82. L'autoroute

Vendredi 1 juin 1990

Huit heures du matin. Voilà un mois que je suis parti de Paris. J’ai quitté le 46 boulevard Voltaire un matin comme celui-ci, peut-être un peu plus tôt et me voici maintenant presque à Saint-Flour, soit à peu près à la moitié de mon pèlerinage.

J’ai réussi à me faufiler sur le chantier de l’autoroute encore interdit au public (A75) grâce à la bienveillance d’un ingénieur qui m’a d’abord demandé, étonné, ce que je faisais là. Je lui ai expliqué que je désirais rejoindre Saint-Flour par un endroit moins dangereux que la N9. En souriant, il m’a dit : «Bon, mais alors marchez de ce côté, parce que de l’autre il y a beaucoup de trafic». Je n’avais vu jusque-là que deux camions et un engin mécanique, trois voitures – autorisées – transportant probablement du personnel d’entreprise, mais bon, j’ai suivi son conseil, trop content de pouvoir continuer sur ma lancée.

Ainsi ai-je pour moi tout seul 20 mètres d’autoroute en largeur sur plusieurs kilomètres car le tracé est fait, la chaussée nivelée, le sol aplani et le tronçon que j’occupe désert.

Bonne aubaine car je me voyais mal sur la nationale aux multiples lacets, fréquentée d’énormes poids lourds à remorque et des voitures impatientes de les dépasser. Leur bruit me serait devenu vite intolérable et les protections à prendre pour ne pas risquer d’être à tout moment caressé par un mahousse maladroit fastidieuses. Hier je me suis retrouvé dans un brouhaha terrible, après mes petites routes de campagne, j’étais exténué de bruit en arrivant à Massiac.

Plutôt que d’aller dans le camping comme j’en avais d’abord eu l’intention (il était situé, comme d’habitude, à deux bons kilomètres de l’agglomération) j’ai préféré m’arrêter au deuxième hôtel venu, le premier étant vraiment au-dessus de mes moyens.

Avoir une autoroute pour soi tout seul, quel pied ! J’en profite au maximum. On pourrait facilement marcher une trentaine de front sur cette voie inachevée. En pensant aux milliers de voitures qui rouleront dans un mois ici à ma place, ne laissant plus aucune chance de survie au piéton suicidaire, me sachant là tout seul, marchant à ma guise en plein milieu de la chaussée ou naviguant d’un bord à l’autre de cette immense plate-forme déserte de 16 km de long m’amenant directement à Saint-Flour par le plus inattendu des raccourcis … je jubile ! Certes le paysage en a pris un coup, il a été complètement perturbé par les saignées pratiquées sur lui sans ménagement, mais la nature et l’homme, qui pour une fois lui vient en aide, auront vite fait de réparer ses blessures.

C’est pour moi la bienheureuse occasion de pouvoir suivre pas à pas toutes les phases de progression d’un chantier exceptionnel, élaboré dans son ensemble et construit par petits bouts. Tandis qu’un géomètre attardé prélève les ultimes données de son théodolite, un «angle de deux heures» subit un sérieux nettoyage de chenilles toutes encombrées de glaise. Quelques lourds camions roulent de temps en temps vers leur lieu d’action, mais le plus souvent je foule un chantier silencieux, j’arpente une autoroute sans bruits d’autos, et sans goudron.

En raison du relief, le plus long et le plus compliqué à faire c’est le système d’écoulement des eaux. Les aménagements latéraux d’évacuation me paraissent plus importants que l’installation de la plate-forme elle-même, malgré les ponts et tunnels nécessaires. Je n’arrive d’ailleurs pas très bien à comprendre l’utilité de toute cette infrastructure excédentaire: en plus, en trop, une voie spéciale surélevée par rapport à la route principale, collée à la falaise coupée et rabotée proprement, percée de part en part, semble devoir servir de chemin de surveillance des parois, tandis que de l’autre côté, en dévers et contrebas, une autre route longe le parapet et la rivière presque remblayée et poussée contre l’autre rive. Travail titanesque à la mesure de nos Prométhée d’aujourd’hui.

On pourrait tout aussi bien creuser des canaux dans le désert, construire un pont à Gibraltar et déplacer les montagnes avec ces engins que je vois pour la première fois, lourds, trapus et à l’aspect si rébarbatif qu’on leur accorde volontiers un pouvoir surhumain. Je les admire d’une toute autre façon que certains blindés de ma connaissance conçus pour un autre travail. L’ingéniosité est à double tranchant.

Ici l’autoroute est presque achevée. De petites équipes d’ouvriers procèdent aux derniers travaux de finition, un caniveau par-ci, une bouche d’évacuation par-là, une conduite électrique souterraine oubliée. On pousse un peu de terre de ce côté, on enlève un gros caillou de l’autre. Un engin approprié pose de grandes pierres plates contre le remblai ou corrige un alignement défectueux. On a l’impression que chacun fait un peu ce qu’il veut mais en fait tout est réglé comme le papier d’une musique infernale. Très loin quelqu’un, quelque part, entouré d’ordinateurs, de plans, de tableaux et de téléphones, commande les ficelles de cet énorme écheveau. On n’imagine pas sur scène l’extraordinaire complexité des accessoires cachés derrière elle.

Aucun énervement, pas de cris ni d’appels autoritaires, tout se fait dans le calme et le silence, à vraiment se demander comment tout cela fonctionne, chacun ayant l’air de savoir exactement ce qu’il fait sans référence à quiconque, ni à quoi que ce soit d’autre que son apparente initiative personnelle.

Le bruit qu’on entend à présent est celui d’une arroseuse gigantesque chargée d’humidifier la piste poussiéreuse où passent les véhicules de transport, et sert également à damer encore un peu plus ce qui bientôt supportera l’épaisse couche de macadam. Un peu plus loin une foreuse creuse automatiquement de profonds caniveaux, prenant la terre en trop et la posant directement dans la benne d’un camion qui la suit. Son pilote est un expert. Avec deux manettes seulement il manœuvre son bras articulé comme si c’était le sien, creusant son trou aux exactes dimensions prescrites et quand un gros parpaing le gêne, il élargit le couloir, fait aller et venir sa pelle pour desceller l’obstacle, puis le déloge d’une pichenette, l’attrape au vol et le conduit jusqu’à la benne qui l’attend, pour enfin remettre un peu de terre dans la cavité béante du gêneur disparu.

Un habile grutier au pied du parapet se sert de sa pelle mécanique pour tasser de grosses pierres posées contre le talus. Son engin n’a pas été prévu pour un tel travail mais les besoins du moment l’ont transformé en marteau pilon.

Un immense réservoir creusé en terre rapportée et recouvert entièrement de toile plastifiée pourrait devenir un étang à carpes mais je doute qu’il ait cette destination. Réserve d’eau naturelle par temps de sécheresse ? Voilà une astuce intelligente qui ne me serait pas venue à l’esprit : récupérer l’eau de ruissellement des autoroutes pour alimenter des bassins d’irrigation.

La terre battue chauffe moins les pieds que le goudron et au fur et à mesure que je m’approche du col, l’air se rafraîchit. Quelle chaleur n’aurais-je pas dû supporter de l’autre côté, sur la route officielle !

J’ai eu l’explication des deux chemins qui courent le long de la route principale: ils serviront de voies d’accès vicinal aux riverains désirant rejoindre leurs terres en tracteur, interdits sur les autoroutes.

Loin de me regarder de travers, les conducteurs d’engins me disent bonjour avec le sourire, sans se demander ce que je peux bien faire là sur leur chantier, comme l’auraient fait les automobilistes sur leur route. Ici j’ai au contraire l’impression de faire un peu partie de leur corporation, bien que mon accoutrement ne soit pas très couleur locale.

Le chauffeur d’un énorme engin à chenilles en panne m’explique que la fuite d’huile constatée est la conséquence d’une surpression, de trop de compression au moment où il essayait de déterrer une souche récalcitrante. Il m’a offert un chewing-gum. Un autre, à peine plus jeune que moi et basané par la vie de plein air, m’a demandé où j’allais, ce que je faisais tout seul sur les chemins. Après lui avoir expliqué que je n’étais pas tout à fait un vagabond, il m’a dit : «Ah c’est bien, je vous souhaite bonne route et beau temps !»

J’arrive au bout du chantier, déjà un peu moins bien fini. Le sol est plus graveleux, le rouleau compresseur n’a pas encore bien tassé la caillasse déversée mais ça roule encore … Oh là ! Une explosion m’a surpris en pleine euphorie. Un bâton de dynamite a sauté à 100 mètres de moi. Je voyais un homme courir sans savoir pourquoi et d’autres qui attendaient à distance, et tout d’un coup, boum ! dans le rocher surplombant la piste.

Deux maçons d’allure maghrébine sont en train de refaire un puits d’écoulement, l’autre ayant été démoli pour malfaçon. Ils bricolent leur petit bonhomme de travail à l’abri d’un contremaître invisible.

Si on peut arrêter temporairement sa plume, pour chercher un mot ou une meilleure formule, avec un dictaphone, on est inexorablement pris dans le mouvement de la bande qu’on voit se dérouler, on se sent obligé de parler à tout prix, d’où une certaine imperfection du discours et des fautes de langage, des hésitations, des balbutiements ou des silences. Tout cela ne pourra être corrigé que lors de la transcription de mon message verbal en écriture manuscrite ou dactylographiée.

Mais ce que ne restituera pas l’écriture, ni la lecture, c’est justement cette spontanéité un peu maladroite, parfois assez hétéroclite de la parole lancée directement sans apprêt ni recherche de formules réfléchies. On peut bien sûr améliorer son discours, et pour cela faire comme le jeune Démosthène qui commença par s’exercer à parler la bouche pleine de cailloux. Car ici les galets ne manquent pas.

Ce chantier est étonnamment propre : aucun déchet, aucun morceau de plastic, pas de bouteille qui traîne. Je n’ai vu qu’un carton vide de tout mon parcours, comme pour me contredire.

Me voici maintenant sur la partie déjà goudronnée de la nouvelle autoroute, bien droite, bien plane, bien noire, en légère pente régulière, mais dans un ou deux kilomètres, ce tronçon va rejoindre la N9, c’est ce que vient de me dire un ouvrier qui travaille tout seul depuis 15 jours à placer des puits d’écoulement en ciment tout le long du talus.

Marqué du syndrome du piéton auto-mobilisé, maintenant que je marche sur l’asphalte, je m’inquiète inconsciemment de la voiture qui pourrait tout à coup déboucher à toute vitesse devant moi … Mais non, la voie est libre, et je suis seul !

Le tapis qui recouvre la chaussée est parfait : en fait le goudron c’est un tout petit gravier noir qui a été roulé sur un plus gros matelas de caillasse, en attendant de recevoir l’épaisse nappe d’asphalte définitive qui parachèvera cette œuvre d’art. Tout cela est si bien fait qu’on n’aperçoit même pas une goutte de coaltar qui dépasse.

Je n’aurais pas imaginé qu’un bout d’autoroute fit partie de mon chemin de Compostelle. J’ai retrouvé à l’arrivée les deux ouvriers qui m’avaient dépassé en auto ce matin au départ de Massiac. Ils m’ont reconnu et m’ont dit que j’avais mis deux heures vingt pour monter depuis tout en bas, ce qui fait à peu près 5 km à l’heure. Pas mal, d’autant plus que je me suis souvent arrêté pour observer le travail du chantier, gardant mon sac sur les épaules. Bien sûr je souffle un peu mais c’est normal quand on parle en marchant. Malgré cela je me sens des ailes sur cette voie royale qui m’a été réservée aujourd’hui et je mesure le privilège d’être le premier à inaugurer cette autoroute. Je n’en vais pas moins m’arrêter là-haut pour me reposer un peu et fumer une cigarette, après avoir vidé ma gourde …

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