81. Témoins du passé

Jeudi 31 mai 1990

10h30, entre Lempdes et Massiac, dans les gorges de l’Alagnon.

Belle route qui longe la rivière entre rochers et forêt, châteaux sur les hauteurs. Beau temps, mais trop de voitures sur cette N9/E11 très fréquentée, futur prolongement de la route Clermont-Issoire et qui doit rejoindre Massiac puis Saint-Flour. Cette belle rivière retrouvera alors son calme d’antan.

À Lempdes où j’ai dormi cette nuit dans un vieil hôtel assez confortable, les Halles ont une forme bien particulière : construites sous la monarchie de juillet, son bâtisseur a voulu manifester son fidèle souvenir à l’Empereur en élaborant la toiture de telle façon qu’on puisse y retrouver la forme de son chapeau bicorne. En face, de l’autre côté de la rue, une petite église romane du XIème siècle dont l’accès presque caché est une simple porte d’habitation sur le côté, ses trois côtés et la façade étant entourés de maisons. De magnifiques propriétés protégées de hauts murs, l’une d’elles ayant appartenu à la famille d’un comte, laissée complètement à l’abandon. Il y aurait là de quoi faire une riche hostellerie ou une somptueuse auberge.

Je me tais car il y a trop de voitures et j’ai des ennuis avec les piles de mon dictaphone. Celles que j’avais achetées près de Charlieu n’ont duré que quelques jours, à peine deux cassettes et celles que j’ai achetées hier n’ont pas l’air de vouloir durer plus longtemps. Ce sont pourtant des Duracell …

Ce matin en me réveillant je me suis demandé pourquoi en vérité j’entreprenais ce grand voyage qui m’apparut tout à coup vain et futile, voire absolument inutile, car en fin de compte la vie quotidienne sur une route ou chez soi se résume presque toujours aux mêmes rites. C’est une question à ne pas trop se poser, je me suis vite levé pour oublier ce réveil.

Premières campanules (bruit d’eau claire), en petits groupes serrés de clochettes bleu ciel. J’ai pris un bon petit déjeuner dans une auberge au bord de la route, où viennent s’approvisionner connaisseurs et connaissances, routiers et travailleurs locaux, et je me suis installé ensuite un peu plus loin au bord de la rivière d’où je parle en ce moment, les pieds dans l’eau, à l’ombre des arbres, regardant couler l’Alagnon, miroitant sous le soleil.

Je voulais parler d’Issoire : c’est une ville moyenâgeuse aux ruelles séculaires autour de son abbaye resplendissante, peinte à l’intérieur, et décorée comme toutes les grandes églises de l’époque, aux vastes voûtes soutenues par quelques légères croisées pleines avec la crypte sous les chevets, ses colonnes basses et ses murs de pierre nue.

Dans le parc, assis sur un banc public au soleil, face à une ribambelle de femmes assises sur d’autres bancs : l’une d’elle avec son petit garçon tout blond en train de manger un gâteau tandis que sa mère fume une cigarette. Sur le banc d’à côté trois vieilles dames en manteaux, bas et chapeaux, l’une avec une robe noire, l’autre à dessins rouges et bleus. Elles se parlent, se taisent, se reparlent et se retaisent, tranquillement. La troisième tient une canne et un petit chien noir monte la garde près du banc. Derrière elles un jeune homme en blanc se promène, À ma droite une femme seule d’un certain âge tricote méticuleusement quelque chose de violet. Elle porte un corsage mauve, je me suis demandé si ce n’était pas lui qu’elle retricotait … Très attentive à ce qu’elle est en train de faire, elle ne regarde personne. Entre elle et moi un jeune homme tout seul, d’une autre génération, lit tranquillement …

Je me suis retrouvé soudain complètement en dehors de la réalité de ce petit monde parqué là, rêve ou allégorie caduque d’un âge lointain … Comme si ces gens venaient eux-mêmes d’ailleurs, de chez eux où moi je ne suis pas. En m’introduisant chez eux, je m’apercevais que le reste du monde, celui que je nommais réalité, avait disparu et je me retrouvais dans une espèce d’éternité stable, constante, très tranquille et paisible, frange de nature que je n’aurais eu aucun mal à franchir sans obstacle.

Je me souviens avoir eu probablement la même impression en me promenant jadis dans le parc de la Tête d’Or, à Lyon, il y a bien … 45 ans. La brusque apparition de ces tuteurs de mémoire fichés comme des fers à béton dans les fondations d’un édifice qu’on veut voir durer longtemps, jalons intangibles d’une longue infrastructure de temps, qui subira les affronts du climat, les caprices des hommes, les détériorations successives dues à leur négligence ou à leur violence, le rappel de ces supports souvent cachés, qui retiennent la probabilité du sens et qui seront les derniers à disparaître, s’illumine d’espace illimité et remplit de durée amplifiante le moment parcouru.

D’autres témoins, ces vieilles maisons, ces ruelles pavées redevenues piétonnes, ces églises juchées sur des sommets que personne n’atteint plus, et ces croix de chemins, ou ces ponts de rivières, qui ne mènent plus nulle part.

Subsiste encore cette extraordinaire voie de chemin de fer traversant tout le Massif central au prix de quelles difficultés : la voie est soutenue la plupart du temps par de hauts parapets qui descendent presque jusqu’à la rivière, si encaissée qu’il n’y a la place que pour les rails d’un côté et la route de l’autre. Parfois le train enjambe route et rivière pour suivre un meilleur parcours et revient peu après dans la vallée qu’il traverse à nouveau, comme un dragon chinois qui se tortille au gré des obstacles rencontrés. Combien d’heures et de pierres travaillées n’a-t-il pas fallu pour construire ce passé résistant ? Encore un beau témoignage d’effort humain, de dépassement de soi, de conquête d’avenir préparé. L’autoroute en construction aperçue tout à l’heure ne me donne pas la même impression de généreuse fatigue : ces tonnes de terre déplacée, ces rochers dynamités, ce béton transporté, ne sont plus que jouets légers de robots indifférents à l’action entreprise.

J’ai froid aux pieds (fin du bruit de l’eau), je les ai laissés trop longtemps dans la rivière …

Si vous êtres en voiture sur la N9 entre Lempdes et Massiac, arrêtez-vous à Le Babory et faites le détour vers Blesle à seulement 2 km sur la droite. Ce vieux village domine l’Alençon et son abbaye vaut la peine d’être vue de plus près. Vous ne le regretterez pas. Il y a même un camping pour y passer la nuit, vous pouvez aussi prendre le train un petit bout de chemin, celui qui longe à présent la route. Noblesse oblige, il est privé. Blesle est l’un des plus beaux villages de France, dit-on.

La route nationale que j’emprunte est celle de Paris à Perpignan. L’autoroute en construction passe un peu plus à l’est et rejoint la N9 à Massiac pour continuer ensuite vers Saint-Flour.

Une grande borne frontalière m’indique que je viens de quitter la Haute-Loire pour entrer dans le Cantal.

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