver ou un four à micro-ondes. Et leur homme tournera gentiment autour de son champ toute la matinée confortablement assis sur son engin tandis que sa moitié fera tout le reste, debout, courant de la cave au grenier, de la cuisine au poulailler, avec de lourdes tâches dans les mains et la tête. Où est donc le courage ? Suivez mon regard.

Le fils ira en ville, la fille en couches et la ferme, le bistrot ou le magasin du village enterrera les parents perclus d’invraisemblance. Quant aux petits enfants ils pleureront la maison vendue, les reliques perdues, et le temps des cerises.

L’idée de progrès, l’esprit d’aventure, le goût d’entreprendre sont-ils inscrits dans nos chromosomes ? Pourtant les mêmes obstacles, les mêmes obligations, la même vie quoi, détermine différemment deux êtres. L’un ira du côté de la lutte, du refus, et l’autre du côté de la soumission. Les forces parfois violentes dont l’homme dispose seront utilisées par les uns pour casser l’inacceptable et par les autres pour fabriquer l’indispensable. L’ambition, l’idéal, nourris de bonne éducation, orientent volontiers le dynamisme vers de positives réussites. L’envie, l’intérêt, nourris de mauvaises raisons poussent la rage vers de stériles compromissions.

Chacun dispose au départ d’un potentiel de moyens très suffisants pour mener à bien les tâches que la vie lui impose. Alors pourquoi tant de disparité ? Car c’est en cours de route que tout se décide. Il faut savoir s’apprendre, il faut pouvoir se reconnaître dans l’attente et le besoin, pour se servir à bon escient des atouts de notre jeu de bataille. Certes il y a des privilégiés de nature, il y a des handicapés de naissance, mais parmi ceux qui partent égaux sur la ligne de départ, combien arriveront au bout de leur destin ? Et combien s’arrêteront avant la fin du rêve ?

Savoir-faire, savoir vivre, savoir dire, savoir vouloir et savoir voir, où apprend-on tout cela ? Moi, si je le sais un peu, c’est par mon enfance heureuse …

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