Lundi 4 juin 1990
Lundi de Pentecôte. J’ai retrouvé le goût du camping hier à Aumont-Aubrac. Le gendarme en train de contrôler le trafic en face du camping municipal, encore fermé, a fini par m’autoriser à m’y installer, mais «loin de la route» m’a-t-il dit, «au fond, pour qu’on ne vous voie pas». Heureusement l’eau n’avait pas été coupée, j’ai pu me laver et me faire un repas chaud. Certes j’ai moins bien dormi qu’à l’hôtel mais ça m’a permis de me lever plus tôt et de retrouver les plaisirs du petit matin en pleine nature. Hélas, pas de soleil aujourd’hui, les nuages ne lui ont pas laissé le temps de me réchauffer, ils se sont amoncelés au-dessus de moi et je me demande s’il ne va pas bientôt pleuvoir. Cette route de Marvejols traverse déjà une partie assez plate et désertique de l’Aubrac – réputé pour sa désolation – mais pas encore trop dénudée. Quelques prairies, des forêts, peu d’habitations meublent encore le paysage. Mieux vaut ici ne pas marcher sous le soleil.
Je retrouve au bord des chemins ces longs pieux de pierre taillée à quatre faces, solides poteaux de barrière comme on n’en voit plus guère que sur les causses.
Hier un peu avant Saint-Chély-d’Apcher, une voiture s’est arrêtée à une centaine de mètres devant moi. Elle semblait m’attendre mais je n’en étais pas sûr, alors je n’ai pas bougé. Elle finit par reculer jusqu’à moi et le jeune homme qui la conduisait me proposa de monter. Je ne pouvais pas refuser après le temps que je lui avais fait perdre. Il devait avoir entre 30 et 40 ans et s’en allait tout seul à Perpignan, pressé de rejoindre ses clients d’une maison de Bordeaux dont il était l’un des représentants. Il aimait bien marcher, il projetait de partir avec sa femme cet été en randonnée dans les Pyrénées, aussi me demanda-t-il conseil sur la façon de s’équiper, et surtout ce qu’il fallait prévoir. Il avait insisté pour que je l’accompagne un bout de route, prétendant que l’endroit où j’étais n’était pas propice à la marche, que ce serait beaucoup mieux un peu plus loin. Alors je me suis laissé circonvenir pour quelques kilomètres, considérant que les circonstances étaient seules responsables de mon infraction au code du pèlerin pédestre.
Mais chemin faisant, sympathisant et bavardant, nous dépassâmes Saint-Chély où je pensais le quitter et je me suis retrouvé à Aumont tout surpris. Quand nous nous sommes arrêtés pour demander à un villageois si nous étions à Saint-Chély, il nous regarda amusé et dit : «Ah mais vous faites fausse route, Saint-Chély est derrière vous, ici vous êtes à Aumont, il vous faut faire demi-tour …»
J’étais déçu d’avoir raté Saint-Chély où je voulais retrouver l’endroit de mon accident de voiture avec maman et Jérôme tout petit que j’amenais à Massillargues dans la Simca Ranch bleu ciel break achetée peu avant notre départ au Congo. J’aurais voulu photographier le croisement où la camionnette de charbon nous avait heurtés, provoquant la disparition de Jérôme sous la boîte à gants et l’impossibilité de continuer notre voyage avant le lendemain matin.
Est-ce le temps maussade, cette route qui monte ou le flot de voitures qui m’encombrent ? Je ne me sens pas très en forme. J’aurais bien pris le chemin à l’est, mais où va-t-il exactement ? Il n’y a aucune indication sur ma carte et pas le moindre signal sur le terrain. Je ne tiens pas à me retrouver mouillé et glacé sous un arbre en attendant qu’il ne pleuve plus, et sans même être sûr de trouver un endroit pour me sécher. Alors bon, je prends mon mal en patience, le trafic n’est pas encore trop dense.
Je n’avais pas encore vu ça : une croix de pierre brute dont le tronc ressemble à l’un de ces pieux de granit rencontrés tout à l’heure, enchâssée dans une énorme pierre percée d’un grand trou en son centre, mais peut-être cette croix a-t-elle été cassée car on n’en voit plus que le haut à trois branches et elle penche de côté.
Ici, ou aujourd’hui, les bornes me paraissent plus rapprochées. Mon humeur grise comme le temps me ferait-elle marché plus vite ? Le ciel s’est dégagé mais ça monte et ça descend toujours autant et je vois là-bas à flanc de montagne une corniche se profiler, qui pourrait bien être la route que je vais prendre.
Le bar tabac du Couffinet est aussi un petit restaurant aménagé dans une vieille maison de type tout à fait local, et c’est la première fois que je vois le linteau d’une porte cochère composé de deux demi arcs en pierre de taille réunis au centre par une troisième pierre, trapézoïdale celle-là, placée en coin et destinée à empêcher les deux autres de s’affaisser. Il faudra que j’en parle à Pierre quand j’irai au Bouchaud.
La maison a été bâtie – ou restaurée – en 1803.