97. Pélerins d'hier et d'aujourd'hui

Vendredi 6 juillet 1990

Au Moyen Âge, quand un pèlerin, un compagnon ou un marchand se déplaçait seul entre deux villages, il ne voyait guère que des bois, des landes, des rivières à traverser, des chemins caillouteux à suivre. Croisant parfois d’autres voyageurs, il leur demandait d’où ils venaient, où ils allaient (marque d’identification et indice de l’intention). Ils s’arrêtaient quelques instants pour s’échanger des informations utiles à leur parcours, des nouvelles – vieilles de plusieurs mois, transmises de bouches lointaines à oreilles plus proches – du monde auquel ils s’intéressaient – un monde bloqué aux frontières de leur horizon culturel. Puis ils se remettaient en route pour atteindre l’hospice prochain avant la nuit et ses dangers. C’est là que s’échangeaient toutes les idées germées, cultivées et transmises au cours du temps fraîchement écoulé, c’est là que se forgeaient les amitiés, se désaltéraient les retrouvailles, se heurtaient les égoïsmes. Le temps à venir, la tempête annoncée ou l’incendie passé, les morts et les naissances… Inondations, sécheresses, invasions, révoltes et répressions. Bien assez de sujets de conversation et de réflexion pour tout ce petit monde à l’écart du grand, trop loin de lui pour qu’il ait droit au chapitre. L’horizon se limitait alors aux premières montagnes, à la première frontière naturelle d’eau ou de sable, aux dernières maisons… Pour les aventuriers, c’était une grande ville, une cathédrale, un port fabuleux. Le rescapé des croisades, écouté de travers, racontait des histoires de tapis volants. Un templier déchu révélait à voix basse quelque secret trésor. Un pèlerin fatigué regardait avidement une servante accorte. Et l’inévitable équipe des représentants de la loi épiait le mandrin. Des idées folles commençaient à se répandre, des marchands prétendaient avoir touché des étoffes plus légères qu’une pluie de pétales, avoir vu un instrument qui connaît la direction, entendu des langues étranges, très loin de l’autre côté du monde…

Un phénomène important, un bouleversement grave n’étaient connus, par hasard, que des années plus tard. L’arrivée d’un grand souverain, d’un fondateur de nouvel ordre monastique, d’une horde de loups ou de la peste était connue bien après leur apparition. Mais la relique d’un saint déposée quelque part provoquait aussitôt sur les routes de fâcheux embouteillages.

Les pèlerins d’alors n’étaient pas des saints. C’étaient des hommes comme vous et moi. Ils croyaient qu’en allant à Saint-Jacques de Compostelle, par exemple, ils bénéficieraient d’un privilège, du moins d’une indulgence terrestre et d’un pardon divin. Et le titre de Hadj chrétien reconnu bénéfique. Lavés de leurs péchés et nourris de prières, ils revenaient différents, plus propres, plus maigres et peut-être meilleurs. Projet longtemps mûri, un beau jour ils partaient… comme moi.

Plusieurs s’arrêtaient en chemin, d’autres ne revenaient jamais. Quelques-uns mouraient, certains rentraient malades, blessés, fatigués, les plus forts un peu moins. Ceux qui avaient résisté à toutes les épreuves du froid, de la faim, de la soif, aux épidémies, aux brigands, aux Cassandres ou aux sirènes de la route, étaient alors accueillis au retour comme des enfants prodiges, prodigues de souvenirs. Ils étaient partis ensemble ou s’étaient rencontrés, ils s’étaient attendus, ils avaient marché seuls ou à plusieurs, s’encourageant mutuellement, se disputant parfois, comme nous le faisons en randonnée, d’auberge en abbaye, de monastère en estaminet, joyeux ou en colère, sereins ou misérables, avec de moins bons souliers et sans doute plus de foi.

Il y avait aussi des menteurs, des voleurs, des assassins. Ils avaient aussi des tentations, des idées fixes et des boutons. Ils devaient aussi se dire des blagues celtes, germaines, latines ou belges, drôles, vulgaires ou subtiles, hurler des chansons à boire et à manger, réciter des prières.

Pourquoi voulons-nous voir aujourd’hui chez le pèlerin un homme abstinent, sobre, saint et méditant, voire pénitent ? Comme un exemple de foi et de sagesse à suivre, de force et de courage à prendre pour modèle ? Mais nom de bon Dieu, ces pèlerins étaient comme vous et moi, et moi qui, en ce moment, pèlerine, je suis comme vous… moins bien que vous sans doute, puisque j’éprouve le besoin de l’épreuve.

Quand je suis en train de déguster un bon petit plat à quelque table gastronomiquement connue, avec devant moi la dive bouteille d’un cru local, lisant un journal profane et fumant la cigarette du condamné à marcher, si quelqu’un me demande qui je suis, pourrais-je lui dire : un pèlerin ? Il ne me croirait pas et trouverait que je ne manque pas d’humour. Si par contre je me suis arrêté au centre d’accueil d’une paroisse compatissante géré par des sœurs charitables ou des frères hospitaliers, comme cela m’est arrivé, alors on me regardera comme un membre de la famille et choyé comme un bon chrétien débonnaire.

Pour en revenir au Moyen Âge, on ne faisait pas tant de chichi à l’époque et ceux qui recevaient les pèlerins ne se posaient pas tant de questions. Du moment qu’ils allaient à «Compostelle», il n’y avait pas autre chose à faire que de les accueillir comme les représentants de Dieu, envoyés sur les routes pour porter les messages des sédentaires au pied de la statue de Saint-Jacques et allumer tous les cierges demandés par ceux qui ne pouvaient s’y rendre. Peut-être même qu’au retour, s’ils venaient à repasser par-là, laisseraient-ils un peu de ce qu’ils avaient récolté. Et puis ces pèlerins, aussi pauvres étaient-ils – ils ne l’étaient pas tous -, avaient toujours une pièce à dépenser au fond de quelque poche… Un bon aubergiste se devait de le croire.

Pourquoi vouloir refuser une partie de ce que Dieu nous a donné sous prétexte de mieux l’aimer ? Être joyeux, loyal, sincère et puis aussi aimer tout ce qui est beau, tout ce qui est bon. Pourquoi un épicurien ne serait-il pas un bon chrétien ? D’abord il ne fait de mal à personne. Ensuite il recherche le bonheur, pour lui et les autres (car le bonheur d’autrui est une part de son propre bonheur) ; il le distribue à son insu, sans besoin de reconnaissance. Charité sans offense, compassion sans pitié, un amour naturel, anonyme et serein, désinvolte et discret ou, pourquoi pas, insolite, mais toujours vrai.

Ce désir permanent d’être au plus près de l’autre (non pas contre mais tout contre disait Sacha Guitry) n’est-il pas notre vraie nature ? Les empêchements de toutes sortes n’étant que les résidus de tabous archaïques ?

Quand le bien-être s’installe entre deux ou plusieurs êtres, quand la foi – confiance et fidélité – s’installe entre eux, quand on sent la joie commune nous rafraîchir d’une humeur claire, nous devons être bien près d’une communion des saints, fêtant la cène ou le banquet.

Église, croix, messe, hostie, sermon, cantique, sacrements ne sont que les objets d’un culte – d’une culture – soutenus par l’ordre rituel, répétitif, d’engagements pris par les croyants, infidèles de nature.

Voici vingt siècles et plus que l’homme se développe avec ou sans église, avec ou sans foi, en deçà de ses rêves. Parmi tant d’ignorants, n’y en aurait-il pas quelques-uns mieux instruits ou plus intelligents, aptes à trouver d’autres moyens d’être heureux, d’autres préceptes que ces règles rudimentaires, fixées par une Église nouvelle, soucieuse d’unicité ? Émanation d’une connaissance révélée et non d’une expérience scientifique vérifiée, ces règles ne peuvent conserver toute leur autorité qu’à condition d’admettre l’existence d’une vérité transcendantale.

Une bonne loi a toujours été inventée par des hommes inspirés, sur la route de notre évolution. Saint-Paul, Saint-Augustin, pour ne citer qu’eux, ont promis par leurs discours et leur exemple, une meilleure condition humaine, sous condition d’obéissance à quelques règles sévères, voire inhumaines. Se rendaient-ils bien compte que l’homme est aussi fait de chair et de fantasmes ? Tous les directeurs spirituels que nos religions ont investis d’autorité divine n’ont-ils pas simplement exprimé leur propre volonté, n’ont-ils pas imposé leur propre vérité ?

La science est la seule à pouvoir élever nos connaissances au rang de vérités universelles. Mais peut-elle expliquer l’amour et la haine, l’égoïsme et la générosité, en tant que phénomènes, et nous en révéler la cause ? La connaissance de soi se ferait-elle par d’autres moyens que la méthode scientifique ? L’homme-objet peut certes être étudié par les sciences dites humaines, mais l’homme-sujet, lui, ne se découvre que par «invention» immanente et révélation transcendante. Il est obligé de croire en lui et en «Dieu» pour se reconnaître comme «moi». Il est même obligé de croire, en attendant de savoir. Il faut bien ranger nos mystères quelque part, avant de les condamner à l’existence. Emprisonnons-les donc dans l’atelier du créateur, que notre ignorance ne permet pas encore de situer sur la carte du ciel.

Et si un jour tous ces mystères disparaissent, en entrant dans le champ de notre connaissance, alors l’homme sera dieu. Il n’aura plus besoin d’y croire et pourra déclarer comme Eloïm : «Je suis celui qui suis».

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