87. Le Roi des Aulnes

Lundi 4 juin 1990

Sainte-Lucie, petit hameau à l’écart de la route, et son grand parc animalier où l’on retrouve notre fameux loup du Gévaudan qui terrifia notre enfance. Ici le paysage n’a pas encore toute l’austérité tendre des Cévennes. Pentes moins abruptes et moins boisées, des genêts et des fougères aussi, mais plus de prairies, d’herbages, de pâturages, un peu partout.

La descente depuis le col, je l’ai faite en automate, un pied devant l’autre en me laissant partir en avant, sans pouvoir m’arrêter. Si je l’avais fait et déposé mon sac à terre, je crois que je n’aurais plus pu le remettre sur mes épaules. C’est désolant parce qu’il n’y a rien, pas de poteau indicateur ni de maison pour me servir de repère, aucune référence au village suivant… De toute façon, il n’y en a pas. J’aurais peut-être dû finalement prendre le petit chemin qui passe par Saint-Léger-de-Peyre. Enfin, maintenant c’est trop tard. La seule distraction : quand brusquement le train réapparaît à la sortie d’un tunnel et défile de l’autre côté de la rivière, avant de disparaître à nouveau dans la verdure.

Une route en lacets, dans une jolie vallée, qui peu à peu s’élargit : cette vallée de l’Enfer (c’est son nom) finirait-elle bientôt ?

La route goudronne et je bougonne… Le Gévaudan est un bon repaire de loups, à n’en pas douter. Si une voiture tombait en panne ici en pleine nuit, je ne donnerais pas cher de sa peau, peut-être un peu coriace pour un loup mais on ne sait jamais. On a déjà vu des monstres dans la vallée, d’après ce qu’on dit.

Wer reitet so spät durch Nacht und Wind ?
Es ist der Vater mit seinem Kind.
Siehst Vater, du den Erlkönig nicht ?
Mein Sohn, es ist ein Nebelstreif.
Mein Vater, mein Vater, und hörest du nicht,
Was Erlenkönig mir leise verspricht?
Sei ruhig, bleibe ruhig, mein Kind
In dürren Blättern säuselt der Wind.

Qui chevauche si tard dans la nuit dans le vent ?
C’est le père avec son enfant.
Père, ne vois-tu pas le Roi des Aulnes ?
Mon fils, c’est une traînée de brouillard.
Mon père, mon père, n’entends-tu pas
Ce que le Roi des Aulnes me promet doucement ?
Calme-toi, reste calme, mon enfant,
Le vent murmure dans les feuilles mortes.

Goethe, Erlkönig (Le Roi des Aulnes)

Je vais prendre cette route… Ah, un écriteau : Construction de l’autoroute A75. «Elle vient donc déjà jusqu’ici ?». Alors là, le coup d’œil en vaut vraiment la peine : Devant moi, au bout de cette vallée qui se termine, une montagne complètement déboisée avec en haut comme un chapeau en forme de maison… Si c’était un café je pourrais y boire un coup… Un autre écriteau : Publication préalable à la déclaration d’utilité publique à l’octroi des statuts autoroutiers et de comptabilité des P.O.S. sur l’ensemble de la traversée de la Lozère. – 20 juillet 1990, dossier et registre déposés en mairie.

Marvejols, un lundi de Pentecôte, sous la pluie, est triste à mourir. Inutile de m’y arrêter plus longtemps à moins d’y passer la nuit. À propos, cette nuit où la passerai-je ? That is the question ! Il ne pleut plus mais le ciel reste menaçant. Ici les gens sont très attachés aux fêtes officielles, aux anniversaires religieux. Le grand weekend de la Pentecôte est pour eux l’idéal. Mais si on le considère comme un temps ordinaire, c’est infernal. Tout est fermé, tout semble mort, hormis un bar-disco bourré de jeunes qui s’ennuient, tapant la carte ou le ballon du baby-foot, buvant en écoutant un «tube» qui fait mal aux oreilles.

Un paysan courageux tente de rattraper son retard sur quelque champ voisin. Un représentant en fin de mois se hâte vers son dernier contrat.

Les campings sont fermés, les restaurants presque vides. Marvejols se prenait pour une ville en semaine, le dimanche elle prend des airs de villégiature. L’hôtel Henri IV aligne ses prix sur ceux d’une petite «Tour d’Argent». Tout est toc sans raison : fleurs des champs … artificielles, poutres apparentes … fausses, cheminée … rapportée, et mieux vaut ne pas savoir ce qui se prépare à la cuisine. La ville s’étire sur sa grand’rue qui égrène ses pavillons de banlieue à mesure qu’on s’éloigne de l’église, à peine authentique. Seule la rivière offre un peu de pittoresque, mais les habitants n’y sont pas pour grand-chose.

La Lozère, pour l’instant, ne me donne pas très bonne impression. Mais il ne s’agit que de la Haute Lozère qui n’a rien à voir avec celle du Sud, qui devrait faire partie du Gard.

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