93. Des villes à la campagne

Jeudi 5 juillet 1990

Bonjour mes deux juments, bonjour mes deux poulains, comment allez-vous ? Toi, tu es moins sauvage que ton cousin … oui là … comme ça ! Mais que de mouches, de taons, de moustiques. Que de poussière dans votre enclos, pourquoi restez-vous là ? Il y a de l’herbe verte et fraîche tout à côté. Vous préférez regarder les passants ? Je crois que vous avez soif, mais ne vous en faites pas, quelqu’un viendra bientôt vous abreuver. Au revoir belles bêtes !

Ici au moins les chemins sont empruntés par des hommes et des animaux… à pied : moutons, chèvres, vaches, chevaux, hommes, femmes et enfants regardent passer les autos avec condescendance.

Il y a 50 ans, les foins ne se faisaient pas comme ça : la faucheuse à lame mécanique était tractée par un cheval. Le couteau régulièrement affûté à la main n’avait pas plus d’un mètre à un mètre cinquante de long. Après une journée ou deux de soleil, le fanage se faisait à la fourche, parfois mécanique – ah, le mouvement désopilant de ces fourchettes articulées gesticulant de manière désinvolte ! Douze heures d’affilée en plein champ pour tourner et retourner l’herbe fanée qui deviendra foin. Chapeau sur la tête, râteau en main, une heure de repos sous un arbre pour le repas revigorant apporté dans des paniers d’osier : pain et fromage, morceaux de tarte à la crème, aux groseilles ou aux myrtilles arrosés d’une piquette anodine tolérée aux enfants. À 5 heures de l’après-midi, c’était le goûter à la ferme. Les petits rentraient avec les bêtes, juchés sur un tas d’herbe ou de foin transporté cahin-caha par chemins creux et sentes caillouteuses. Le lendemain, c’était l’andainage en lignes parallèles puis en tas de foin frais à l’arôme de tisane. Enfant, je n’aurais certes pas comparé la bonne odeur du fourrage au parfum d’une tisane, que je n’appréciais guère, mais aujourd’hui…

Parfois le râteau mécanique nous donnait un coup de main, ses grands rouleaux obliques brassant le foin sans effort tandis que nous peinions avec nos grandes fourches et nos râteaux de bois. Si par chance il n’avait pas plu entre-temps, c’était alors le chargement à la main sur les grands chars à échelle où, méthodiquement, les énormes brassées portées à bout de fourche étaient entassées avec soin par une main experte, aussi haut que possible. La lourde perche accrochée au dernier barreau de l’échelle à l’avant et serrée à l’arrière par une corde s’enroulant autour d’un rouleau de bois manœuvré par deux leviers – attachés entre eux par une ficelle pour éviter d’en perdre un – empêchait le foin ainsi pressé de tomber en route. Les enfants avaient le privilège de s’installer dessus, surveillés tout de même du coin de l’œil par le conducteur attentif qui faisait claquer son fouet – pour notre plus grand plaisir – pour encourager les chevaux par ailleurs dociles et débonnaires. Et quel sourire de juvénile fierté pour celui d’entre nous qui tenait un instant les rennes … du pouvoir ! Suivaient les parties de grange, notre salle de jeux favorite par temps de pluie, quand on nous le permettait – rarement, car les vaches n’aimaient pas trop qu’on piétine leur nourriture d’hiver.

Aujourd’hui on fauche avec un engin capable de couper d’un seul tenant le double ou le triple de nos mécaniques d’antan. Ni fourche ni râteau, tout se fait au tracteur et plus rapidement – sauf pour le séchage, encore soumis aux aléas du temps, mais qu’importe le foin mouillé, qui servira à autre chose, les vaches mangeront des granulés. Plus de transport non plus : le foin encore vert est tôt ramassé par l’une de ces extraordinaires machines à tout faire qui emmagasine la récolte en un tournemain, la pressant, la roulant et la ficelant méthodiquement avant de le dégueuler en énormes balles circulaires qu’on pousse en bout de champ… C’est le progrès des campagnes. Un seul homme suffit à tout faire en quelques heures ; adieu faucheurs et vos pierres à aiguiser logée dans leur corne accrochée à la ceinture, adieu le geste auguste du semeur, adieu cheval, adieu charron. 50 ans et une guerre ont suffi à jeter aux oubliettes 50 siècles de gestes immuables : le marteau et l’enclume, les pinces et le fer à cheval, les rênes des attelages, la porte du four à pain, la hotte, la charrette et la baratte… tout cela a disparu. Chaque ferme avait sa marque gravée au fond du moule à beurre en bois et à la porte des granges s’alignaient les écussons des prix agricoles obtenus.

On se contente aujourd’hui des tartes du pâtissier, du vin des supermarchés, du lait en berlingot, de la levure en sachet. Ni pendule ni fourneau dans les cuisines en Formica, ni poules ni lapins autour de la maison, un chat peut-être encore qui n’attrape plus de souris, un chien qui aboie mais ne chasse plus. Tout est devenu plas-tic et toc encombrant, provisoire : abords des maisons obstrués de vieux pneus usés, de véhicules rouillés et d’ordures éparpillées, puits statufié en pot de fleurs fanées, roues de char transformées en portail. La tôle a eu raison de la tuile, le sac d’engrais a remplacé le tas de fumier, la pompe électrique l’arrosoir. Tout est devenu brouille, rouille et farfouille, je ne m’y retrouve plus et je cherche en vain quelque nouveau poème dans ces champs mécaniques.

L’irrigation, elle aussi s’est transformée : les tuyaux sont devenus l’instrument essentiel d’une ferme bien conduite : on en voit partout, dans les jardins, dans les vergers, dans les prés. L’eau coule à profusion, pressée de se dilapider en geysers prolifiques, pompée à grand bruit d’essence gaspillée. Tous ces champs de blé qui bordent la rivière sucent son eau jusqu’à épuisement des nappes phréatiques tandis que le goudron des routes et l’huile de vidange les polluent à merci.

Je me souviens qu’au Danemark, lors d’un séjour culturel en juillet 1948, j’avais été frappé par l’évolution harmonieuse, la modernisation judicieuse de la vie rurale, qui avaient permis aux jeunes de rester là où ils étaient nés. Les paysans étaient devenus des gentlemen farmers. Ils travaillaient à heures fixes comme des citadins mais en pleine nature et leur habitation – entreprise n’avait rien à envier, en confort et gestion, à l’urbaine qualité des meilleurs domiciles. Moyens de communication rapide, organisation du travail exemplaire, vie domestique perfectionnée… Voilà comment j’aurais aimé voir renaître nos campagnes françaises.

Ces énormes pustules sulfureuses que constituent nos villes industrielles sur la peau fragile de nos campagnes sont autant de plaies qui ne guériront pas. Elles finiront par polluer toute la surface environnante. On devrait les entourer d’un cordon sanitaire avec sas de désinfection afin de les empêcher de se propager au-delà de frontières bien établies, avec péage et police d’émigration pour les contaminés. Les fous de ville seraient étroitement surveillés, les licences d’exportation nauséabondes sérieusement contrôlées, afin de sauver quelques bribes de propriétés propres, et quelques brins d’esprit sain, à défaut du Saint-Esprit.

Si je devenais dictateur, j’enverrais tous les prisonniers à la campagne (je dis dictateur car un Président n’y arriverait pas) pour refaire les vieux chemins, restaurer les anciens ponts, remonter les murs écroulés, entretenir les maisons abandonnées. Une puce sous-cutanée suffirait à les empêcher de se faire la belle ; d’ailleurs ils n’en auraient plus besoin puisqu’ils seraient déjà, sans clé, dans les champs. Je taxerais les citadins deux fois plus que les ruraux de façon à restreindre l’envahissement de la terre par trop d’agglomérations prolifiques et j’indemniserais les petits fermiers-paysans aux dépens des grosses exploitations agricoles qui n’auraient plus qu’à se débrouiller toutes seules, comme n’importe quelle autre entreprise privée.

Ainsi l’équilibre économique des P.M.E. se réaliserait-il dans le cadre d’une famille reconstituée et vivant en meilleure harmonie avec son environnement. La France est loin d’être surpeuplée, elle pourrait faire vivre le double de ses habitants à la campagne. Si les autochtones refusent de s’y mettre, faisons appel aux retraités japonais, aux bergers de l’Atlas, aux Mongs des hauts plateaux laotiens. Bref ces nouveaux pionniers de la terre la refertiliseraient, l’entretiendraient, la ressusciteraient et feraient de notre patrimoine national abandonné une nouvelle doulce France aux charmes oubliés. C’est triste de se promener dans une campagne déserte, seulement sillonnée çà et là de tracteurs indifférents, de camions bruyants et de lignes à haute tension.

Comme pour me faire mentir, je viens d’apercevoir un grand troupeau de moutons qu’une seule femme conduisait, accompagnée de deux chiens, de l’autre côté du vallon. Ici sur le causse, ce sont de belles prairies mais il n’y a personne ; le village devant moi semble mort, comme paralysé après une explosion atomique : tout est en place, meules de foin, engins mécaniques, voitures devant la porte, fenêtres ouvertes, mais personne. Pourtant une belle route fraîchement goudronnée, avec de grands lacets nouvellement rectifiés dessert ce fantôme de village. Du temps, du travail et de l’argent pour qui ? Pour moi, seul à m’en servir…

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