89. La croix et le poisson

Mercredi 6 juin 1990

Balsièges, 7h15. Ma dernière étape avant Florac, une trentaine de kilomètres. Hier je n’en ai fait qu’une dizaine, à cause de la pluie. Parti de Barjac je suis arrivé à Balsièges complètement trempé, j’ai été contraint de m’y arrêter. Je pensais repartir dans l’après-midi mais il a plus de plus belle et la météo annonçait du mauvais temps pour toute la journée et même le lendemain. Aussi décidai-je de passer la nuit à l’hôtel même où je m’étais abrité. Sa charmante propriétaire, femme de goût et de grande classe l’avait aménagé avec beaucoup de soin et de personnalité, donnant à chaque pièce un caractère particulier, hors normes coutumières. Aidée de son mari invisible et de sa fille en révolte, elle tient sa maison de main de maître. Le soir au dîner j’eus droit, alternativement, aux complaintes de la mère et aux confidences de la fille, assis entre ces deux âges que je connais bien.

Hier soir le ciel s’est complètement dégagé et ce matin quelques rayons se sont échappés des crêtes. Mais très vite les nuages sont revenus, noirs et menaçants.

Il y a en Lozère quelques noms de hameaux assez pittoresques : La Combe, La Baraque des Gendarmes, La Sessette, Montialoux, Le Lion…

J’ai retrouvé peu à peu les gestes ancestraux du marcheur : cueillir une fleur par exemple pour la mettre à son chapeau, ou un brin d’herbe pour le mordiller entre ses dents. Des chansons me reviennent, d’enfance, d’adolescence, de jeunesse et d’armée, des chants qui font marcher.

Je sais d’instinct ou d’expérience les meilleurs endroits où m’arrêter, le BEPC (bon endroit pour camper) de mon apprentissage scout, la meilleure place où poser mon sac… et mon cul, pour ne pas à avoir à le relever de trop bas au moment de se remettre en marche. Et la source ou le torrent pour y remplir sa gourde, le raccourci qui évite quelques virages ou se perd dans l’inconnu. Je me souviens tout à coup du nom de tel arbre, de telle fleur, mais il m’arrive souvent de me disputer avec ma mémoire récalcitrante ou peu coopérative. Tous ces noms énumérés, montrés et disséqués par ma mère au cours de nos promenades du Dimanche au cours desquelles nous remplissions nos herbiers…

Peuplier, sapin, mélèze, orme, chêne et tremble, charme, hêtre et bouleau, noyer, noisetier, châtaignier, l’érable et le platane, tous les arbres fruitiers. Ces graminées aux noms coquets dont je ne sais plus le nom : l’une d’elle s’appelait amourette. Et les plantes grimpantes, rampantes, immortelles ou aquatiques. Quant aux fleurs, j’en reconnais bien encore quelques-unes : sauge, ancolie, scylla, pervenche, campanule, renoncule, crocus et tussilage, l’orchis vanillé… Mais les autres ?

La douleur que je ressens juste au-dessus de mon omoplate gauche m’oblige à m’arrêter plus souvent. Avec un sac allégé elle devrait disparaître. Elle s’est probablement réveillée à l’odeur de la pluie.

Le chant du ruisseau, l’appel du coucou, les jeux d’ombre et de lumière d’un soleil éphémère et de lourds nuages gris partant à l’aventure… Je ne retrouve plus le nom de cette ombellifère dont les graines étaient nos confettis, et la tige creuse un sifflet ou une seringue, au gré de nos choix enfantins ? Deux brins de graminées inversées pincées entre deux lèvres candides nous faisaient rire aux éclats quand un facétieux réussissait à tirer brusquement les deux bouts, laissant dans la bouche de la victime le goût amer de ses graines happées. Initiation perverse quoique innocente à l’étude des réactions humaines…

Une falaise à couper au couteau toute auréolée de sapins, fresque d’ocre, de gris et de bleu d’un bel effet, vue de si loin.

Ah, je me suis trompé de route, ce n’est pas celle-ci que je devais prendre, je voulais passer par le causse en empruntant la D51 à ma droite et je ne me suis pas rendu compte qu’il fallait d’abord prendre la D986 de Sainte-Énimie, trompé par le panneau de Florac me conduisant directement sur cette route nationale longeant la vallée, belle mais plus longue. Tant pis, je regarderai d’en bas le sommet des montagnes au lieu de voir d’en haut le fond des vallées. «Je lève mes yeux vers les montagnes… D’où me viendra le secours ? (Psaume 121: 1)

Clair-obscur alterné sur ces prés pentus semés de fleurs des champs, tiédeur et fraîcheur successives de soleil succédant aux nuages. À mesure que je remonte la vallée, ses versants s’accentuent, les conifères se multiplient.

Écrit en grosses lettres de peinture blanche sur le mur d’un transformateur EDF, le mot «JÉSUS» accompagné d’une croix et d’un poisson… le symbole des premiers chrétiens sous le règne de Néron. Ces pionniers pourchassés, manifestaient leur foi en graffitis provocateurs, dont ce poisson, ΙΧΘΥΣ (ichthys) en grec et dont les initiales signifiaient Ιησους Χριστος Θεου Υιος Σωτηρ (Iesous CHristos THeou Uios Soter), c’est-à-dire Jésus Christ, Fils de Dieu, Sauveur.

Quel chemin parcouru depuis la crucifixion de ce petit homme illuminé qui mourut seul sans avoir pu réunir autour de lui plus d’une douzaine d’infortunés compagnons !

Pays de Galles en Angleterre, Gaule en France, Galice en Espagne, Galatie sur la côte ottomane, toutes ces régions furent conquises, traversées ou habitées par les Gaulois, et bien d’autres qui ne portent pas leur nom, en Suisse, en Bavière et ailleurs. Les helvètes étaient proches des celtes et les aidèrent à combattre César. Ces celtes qui se permirent d’entrer dans Rome – sans toutefois réussir à investir le Capitole – et d’aller à Athènes et jusqu’en Macédoine. L’une des épîtres de Paul n’était-elle pas adressée aux Galates ?

Plus celte que gallo-romain je me sens, à cause de mon ascendance helvétique. Aussi mon parcours sur le chemin des anciens compagnons bâtisseurs m’est-il cher, jalonné de témoignages fervents d’une haute civilisation disparue mais que l’archéologie moderne ressuscite savamment. Traditions, croyances et savoir-faire se sont d’ailleurs perpétués sous l’occupation romaine, art et technique manifestés à l’insu de l’hégémonie chrétienne du Moyen Âge, par ces fiers artisans sculpteurs de cathédrales si révélatrices d’influences profanes.

Les consciencieux pèlerins qui très chrétiennement suivent les chemins de Saint-Jacques de Compostelle savent-ils que ces mêmes chemins étaient aussi fréquentés par ces ouvriers de Dieu qui transportaient avec eux la science druidique cachée de leurs ancêtres celtes ?

J’ai encore bien des livres d’histoire ancienne à consulter, à lire, à décrypter pour me faire une idée plus précise de la succession complexe de tant de différentes cultures tout autour de notre bassin méditerranéen, des influences réciproques, apports mutuels que nos historiens ont encore tant de mal à débrouiller.

Les chèvres sont amusantes : dès que quelqu’un passe sur la route, elles dévalent à toutes pattes du haut du pré pour venir vous voir de plus près derrière leur barrière barbelée, factice frontière qui ne devrait pas tant les impressionner, vue sa fragilité. J’aimerais leur faire comprendre qu’il leur est arrivé souvent de franchir des obstacles plus élevés et qu’un simple saut de chèvre sauvage, éprise de liberté, leur suffirait à passer de l’autre côté. Mais le veulent-elles vraiment, assurée qu’elles sont de recevoir leur pain quotidien ? Elles devaient m’avoir pris pour leur père nourricier. Je cherche parmi elles une blanchette moins servile qui accepterait de trahir son monsieur Seguin, mais non, aucune ne semble désirer s’en aller chatouiller la gueule du loup : mémoire ou domesticité ?

Un énorme chien, pour une fois silencieux, mais non moins inquiétant, s’approche de moi et me suit… N’ayons l’air de rien.

Plus on s’éloigne de Paris, moins les chiens sont agressifs, et moins ils aboient quand on les salue avec respect et gentillesse. Les panneaux «Attention, chien méchant» sont l’apanage de citadins frileux, égoïstes et vaniteux qui se servent de tous les prétextes d’insécurité pour barricader leur futile patrimoine contre les désirs d’agression qu’ils suscitent.

Col de Montmirat : 6 km. Plafond bien bas de son côté mais apparemment il ne pleut pas encore dans le cercle de mon horizon.

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