99. De Séverac à Espalion

Vendredi 6 juillet 1990

Vimenet n’est qu’un village dégénéré de 200 à 250 habitants et la moitié des maisons sont fermées ou inhabitées. Ici les gens sont peu enclins au souvenir. Ni épicerie, ni boulangerie, ni boucherie (une camionnette vient livrer à domicile), mais deux bars et un tabac. Les deux bourgs les plus proches, Lassouts au nord et Sévérac au sud, sont à une quinzaine de kilomètres. Des hameaux tout autour, des étables, des bergeries et des prairies pour faire du bon fromage. C’est tout. Ni touristes ni voyageurs, qui préfèrent les vallées du Tarn et de la Jonte où campings, auberges, hôtels se suivent à la queue leu leu. Ici, pas même une chambre d’hôte. Et je n’ai aperçu que trois ou quatre voitures tout au long de ces derniers 14 km.

«Non au lac de Vimenet», est-il écrit en gros caractères sur la route et sur un édifice EDF à l’entrée du village. Il est prévu la création d’un lac artificiel, mais les paysans n’en veulent pas. Il y a déjà un barrage sur le Lot ou en amont d’un vallon adjacent, pas loin d’ici, du côté de Castelnau, mais EDF veut faire une autre retenue d’eau plus proche et plus importante, comme partout, comme à Saint-Étienne-Vallée-Française, où les gens se révoltent à l’idée de voir noyés une partie de leur vallée et leurs vieilles maisons. Sans parler des habitants de Miallet qui se trouveraient en aval du barrage, persuadés d’être les prochaines victimes d’un nouveau Malpasset.

Une bonne posture de marche avec un sac au dos est de placer ses bras croisés derrière le dos, soutenant légèrement la charge, et de pencher la tête, les yeux vers le sol. Mais on ne voit alors que la route goudronnée parsemée de crottes de biques. Rien ne nous empêche cependant de relever de temps en temps la tête pour voir ce qui se passe ailleurs (ou pour s’apercevoir qu’on n’est plus dans la bonne direction…) et rectifier la position.

Quand mon ombre portée en avant de moi est assez courte (en milieu de journée), et que je la fixe des yeux, j’ai l’impression qu’elle va très vite ce qui me pousse à vouloir la rattraper. C’est un bon moyen pour ne pas s’arrêter, et pour se donner l’impression qu’on va plus vite. Bien sûr la contemplation est moindre, mais il faut parfois savoir regarder la réalité en face et s’enfermer pour un temps au creux d’une marche automatique forcée, sans plus penser à rien.

Comme je l’ai dit précédemment, la fatigue générale anesthésie les douleurs particulières. On marche comme un moteur sans âme, mu par un simple ressort qui se détend peu à peu jusqu’à l’arrêt complet de la machine, qu’il faut réalimenter de temps en temps. C’est ce que j’ai fait tout à l’heure dans le bistrot de Vimenet où je me suis contenté d’un bout de pain et des deux tranches de saucisson qui me restaient de la veille, et d’un café avec un morceau de chocolat. Ça m’a suffi pour remettre le moteur en route jusqu’à la prochaine station-service.

Je pourrais éviter certains virages en coupant par les prés mais mes pieds en souffriraient davantage.

Là, à un km, un village fortifié autour de son majestueux château ; inattendu dans ce paysage assez nu entouré de collines et couvert de prairies. C’est le château de Galinières : il semble habité.

Espalion 23 km, Lassouts 10 km. Il est 13 heures. J’ai fait un peu plus de 20 km depuis Sévérac-le-Château d’où je suis parti vers 7h30. Je devrais donc mettre 6 heures pour faire ces prochains 23 km, ce qui me ferait arriver vers 19 heures à Espalion. Mais je ne pourrai pas aller aussi vite cette après-midi. De toute façon, même si j’arrive à 9 heures du soir je trouverai toujours de quoi me loger et le jour ne sera pas encore tombé. Donc tout va pour le mieux bien que ma jambe droite donne quelques signes de crampe au niveau de la cuisse et du genou mais rien de sérieux pour l’instant, sinon parfois quelques lancées furtives quand je m’y attends le moins, m’obligeant subitement à boiter deux ou trois pas, puis tout disparaît comme par enchantement jusqu’à la prochaine alerte.

Bêêêêhhh… J’essaie de bêler comme une brebis qui me salue au passage, ne comprenant pas pourquoi je suis de l’autre côté de la barrière. Je lui ai répondu : Mêêêh, Bêêêh, Mêê Bêêê… un peu comme elle, toutes contente d’avoir rencontré un nouveau compagnon de misère. Nous nous sommes bêlés ainsi un bon moment jusqu’à ce que je la perde de vue. On s’amuse comme on peut, on s’occupe comme on veut, en marchant.

Après tout, dans un train, un avion, une voiture, on n’en fait guère plus, mais on peut lire et se reposer tout en avançant. Il faudra que j’essaie. Si j’installais une sorte d’écritoire devant moi, attaché par des bouts de ficelle à mon cou de façon à pouvoir y poser les avant-bras pour me reposer, avec un livre à lire, ou une feuille de papier pour dessiner, je pourrais presque tout faire en marchant. Je me souviens avoir vu dormir ainsi un globe-trotter, la tête et les bras sur une planchette de bois qu’il avait fixée par deux cordes au porte bagage du compartiment d’un train, je ne sais plus où. La moitié de son corps ballottait au rythme du wagon sur les rails comme s’il avait été monté sur cardans. Peut-être que je pourrais moi aussi dormir en marchant !

À Jérôme : Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !
Va, cours, vole, et me venge… laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi…

À Laurent : Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes
Et ces vilains têtards qui sur nos lèvres tètent ?

À Olivier : Avale jusqu’au bout ton grand plat de lentilles
Pour ne pas en jeter, compte bien jusqu’à mille.

Col vert sur fond bleu,
bientôt la redescente,
Le doux parfum de menthe,
en dessous de mes yeux,
Tremble qui tremble
au vent d’été,
Tu as froid ce me semble
ou est-ce ta gaieté ?

Curieux, ces vaches bovines plus bêtes que des moutons, c’est probablement parce qu’elles font des veaux. Les caprins sont plus capricieux que les ovins et les brebis ne sont pas plus bêtes que les chèvres… Bon arrête toi là, d’ailleurs la bande est finie. Car si tu continues ainsi, je crains fort que ta santé spirituelle ne te porte plus très loin… Oh là là, j’ai mal partout !

C’est une très jolie route qui joint Sévérac à Espalion, ombragée, en hauteur, sans forte montée ni grande descente, fraîche et ensoleillée dans un paysage champêtre, souriant, piqueté de hameaux pittoresques. Le seul tort, c’est qu’ils sont un peu… (un peu quoi, je ne m’en souviens plus, l’enregistrement a été coupé avant la fin de ma phrase).

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