Dimanche 8 juillet 1990

Huit heures du matin. Je suis sur une petite route longeant le Lot, de l’autre côté de la route nationale où passent les voitures que j’entends de loin. Il fait beau, le brouillard s’est dissipé, le soleil n’est pas encore sorti de la colline proche. J’ai bien dormi, dans ce gîte-chapelle confortable. Nous n’étions que trois, un jeune couple et moi. Je les ai laissés encore endormis ce matin et me voici sur le chemin de Conques que j’espère atteindre ce soir.

L’étape d’hier ne fut pas très longue mais le GR me conduisit dans des lieux compliqués où je me suis perdu plusieurs fois ; j’ai sûrement fait plus de km que nécessaire. Le relief étant chiffonné et très accidenté, il est impossible de suivre un itinéraire en ligne droite. Le Lot lui-même, que je suis actuellement, se tortille entre d’abrupts promontoires qui dégringolent des crêtes pour se baigner dans ses eaux sûrement glacées à cette heure.

L’Aveyron est le royaume des sentiers de grande randonnée (GR). On en rencontre partout. Les seules indications offertes au piéton sont un numéro et le lieu de destination, quelquefois le temps qu’on met à y aller à pied. Sur la carte Michelin au 1/200000, ils ne sont pas toujours marqués, même les petites routes vicinales ne sont pas indiquées, aussi reste-t-on souvent perplexe au milieu d’un carrefour, carte et boussole inutiles en mains. Pour une fois qu’aucune voiture ne vient troubler ma béatitude, j’aurais tort de me plaindre, mais enfin, quelques renseignements de plus n’auraient pas nui. Le mieux est de suivre un GR, à condition qu’il soit lui-même régulièrement balisé, ce qui est loin d’être le cas ici. Et quand on le retrouve c’est pour nous emmener très loin par de longs détours et de longues heures de marche au point de destination, qu’une route plus directe aurait mis la moitié du temps à rejoindre.

Deux barques à fond plat sur le Lot, tout en bas. Ses eaux stagnantes sont encore la conséquence probable d’un barrage en amont, celui d’Espalion peut-être aperçu hier du haut des crêtes. Il était situé plus exactement en aval de Saint-Côme-d’Olt, visible du plateau de Sauveterre en venant de Sévérac-le-Château.

Quelques écharpes de brouillard entortillent encore le flanc des collines mais les rayons du soleil matinal ont tôt fait de dissiper leur blanche insistance. La vallée peu à peu se réchauffe d’une longue nuit de brume froide, elle s’évase à présent, des prairies commencent à oser descendre une pente moins raide, de jeunes peupliers accompagnent en rangs d’oignons les berges alanguies et, çà et là, un ensemble fermier posé sur un fier promontoire herbu et boisé me présente ses vaches debout qui attendent déjà de rumineuses digestions.

Si dans chaque département il y avait une organisation touristique d’accueil comme celle qui existe en Aveyron, ce serait un plaisir accru de marcher au long cours d’une géographie si prolixe è travers tant d’histoires. Pendant des jours et des semaines, assurés d’être reçus dignement à l’étape suivante par une douche, une marmite, une couche hospitalières, à l’abri de nos misères, compagnons de chimères. Est-ce le souvenir proche d’un Aubrac désert et sauvage craint des pèlerins d’antan, parfois victimes des aléas du temps et des hommes, que ces nouveaux parages m’offrent de si hauts lieux de protection méritoire : Saint-Côme-d’Olt, Espalion, Estaing, Entraygues et Conques, encore toutes enchevêtrées de fils légendaires.

Beaucoup de départements français devraient prendre exemple sur celui-ci, pour ce qui est de l’accueil des étrangers, le salut aux nomades.

Vue superbe sur le Lot depuis l’une de ses courbes, sur la route en surplomb que suit le GR65 en direction de Golinhac indiqué comme étant à 4 heures de marche. Plus long que je ne pensais, pourtant je marche bien. Je pense que la moyenne horaire prévue par les indicateurs pédestres est de 5 km/h mais moi je n’en fais que 4. Oui, tout là-bas en bas, il s’agit bien d’un lac artificiel et du barrage de Golinhac.

Avis : «L’inclinaison et l’instabilité des berges, la profondeur des eaux, rendent dangereux la baignade et le canotage. Ceux-ci sont rigoureusement interdits dans une zone de 900 mètres aux abords du barrage et des vannes».

Je viens de quitter le Lot pour suivre presqu’en sens inverse l’un de ses affluents que je traverse sur un pont bancal. Il y a donc un second barrage qui se situerait près de Golinhac ; il est effectivement indiqué sur la carte. Ce doit être pour cela que les eaux du Lot sont encore si dormantes, et permettent en conséquence d’agréables navigations en barque et canoë.

Plus le temps de méditer, il fait trop chaud. J’ai déjà dû enlever mon blouson. D’habitude sur ces hauteurs il y a un peu plus d’air mais là, non. Alors je marche, laissant mes pensées brinquebaler n’importe comment, n’importe où.

Montaigne-Haut, Montaigne-Bas, les pancartes réapparaissent, et pour un montaigne, c’en est un. Jusqu’où m’emmènera ce chemin ? Au ciel ? J’y suis déjà !

Après bien des efforts enfin j’atteins le haut. Respirons maintenant dit ma tête aussitôt, J’ai tant fait que mes pieds sont enfin sur le plat.

Je viens d’apercevoir un lapin traversant le chemin sans s’en faire, il ne s’est même pas retourné pour voir où j’en étais. C’est la fable du lièvre et de la tortue que je devrais réciter

Montaigne ne semble plus exister que par une seule maison encore occupée. En témoigne l’antenne TV haut perchée sur son toit. Les autres bâtisses, ouvertes à tout vent, menacent ruine. Le col est encore un peu plus haut mais le sentier est moins raide, on commence à y trouver quelques brins de bruyère et des sapins. De vieux châtaigniers aussi, laissant pousser de sempiternelles fougères. À portée de désir, les framboisiers, hélas, ont encore leurs fruits verts, et je ne suis pas Goupil, bien qu’encore assez vert.

Je crois que je vais bientôt virer de bord, à 270° plein ouest, un petit près ou un grand largue me poussera bien dans la bonne direction, à condition que se lève le Nordé.

Il y a au-dessus de ma tête un cerisier qui fit la joie de nombreux oiseaux, à voir tous les noyaux noirs sur lesquels je craquemarche. Ils ont dû se régaler.

Les champs sont éparpillés sur le haut des collines, entourés de fils électriques clôturant des vaches, ici noires et blanches, toujours placides, dans l’attente d’un Godot bovin, sans pour autant se poser de questions. C’est l’insouciance de leur sort qui m’empêche de me mettre à leur place, mais à y réfléchir de près, le mien n’est pas plus enviable que le leur, la différence c’est que moi, je ne sais pas encore à quelle sauce je serai mangé.

Ça y est, la petite brise du Nord s’est levée. Quel bienheureux rafraîchissement, je vais pouvoir atteindre mon but, quelque part là-bas, en moindre échauffourée. Vue magnifique au Sud, entrecoupé de petits pitons coni- et comiques, comme celui de Sévérac-le-Château.

Le bruit d’une voiture, c’est rare. Mais qu’elle vue nom de Dieu ! Cette ligne de montagnes basses, à l’horizon, elle doit bien être à 50 km d’ici. C’est quand même beau la France…

On croit toujours que le col tant attendu est là, juste après le prochain village, et puis non, ça continue, le chemin ne monte pas forcément mais il suit docilement le relief du terrain : vallons, crêtes, contreforts et torrents. Il reste toujours une dernière pente à passer…

Au prochain carrefour, je saurai peut-être où j’en suis, je m’y arrêterai en tout cas, l’heure du casse-croûte est arrivée… Voilà, j’y suis. En tout cas, je sais que je ne me suis pas trompé, je suis toujours sur le GR. Peu de signes mais bon, je viens d’en trouver un.

Et voici l’autre vue, le versant Nord, plus limité par ces collines dominant probablement le Lot vers lequel ma route semble vouloir redescendre.

Un petit avion tout là-haut dans le ciel… Je ne vois que son bruit, je n’entends que son éclat.

Les deux marcheurs qui m’ont dépassé au col se sont arrêtés un peu plus loin. Venant du Puy, ils vont à Espeyrac, pensant terminer là leur pèlerinage qu’ils continueront l’an prochain.

Entendre le bruit de l’eau fraîche couler près de moi me rafraîchit. Je n’éprouve pas le besoin de m’arrêter, ni l’envie d’écarter ronces et orties pour puiser un peu d’eau dans mes mains jointes et m’asperger le visage. Cela me demanderait un effort supplémentaire et ma remise en route n’en serait que plus délicate. Alors qu’en la voyant de loin, en l’écoutant de près, je bois à sa fraîcheur plus longtemps qu’arrêté, la faisant couler lentement le long de ma mémoire. Effet sinon meilleur, en tout cas différent.

Ferme-Manoir de Rebombille, presqu’en haut de cette côte. J’ai voulu suivre la route plutôt que le GR, préférant l’ombre de la descente au soleil d’une montée, mais je me suis retrouvé sur la route de Génolhac, le CD135 qui maintenant ne finit pas de remonter, et qui sait s’il ne fait pas un plus long détour ? Je ne le saurai qu’à l’arrivée. Il est 11 h, j’ai marché 3 heures 30. Il devrait me rester une heure de marche pour atteindre Golinhac selon les indications du GR65.

Ouf, ça ne monte plus. «Cultiver passe encore, mais marcher à ton âge, et bâtir, quel outrage !». Vraiment ? Lorsque je serai de retour, peut-être me remettrai-je à refaire une maison, la dernière en tous cas, mon tombeau ?

Ach ! Ze me chuis drombé de jemin. Au lieu de prendre le GR65 j’ai descendu le GR416 qui s’en va à Entraygues. Je m’en suis aperçu trop tard, j’étais déjà presque tout en bas, à l’entrée d’un hameau apparemment abandonné quand je me suis rendu compte que je ne devais pas être sur le bon chemin. Cherchant quelqu’un à qui je pourrai demander où j’étais, j’ai fait le tour des maisons, découvrant peu à peu qu’une présence humaine devait se trouver quelque part car du linge séchait ici, des habits étaient entreposés là, et des matériaux de constructions traînaient un peu partout. Mais toujours pas âme qui vive.

La dernière maison approchée, celle du haut comme il se doit, était remplie de monde, tous en train de manger. Des jeunes rebâtisseurs de ruines villageoises.

Ils m’ont accueilli très gentiment, m’ont offert à boire, m’ont même invité à leur table, et confirmèrent ma déplorable erreur en ajoutant que pour rejoindre la bonne route ce n’était pas évident – à moins de refaire tous les kilomètres parcourus pour rien. Après quelques palabres, la lecture d’une carte au 1/50000 dénichée de justesse, et de laborieuses explications répétées, je repris mon courage d’une main et mon bâton de l’autre pour affronter la pente hostile de ma faute passée, qui devait en principe me conduire sur une laie forestière propice à ma réorientation périlleuse.

Me voici donc, le souffle court, remontant lentement le versant à tort descendu pour retrouver le hameau de Poteau sur la route d’Espeyrac. Ah, la voilà cette route malencontreusement quittée tout à l’heure ! En fait, je suis presque revenu à mon point de départ. Quelle guigne !

J’aurais bien voulu poser leur plus de questions à ces jeunes, savoir de quoi ils vivaient, comment ils se débrouillaient. L’un d’entre eux avait l’air d’habiter là depuis quelque temps déjà. Il m’a dit qu’il avait un petit tracteur à chenilles que j’aurais bien voulu voir. J’aurais été prêt à rester une ou deux heures avec eux pour les encourager dans leur projet et m’approcher de leur bel enthousiasme. Mais ils semblaient occupés et je n’ai pas voulu les retarder dans leur travail.

Mon interlocuteur privilégié venait du Nord, il avait tout quitté pour venir ici mais il semblait avoir quelques moyens car il avait déjà monté plusieurs cadres de fenêtre, et de façon assez professionnelle. Selon lui le village devait être très ancien, semé de découvertes passionnantes.

Encore maintenant, j’ai envie de faire comme eux.

Oui mais, tout seul, ce serait un peu dur. Il y aurait bien le Banquet mais avant que beau-frère, nièce et neveux se mettent d’accord pour me laisser cultiver un bout de jardin en toute indépendance jusqu’à la fin de mes jours d’envie, il se passera encore quelques saisons. Pourtant je me verrais bien aménager la source et les anciennes bancelles du bas, près du mélèze, y installer un chalet démontable pour y passer quelques nuits entre deux séjours plus prolongés dans une chambre d’en haut. Non, décidément, je crois qu’il vaut mieux chercher autre chose ailleurs.

En tout cas je pourrai dire à Lau que j’en ai trouvé des maisons abandonnées à acheter pour une bouchée de pain, du genre de celle qu’elle aimerait trouver pour elle.

J’ai essayé d’arrêter une voiture pour demander mon chemin, mais en vain. Comment leur faire comprendre que je ne suis pas un auto-stoppeur indésirable à éviter ? De peur de devoir dire non, on préfère ne pas s’arrêter. Quelles connes ces bonnes femmes qui ne comprennent rien (pardon mesdames, mais cette fois ce n’étaient pas des messieurs). Elles auraient très bien pu ralentir et me dire : on ne peut pas vous prendre, on est trop nombreuses. J’aurais pu leur dire très vite que ce n’était pas une petite place entre elles que je voulais mais un simple renseignement et elles se seraient peut-être arrêtées pour m’informer. Mais non, elles ne doivent pas en savoir plus que moi. Quand même, je vous jure, c’est à éliminer cette indifférente vermine, à écraser, comme des vipères !

Tant pis pour elles, qui font les frais de ma mauvaise humeur, tant pis pour elles, mais elles s’en fichent ! Ha Ha Ha ! Voilà je suis calmé, maintenant je peux reprendre le cours de mes bonnes manières.

Il va falloir à présent que je choisisse tout seul entre la gauche et la droite. Fidèle homme de gauche, allons-y encore une fois pour ce côté, bien que ça monte dur. Comment s’appelait déjà ce hameau abandonné ? Botinenga, Bossende, Botanga ? Quelque chose comme ça. Que je le situe bien, pour m’en souvenir ; en dessous de Golinhac, plutôt sur la droite en descendant la route en lacets qui va à Entraygues. Je vais leur écrire, pour leur dire que ça m’a beaucoup plu ce qu’ils faisaient là. Cette maison, là, au bord du chemin, ressemble bien à celle que je voyais depuis chez eux mais d’ici je n’arrive pas à repérer leur hameau. Même en montant à mi-hauteur du pylône électrique qui se trouve là, je ne vois rien et je n’ose pas monter plus haut. J’ai réalisé tout à coup que si je tombais mal, il n’y aurait personne pour me porter secours et c’en serait fini de mon pèlerinage. Je suis redescendu, honteux de mon infantile témérité… ou de mon adulte peur ? Il y avait quand même danger d’électrocution, mais je ne me serais pas amusé à toucher les fils, là-haut. À 20 ans, j’aurais osé peut-être, mais maintenant, la prévention contraint mon insouciance à plus de sagesse, maladie des vieux dit-on !

À la porte de son étable, une vache étonnée se demande ce que je peux bien faire là dans sa propriété. Bon, les barbelés de son enclos franchis sans déchirure, me voilà de retour en zone moins sauvage. Une touffe de bruyère au milieu du chemin me réconcilie avec mes récents malheurs. Allons bon, me voici à présent dans la décharge municipale, je n’en sortirai pas ! Où suis-je, où vais-je, où cours-je, et ma tête où la fourres-je ?

Et où me trouvé-je ? Sur la D42 ? Allez savoir… Tant pis, je tourne à droite cette fois ; comme c’est à l’ouest, j’ai moins de chance de me tromper. Attendons la prochaine borne qui me dira peut-être où je vais.

Un triangle rouge indiquant une route plus importante à 150 mètres. Tsss… si on pouvait ne compter que sur soi, sans se préoccuper des poteaux indicateurs, des signes des GR, ce serait tellement plus simple, je prendrais ma boussole et ma carte, je m’orienterais et je me dirigerais exactement là où je voudrais aller. Mais on préfère faire confiance aux cartographes, aux Travaux Publics, à l’Association départementale des GR…

Ça y est. Voilà la D904 qui va à d’un côté à Entraygues, 10 km, et de l’autre à Rodez, 37 km. Celle d’où je viens va à Golinhac, 1,3 km… Autrement dit j’ai perdu presque deux heures et je me retrouve au village de Poteau que j’aurais dû atteindre en 5 minutes de Golinhac ? C’est râlant, j’ai envie de jurer à tout va mais à quoi bon. D’ailleurs il fait trop chaud et je suis fatigué. Oui, je suis de très mauvais poil, je vais m’arrêter à Espeyrac pour me calmer un peu. Quelqu’un m’a dit que c’était à 12 km. Encore 12 km à faire, 3 heures de marche ! Espérons que par le GR, ce sera moins long… si je le retrouve !

Et voilà la D42, avec un écriteau : Espeyrac 9 km. Mon informateur s’était trompé. Et c’est sur la route de Conques, ouf ! Cette fois, je suis sur le bon chemin. Et là, le signe rouge du GR que j’attendais. Dire qu’il a fallu que je crapahute pendant 2 heures pour le retrouver. On avance, on recule, on se dépêche, on se retarde, c’est comme ça toute la vie.

Et bien, c’est pas d’la tarte, ce que j’éprouve en ce moment. Ce n’est pas que le chemin monte et descende, mais c’est qu’il est en plein soleil. Et j’aime mieux vous dire qu’un soleil de milieu d’après-midi, ici, c’est l’enfer, ou peu s’en faut. Je me console en pensant à ce que je serais devenu si tout à l’heure j’avais continué jusqu’au fond du vallon, au bord du Lot. Certes j’aurais pu m’y baigner mais j’aurais dû ensuite remonter le double de ce que je viens de faire et pas forcément dans la bonne direction. Ah, j’en tremble de frayeur rétrospective… Ça ne me fait pas avancer plus vite mais ça m’aide à marcher.

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