Mercredi 30 mai 1990
Dès qu’on s’arrête, immédiatement les lois d’inertie, de stabilité, de conservation et de permanence, d’immobilité, retrouvent leur priorité. Plus on s’installe dans l’arrêt, moins il devient facile de passer du côté du mouvement. Mais plus on avance et plus on bouge. Plus on est en mouvement et moins on a envie de s’arrêter, à moins que des raisons impérieuses nous obligent à le faire, fatigue, soif ou accident.
Après un départ difficile dû à la lutte du mouvement contre l’immobilité, pour vaincre cette fameuse loi d’inertie, on se met d’abord en route lentement, comme le volant d’une machine à vapeur puis on s’installe peu à peu dans un rythme qui devient automatique, comme un mouvement perpétuel. Les jambes ne font même plus l’effort de se lever pour mettre les pieds un peu plus loin. C’est le corps qui se laisse tomber en avant, amenant les pieds à se déplacer instinctivement pour éviter la chute. On devient un robot articulé qui ne s’arrêtera que quand on lui en donnera l’ordre.
L’arrêt et le mouvement déterminent toutes les contradictions de notre système psychomoteur. Notre esprit lui-même ne fonctionne pas de la même façon quand on bouge et quand on s’arrête. Si je suis assis à une table de travail, si je pense et raisonne en lecture, audition ou méditation, mon esprit réfléchit, se concentre, avance avec agilité. Mon corps musculaire ne participe en rien à la démarche intellectuelle de mon esprit. Si je marche, mon corps transmet son mouvement à mon esprit et le rythme des pas aurait plutôt tendance à l’endormir, à le mettre hors circuit. Mais l’esprit peut aussi prendre l’allure du corps qui le porte et j’obtiens alors un total mouvement.
Il faut bien sûr une longue habitude de marche méditative pour arriver peu à peu à harmoniser jusqu’à les confondre tête et pieds, esprit et corps. Les pensées, les idées qui me viennent en marchant sont hétéroclites, superficielles peut-être, moins suivies qu’une réflexion assise, mais elles sont révélatrices de la totalité de mon être : de mon intelligence et de mon imagination, de mon esprit et de ses raisonnements, mais aussi de mes sens, de mes instincts, de mes désirs, de mes besoins. Or ces deux pôles d’orientation traités le plus souvent séparément ne font qu’accentuer à notre insu l’ambiguïté de nos actions.
Attention, l’homme en mouvement mécanique automobile ne doit pas être confondu avec l’homme en mouvement naturel. Un mouvement autonome qui peut être remplacé par un transport animal, celui de l’âne ou du cheval, voire le secours mécanique pédestre et manuel d’un vélocipède ; dans ce cas-là le corps est encore acteur de mouvement. Le comportement du motoriste est totalement différent, j’ai pu le vérifier tous ces jours passés en observant le visage des automobilistes qui m’ont croisé.
Ah ces jardins potagers ! Que d’heures de travail pénible n’ont-elles pas dû être dépensées pour faire pousser toutes ces pommes de terre, salades, carottes, fraises, choux, poireaux, oignons, navets, sans parler des fleurs et des arbres fruitiers. La famille propriétaire d’un tel jardin ne peut manger tout ça ! Elle ne peut à elle seule utiliser tout ce qu’elle sème. Mais croyez-vous que ceux qui n’ont pas de jardin, les quelques employés ou commerçants de village par exemple, profitent de ce marché à portée de main ? Pas le moins du monde, ils vont s’approvisionner au supermarché le plus proche qui vend les produits de la ville ou attendent l’épicier ambulant venant de la cité voisine.
Monter une côte après un bon repas auvergnat : pâté en croûte, poulet, petits pois carottes, plateau de fromages délicieux : un Saint-Nectaire onctueux et un bleu de pays arrosés d’un rosé local, et le café … j’aurais plutôt envie de faire la sieste ! Mon sac me paraît deux fois plus lourd, il part en arrière et pourtant mon ventre à tendance à aller de l’avant. J’ai serré mes bretelles au maximum, au risque de m’empêcher de respirer, mais rien n’y fait. Est-ce ce petit festin ou le repos d’un jour qui m’a fait perdre mes forces ? Comment Hannibal a-t-il franchi le Saint-Bernard ? Malgré toute sa tactique astucieuse, n’a-t-il pas été contraint de s’arrêter à Capoue ?