Samedi 7 juillet 1990

Une énorme moissonneuse-batteuse, vrai char d’assaut, fauche toute seule le blé, l’ingurgite, le bat, rejette par derrière la paille hachée, sur le côté le grain par un tube articulé qui peut se brancher directement sur la benne d’un camion de transport quand son ventre est plein. La suit une ramasseuse-presse qui ne laisse après elle que de grands rouleaux de paille pressée, seuls témoins abandonnés d’un feu champ de blé. C’est une grosse boîte close qui attrape tout ce qu’elle trouve par terre et après une mystérieuse digestion ouvre sa grande gueule mécanique pour accoucher ses monstrueux ballots.

Tandis que les grains de blé sont partis au moulin, apparaissent de l’autre côté du chemin, à l’orée du pâturage en herbe, des centaines de moutons, avides de nourritures terrestres. Je suis sur un plateau qui pourrait être le Causse, dominant le Lot et m’offrant la vue superbe d’une longue vallée au pied des monts du Rouergue. Je suis sur le GR65 qui pour l’instant se confond avec un chemin de campagne après avoir grimpé sec de tout en bas jusqu’ici.

Il est 15h30, pleine chaleur et peu de vent. Il va falloir que je quitte mon pantalon pour le remplacer par un short. Avant d’arriver à Estaing le GR65 passe par Verrières qui possède un très vieux pont bien conservé et de toute beauté. Ensuite le chemin longe le Lot et descend en forêt. On entend le bruit des voitures sans les voir. Mais voici le château d’Estaing entr’aperçu à travers les arbres, majestueux, dominant le Lot dont on distingue les eaux bleues une cinquantaine de mètres plus bas. Et la route nationale, qui semble très fréquentée.

Estaing est entouré de trois côtes par la rivière, complètement caché par les collines qui l’entourent. Blotti au fond de cette boucle du Lot, on ne le devine qu’au dernier moment. On pourrait l’atteindre par divers jolis chemins inattendus mais les automobilistes ignorants ou pressés n’emploient que la grand-route d’Espalion à Entraygues alors que la D100 est bien plus pittoresque, de l’autre côté. Seules quelques aveyronnais l’empruntent… et moi.

Estaing me plaît. De vieilles maisons du XVIIIe, dont l’une datée de 1732, des passages en voûtes, de fiers balcons à balustrades hirsutes, de larges portes ogivées, cloutées, enserrurées de gâches et de pênes compliqués. Dans la rue du Collège, les maisons à pignon se succèdent, secrètes et suspicieuses derrière leurs fenêtres à barreaux de fer forgé. Toits de lauzes proprement taillées, doucement arrondies et s’épaississant en bordure comme un ourlet bien cousu. Ruelle pavée de galets de rivière conduisant à l’église par un grand escalier final aux marches en quart de cercle.

Je suis monté au château occupé par des religieuses. Fermé à cette heure, l’église était ouverte à un service religieux auquel j’ai assisté et au terme duquel j’ai communié avec tous les gens de la paroisse. Je me sentais près d’eux et de Celui qu’ils aimaient. Mais le sermon de l’officiant fut plus fade que son hostie. Pourtant son «ceci est mon corps» ralluma en moi un très irrévérencieux souvenir, le «ils me mangent» du Concile d’Amour, cette pièce de théâtre d’Oskar Panizza qui fut si longtemps interdite en raison de ses propos sacrilèges.

Un service tout simple, une messe traditionnelle. J’ai fait viser mon carnet de route par un père de gentille allure. Et je m’en vais à présent le long du quai planté d’arbres et parsemé de vent jusqu’au vieux pont gothique aux trois arcs brisés, avec en bruit de fond les voix et les cris des attardés du samedi soir, au café de la Poste.

Au milieu du pont se dresse la statue de François Estaing (1460-1529), évêque et comte de Rodez. Lui faisant face, la croix du Pont d’Estaing immortalisé par le joaillier Henri le Sueur (1908-1978), croix de fer forgé très ajourée, au pied de laquelle est scellée une draperie aux plis de métal artistiquement disposés. Du pont, le château a encore plus fière allure avec sa tour hexagonale et ses deux donjons latéraux d’inégale hauteur, par-dessus les toits aux différents niveaux couvrant des bâtiments imbriqués de curieuse façon. Entouré de quatre ou cinq collines, Estaing s’agenouille au creux de ses vallons sur les rives du Lot. D’une aigre voix fêlée, l’Angélus vient d’annoncer la nuit : «Dormez braves gens…»

L’eau du Lot est si calme qu’on se demande de quel côté elle coule. Une petite île longiligne, toute embuissonnée, élève quelques jeunes peupliers. Sauvage, elle pourrait être dressée à de meilleurs usages : un parc par exemple, avec des bancs pour écouter sonner les heures du soir. Comment le Conseil Municipal qui a su aménager un superbe gîte d’étape n’en a-t-il pas eu l’idée ?

Le gîte d’étape a été placé dans une vieille chapelle désaffectée sans intérêt et est très proprement entretenu. Je viens de m’y mijoter un bon dîner : melon glacé (car il y a un réfrigérateur), saucisse du pays au riz qui vient d’ailleurs, et café noir.

Cette fois je suis vraiment sur le Chemin de Compostelle. Au bout du pont il y a un écriteau avec la coquille d’un côté et l’insigne européen à 12 étoiles de l’autre tandis qu’il est écrit au milieu : Halte sur les chemins de Saint-Jacques.

Carrefour de GR. : l’un rejoint Espalion et Saint-Côme-d’Olt en 4 heures 40, c’est celui que j’ai pris, le GR65. L’autre rejoint Espeyrac en 5 heures 45, c’est le GR6, et la suite du GR65, pour Golinhac, demain. Il est 21 heures. Le ciel est sans nuage et le soleil vient de se coucher, quelques personnes se promènent encore avant d’aller dormir. Et moi je viens de faire mon petit tour de reconnaissance avant d’aller me coucher. Il y a 17 km d’Estaing à Entraygues par la route D920, c’est plus court que par le GR, mais Entraygues n’est pas exactement dans la direction de Conques.

Quand je m’arrête devant l’une de ces vieilles maisons à colombages en encorbellement, quand je regarde cette vieille porte de bois et ces fenêtres à vitraux en losanges dont quelques carreaux irremplaçables ont disparu, hormis les fils électriques la coupant en deux sur mon objectif, je ne discerne rien qui pourrait me dire que je suis au XXe siècle.

Je «vois» se dessiner dans l’embrasure la figure encapuchonnée d’un bonnet de dentelle, le cou grêle protégé d’un châle noir brodé main, entre les rides profondes du temps retrouvé, ce sourire silencieux de vieille préséance auprès du pèlerin qui dans la rue pavée s’en va porter, au pied d’une lointaine statue, sa prière emmitouflée d’espoir.

N’ai-je levé la tête vers cette noble dame à sa fenêtre que parce que moi-même je suis devenu vieux ? N’admirerais-je les vieilles pierres que parce que moi-même commence à me pétrifier ? En me retournant de plus en plus longtemps vers les débuts de mon histoire, approcherais-je tant du bout de mon futur ? Je ne sais et qu’importe, face à ce passé tranquille je me sens très serein, comme un enfant joyeux devant un hanneton.

Nostalgique regret, confuse mélancolie ? La joie de vivre est aussi faite de regards perdus, de larmes de merci… Tant de gens rencontrés, et tant de choses vues sur tous ces beaux chemins du temps remémoré.

Portique en pierres de taille, surmonté d’une naïve sculpture, ici une tête simplement marquée de deux yeux, un nez, une bouche et surmontée d’une couronne, là un vase et des fleurs rigides d’allure tulipienne ou du genre marguerite. Maisons plus anciennes que l’âge encore inscrit sur l’une de ses pierres.

Demeures, châteaux, églises et cathédrales subsistent même au-delà du désir de ceux qui les voulaient durables. Toutes ces pierres assemblées comme une religion, soudées encore au temps qui les unit. Le ciment de nos immeubles péremptoires n’aurait-il plus la foi des argiles d’autrefois ? Combien de temps encore le béton de nos villes tiendra-t-il debout ?

Bien qu’auparavant l’avenir fût moins long, tout était prévu pour durer plus longtemps. De nos jours, ce qui résiste au temps est détruit avant ruines pour armer d’autres temples éphémères. Une maison de 50 ans nous paraît déjà vieille, anachronique : pavillons de banlieue aux solides moellons, maintenant remplacés par de légères villas en parpaings aérés. Que seront-elles demain ?

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