105. Entre Conques et Livinhac

Mardi 10 juillet 1990

Dix heures du matin, sur le chemin de Décazeville, après la chapelle de Saint-Roch, à mi-parcours entre Conques et Livinhac. Je suis assis sur la table d’orientation de la Croix du Pargadou, offerte par la municipalité de Noailhac.

Voyons : Paris au Nord à 470 km. Seulement ? À vol d’oiseau, certes, mais quand même. Strasbourg au Nord-Est à 600 km. Conques là en face, dans le fond de la vallée du Gourdon, et à côté le village de Saint-Marcel que j’aperçois au flanc de cette colline que j’ai descendue hier juste avant d’atteindre Conques. Marvejols à l’Est et Mende au loin, derrière l’horizon. Nice à l’Est-Sud-Est à 400 km. Marseille au Sud-Est à 280 km. Entre les deux, les monts d’Aubrac, couverts de nuages. Et là-bas, au pied de la chapelle Saint-Roch, le joli petit village de Noailhac. Au Sud-Sud-Est, Montpellier, à 165 km et Rodez, bien plus près. Au Sud c’est Albi, au Sud-Ouest Toulouse à 130 km et là, au Sud-Sud-Ouest, Décazeville, tout à côté de la mine de la Découverte où je me dirige à présent.

Bon les trois filles que j’ai rencontrées tout à l’heure à la chapelle et qui font le même parcours que moi s’approchent de moi. Je leur cède la place.

Je suis parti de Conques ce matin vers 7h30. Après une longue montée au milieu de la forêt par la chapelle de Sainte-Foix au-dessus du confluent du Gourdon et de l’Ouche, je suis arrivé tout essoufflé en haut de la crête. Rude épreuve pour un début d’étape ! Peu après, à ma première pause, les deux suisses m’ont rejoint à grandes enjambées tout contents de me retrouver, pressés d’aller à Décazeville pour rejoindre Figeac demain matin et prendre le train de retour au Puy où les attend leur voiture qui doit les amener à Ramatuelle, le lieu d’attente de leur épouse et mère. «Hélas, m’a dit le père, je n’arrive pas à la faire marcher, j’espère quand même la persuader un jour». «Oh, je ne crois pas que tu y arriveras, papa, c’est pas son truc !», renchérit le fils. Il était bien malheureux ce toubib de Lausanne qui, bien sûr, avait entendu parler de mon cousin Claude Mieville, chef de clinique à l’Hôpital psychiatrique de Nant. Et derrière moi trois jeunes qui me suivent de près… Encore les jeunes filles qui étaient parties de Noailhac assez tard ce matin et qui prenaient la même direction que nous tous.

Hier je suis allé à la Poste de Conques pour donner tous mes coups de téléphone. À moi-même pour commencer mais pas de Michelle et toujours la même annonce au répondeur, celle que j’ai enregistrée avant de partir : «Je suis parti sur le chemin de Compostelle, vous pouvez me laisser un message, je le recevrai à distance et vous répondrai…etc.». Ayant oublié de prendre avec moi la commande à distance je n’ai pas pu savoir si j’avais reçu des messages mais j’ai téléphoné à Jérôme, absent, lui laissant un message sur son répondeur, puis à Gil, la seule à être sûrement là. Effectivement, elle venait de commencer sa sieste. Je lui ai dit : «Décidément il n’y a qu’à toi que je pourrai annoncer ma mort car je serai sûr que tu seras là pour m’entendre !» Elle a ri et nous avons bavardé un bon moment, échangeant des nouvelles inédites. Jérôme doit partir à Cahuzac en voiture et compte me retrouver quelque part. Olivier voulait savoir où j’étais…

J’ai téléphoné à Olivier à l’OMS, une chance il était là, tellement là que je le croyais dans la cabine d’à côté, il m’a donné les deux numéros de téléphone des frères d’Henri, Jean-Luc et Francis et moi je lui ai dit que je ne serai pas à Cahors avant le 14, alors il m’a répondu «Ça ne fait rien, je ne t’ai pas envoyé de courrier à la poste restante de Cahors parce que je pensais bien que tu me téléphonerais avant. Mais il faut être à Cahuzac le 13 parce que la fête aura lieu la nuit du 13 au 14.» Il viendra en voiture. Moi je lui ai dit que je prendrai le train de Figeac et qu’il n’aurait qu’à venir me chercher à Cordes, mais il ne savait même pas où était Cordes, ni Cahuzac d’ailleurs. Comme j’avais la carte sous les yeux et que j’avais repéré Cahuzac depuis longtemps, j’ai pu le renseigner.

Dans le fond je pourrais presque y aller à pied en coupant par Villefranche puis Cordes. Mais allons d’abord à Figeac. Après-demain ce sera le 12. Si Jérôme passe par là le 13, il me prendra, à moins qu’il soit avec Laurence chez qui j’ai laissé un message – elle n’est jamais là – pour lui dire que tout était en ordre, et lui donner les dernières directives. Bon, de toute façon je téléphonerai ce soir ou demain à toute la bande pour savoir où nous en sommes. Le soir c’est plus facile de les atteindre. Quant à Laurent, Hélène, Jean et Simon, ils sont paraît-il bien rentrés d’Italie, tout allait à peu près bien.

J’ai des tas de cartes postales à envoyer, je dois en avoir acheté une bonne cinquantaine depuis Florac et je n’en ai pas encore envoyé une seule.

À Conques, j’ai revu mon jeune bâtisseur qui m’indiqua comment corriger ma route, il était couché de tout son long, poitrine nue, sur le mur bas de la place de l’Église. Il me reconnut le premier et nous avons bavardé un moment jusqu’au moment où je l’ai invité à boire un pot, mais il me dit qu’il devait retrouver ses stagiaires pour une dernière entrevue avant leur départ. Je compris alors que les jeunes qui étaient en train de manger quand j’arrivais chez lui étaient ses élèves en théâtre. Ils étaient venus du Nord pour une session d’une semaine d’expression corporelle, de technique dramatique et de réflexion sur le métier d’acteur. Il n’y avait d’ailleurs que des filles ou peu s’en faut. Je l’ai accompagné dans la salle du bar voisin pour assister à leur échange de vues qui m’intéressa beaucoup.

Bilan général du stage : chacun y alla de ses remarques : difficultés d’adaptation au rythme imposé, manque de précision sur le but de la session, fatigue, etc. mais dans l’ensemble tout le monde était content. La plus âgée cependant semblait ne pas avoir très bien su où elle était allée. Elle aurait voulu savoir pourquoi on lui faisait faire ceci ou cela, au fur et à mesure des exercices. J’eus envie de lui raconter l’histoire de ce jeune nippon qui s’était mis au service d’un vieux sage spécialiste des arts martiaux. Au bout d’une année d’un travail physique intense qui n’avait consisté qu’à fendre des bûches à la hache par tous les temps, il osa dire à son maître : Je crois savoir maintenant couper du bois, n’ai-je rien d’autre à apprendre ? Alors le vieux sage lui fit faire indéfiniment le tour du tapis couvrant l’immense salle d’arme pendant une année entière, en prenant bien soin de ne pas le déborder. Il se soumit non sans quelque impatience à ce nouvel exercice préliminaire et quand il en eut assez il retourna voir son maître, et s’agenouillant devant lui, s’exclama : Pendant un an j’ai coupé du bois, pendant une autre année j’ai marché au bord d’un tapis, ne pourrais-je maintenant suivre votre noble enseignement ? Alors le vieux sage répondit : Va maintenant, tu es prêt pour la victoire, et devant l’étonnement de son élève il ajouta : tu as acquis la force et la précision nécessaires, le reste te sera donné par ton courage.

Mais je me suis tu, car je n’ai pas voulu mettre mon grain de sel dans ce qui ne me concernait pas. Pourtant quelques conseils pédagogiques d’animation culturelle auraient pu leur servir. Il aurait fallu plus de temps pour cela et je n’étais pas sûr que mon expérience passée au Foyer Culturel de Fez Batha les eût intéressés.

Je me suis en tout cas rendu compte que les mêmes questions d’équilibre, de pondération, de passage du général au particulier et vice-versa se posent à chaque génération enseignante. Lorsque j’eus pris congé, je m’aperçus que j’avais usé presque toute mon après-midi et que je n’avais plus beaucoup de temps pour visiter l’Abbatiale et son musée en entier. Il me restait bien des choses à voir, en particulier le fameux trésor de Conques, Je m’y suis précipité avant la fermeture mais ce n’est pas lui qui m’impressionna le plus.

Comme toujours ce sont les chapiteaux des colonnes de l’abbaye et du cloître qui accaparèrent le plus mon attention. Certains d’entre eux avaient été retrouvés au lieu d’érection d’une très ancienne église bâtie bien avant celle de Conques actuelle, dédiée à Sainte-Foix. Je n’ai malheureusement pas pu monter sur le déambulatoire du 1er étage pour les voir de plus près. Mais je me suis fourni abondamment en cartes postales et reproductions que j’ai à peine eu le temps d’admirer tant je voulais profiter jusqu’au dernier moment du temps qui me restait.

Le site de Conques est un merveilleux exemple de foi créatrice et contemplative, érigé par les moines bâtisseurs du Xe au XIIe siècle sur le chemin de Compostelle, l’une des œuvres principales de l’art roman qui est ici à son apogée. Et son trésor est fabuleux : la châsse de Pépin, le A dit de Charlemagne, etc.

Je retrouvais au gîte la petite parisienne étudiante en philosophie qui avait décidé de profiter de l’instant, de vivre le plaisir du moment, tout en m’avouant qu’elle était parfois hystérique (sic), en tout cas un peu excitée et assez marginale par rapport à ses camarades. Elle cherchait à faire le point par cette première marche dans la montagne qu’elle faisait comme ça, toute seule. Elle avait un défaut de prononciation, ce qui m’obligeait à lui demander de temps en temps de répéter ce qu’elle disait. Autrement elle était assez bien, mieux sans doute sans lunettes. Très intello, mais voulant vivre sa vie sans principe absolu, sans se marier, peut-être vivre avec un ami, d’ailleurs c’est ce qu’elle faisait en ce moment, mais de loin. Plus d’ambition professionnelle que… familiale dirons-nous, bien qu’elle eût pensé avoir éventuellement des enfants plus tard, mais ce n’était pas son problème actuel, m’avouant que pour elle, l’instinct maternel, ça n’existait pas.

Elle me reprit vertement lorsque je dis, en cours de conversation : «…les femmes qui se font violer». Non, dit-elle, c’est une faute linguistique, il faut dire : «qui ont été violées». J’ai senti que ce genre de correction lui tenait à cœur et je compris tout à coup l’impression que peut avoir une femme quand un homme lui parle de viol. Jusque-là, je n’avais pas pensé qu’en disant qu’une femme se fait violer ça pouvait vouloir dire qu’elle était plus ou moins consentante (qu’elle se faisait violence). Pour moi, se faire violer, ou violer, ça voulait toujours dire sans consentement. Mais une femme sent les choses différemment. Comme quoi il faut toujours faire attention à ce qu’on dit. De toute manière, les mots dont on use ne sont jamais pris, sentis, saisis de la même façon. La différence est d’autant plus dangereuse que le même mot se prête à des interprétations qui peuvent être inacceptables pour celui qui l’entend.

On ne prend jamais trop de précaution, mais quand on y réfléchit il est souvent trop tard. Au moment de se marier, par exemple, au moment d’un engagement pris pour vivre ensemble et partager sa vie pour le meilleur et pour le pire (selon la formule consacrée), afin de rester le plus longtemps possible fidèle à cet engagement et d’enrichir, approfondir un jeune amour éclos sans grand préalable, qu’il soit oblatif ou captatif, il conviendrait d’élaborer ensemble et séparément un petit lexique de mots conjugaux usuels, des mots-clés inducteurs importants employés souvent dans les conversations intimes, avec leur signification propre et un commentaire, à double entrée, masculine et féminine. Nous serions certainement surpris de constater combien le même mot peut changer de sens – et de direction – selon qu’il est dit par deux personnes de sexe opposé… Et sans doute aussi par deux personnes de même sexe.

Le clocher d’une église dépassant le champ fraîchement coupé en silhouette sur la crête parmi de grosses balles de foin posées là comme les perles éparses d’un collier géant. Deux d’entre elles ont roulé jusqu’en bas du pré où elles se sont arrêtées contre les buissons bordant le ruisseau.

J’aperçois maintenant tout le bassin minier de Décazeville et des tas de petites maisons éparpillées dans la plaine. Merde, j’ai encore perdu le GR. En discutant avec mon dictaphone tout en marchant, j’ai raté le village de Torneil où je devais tourner à gauche, sur un petit chemin… Je ne l’ai pas vu. Bon, je n’ai plus qu’à prendre la route en lacets et faire trois bornes de plus. C’est vraiment con !

Tant pis, je snoberai Décazeville. J’ai vu d’en haut ce qu’il en retournait : les anciens lieux d’extraction en terrasses de cette fameuse mine de la Découverte apparemment déserte à l’heure actuelle, et toutes les habitations d’une agglomération qui a perdu une bonne partie de sa raison d’être. Au lieu de faire les 3 km pour y arriver, je vais prendre la petite route de Cahuac qui m’amènera presque directement à Livinhac où je passerai la nuit. Je ne dois pas en avoir pour plus d’une heure. Ainsi, gagnerai-je du temps et raccourcirai-je mon itinéraire… pour une fois !

Trouver son chemin dans ce dédale d’allées plus ou moins privées entre des villas toutes plus protégées les unes que les autres, est une épreuve digne d’un sadique grand jeu de piste. Par chance, j’ai rencontré le seul humanoïde errant devant moi, tenant une brouette dans une main et une petite fille dans l’autre. Grâce à lui, j’ai pu retrouver ma route et mes esprits. Il m’a tout expliqué :

«Cahuac, là, à côté, en prenant ce chemin de terre, et après, il faut descendre jusqu’au fond, sur le Lot» (encore lui…). Lui ayant dit que je venais de Conques, il s’est mis à me raconter un souvenir qui semblait lui tenir à cœur : Ah, Conques, j’étais tout gosse, c’était la famine là, pendant la guerre. On avait tué le cochon à Conques et mon père portait plus de 100 kg sur les épaules, moi j’avais un sac plus petit, avec un morceau de cochon. On filait là, par le cours d’eau, la nuit, pour ne pas se faire attraper, et après il fallait remonter le sentier, tu connais hein ? Jusqu’à la chapelle de Sainte-Foix, et puis après pour arriver jusqu’au plateau, et ben j’te dis pas, quand on arrivait on jetait les sacs par terre. Ah, on n’en pouvait plus. Et après une semaine il fallait recommencer. Ah là là, quels souvenirs !»

Voilà les grands pylônes dont il m’a parlé, c’est là que je dois prendre le chemin de terre pour descendre. Il y a 5 km, m’a-t-il dit, jusqu’à Livinhac.

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