Jeudi 12 juillet 1990

J’ai pris la micheline de 13h42, qui devait m’amener au plus près de Cordes, dans une petite gare, et je m’apprêtais à faire à pied les 5 km qui me séparaient de Cordes lorsqu’une femme-taxi me proposa la course pour 18 F, jusqu’à mon hôtel. Comme je ne savais pas du tout lequel j’allais choisir, je lui demandai de m’emmener tout en haut de la vieille ville – là où seuls les taxis avaient le droit de circuler.

Arrivé à pied d’œuvre, je choisi celui qui me parut le plus sympathique, à deux pas de la terrasse dominant le pays, d’où on peut découvrir les vastes horizons que voulait surveiller le Comte de Toulouse, lorsqu’il décida de faire de Cordes la citadelle avancée de son domaine. J’ai eu beaucoup de chance car il ne restait plus qu’une chambre, et de prix raisonnable. De ma chambre je pouvais voir les Halles tout en bas, avec son puits de 114 mètres de profondeur, soit pratiquement la hauteur du monticule sur lequel est bâtie cette si jolie petite ville de Cordes.

Ce puits fut creusé au moment de la fondation de Cordes. On ne sait pas trop pourquoi d’ailleurs car, selon le petit-fils d’un ancien habitant rencontré au cours de mes promenades investigatrices, il existait un lac souterrain à seulement 10 ou 20 mètres au-dessous de sa maison, l’une des plus vieilles conservées.

Cette maison, je l’avais distinguée des autres par son aspect désuet intéressant. Regardant par une porte entrouverte, je découvris émerveillé une immense maquette de Cordes à laquelle deux hommes mettaient la dernière main. Voyant mon intérêt, ils m’invitèrent à l’admirer de plus près et c’est ainsi que j’appris d’un fils et d’un père, aussi passionnés l’un que l’autre pour l’histoire de leur ville, des choses qu’aucun livre ne m’auraient révélées, du moins pas de façon aussi merveilleuse.

Ils avaient mis des mois à faire cette maquette, car ils la voulaient conforme à la réalité, une représentation parfaite de Cordes au moment de sa fondation, et s’étaient servis de tout ce qui avait été retrouvé pour meubler le plan initial à la stricte échelle convenue.

Ils avaient constitué une association de promotion de l’histoire de Cordes accréditée à présenter cette maquette aux touristes avec toutes les explications nécessaires : panneaux explicatifs, vidéo, son et lumière… Un travail fantastique. Je fus très heureux d’inaugurer en quelque sorte cette splendide construction.

Il y avait un concert de musique classique dans l’église Saint-Michel ce soir-là. Je n’ai pas eu besoin de payer les 80 Frs d’entrée car le spectacle était déjà bien avancé. J’ai donc pu écouter avec un double plaisir quelques morceaux de musique médiévale joués avec des instruments de l’époque. Je complétais ainsi de façon inattendue mon stage d’histoire de l’art cordésien : architecture, sculpture, urbanisme, sociologie pratique, artisanat ménager, musicologie, bref, toute la panoplie des arts médiévaux réunis dans l’une des cités les plus attachantes de France. J’étais comblé.

Je n’ai pas pu résister à l’envie d’acheter la petite tortue de pierre sculptée dans un galet de rivière qu’était en train de terminer un artisan solitaire au fond de sa boutique. J’étais surtout sensible à l’harmonisation de la pierre brute et de la pierre travaillée et la sensation tactile de cet objet dans ma main. Je l’offrirai à Gil pour compléter sa collection.

J’ai été assailli ces deux derniers jours par toute une série de rencontres, d’imprévus, de surprises et de découvertes que je ne pouvais imaginer. Hors des sentiers battus, à l’abri du grand tourisme, parce que je ne veux jamais aller là où va tout le monde, j’ai reçu les témoignages et les secrets de lieux et de personnes ô combien plus vrais, plus authentiques que tout ce que peuvent dire, montrer ou vendre les chasseurs de touristes.

Ainsi ai-je été l’un des seuls à visiter la Capelette Saint-Jacques, une petite chapelle située au bas de Cordes, de l’autre côté de l’affluence des visiteurs, nulle part indiquée et presque cachée au coin d’une rue anonyme sans relief. C’est pourtant le lieu de repos et de prière des pèlerins de Compostelle, accueillis à l’hospice voisin. Une vieille dame tenant boutique d’antiquités déserte, assise dans un drôle de fauteuil et feuilletant un ouvrage d’art ayant trait à l’histoire régionale, répondit à mon étonnement en m’expliquant que ces pèlerins, qui avaient emprunté le chemin traditionnel du Puy à Conques et Figeac, étaient certainement venus à Cordes pour dicter leur testament – les chemins jusqu’à Saint-Jacques allaient être de moins en moins sûrs – à un notaire compétent, car le bourg était réputé avoir de bons juristes. À cette époque de grande prospérité, les plus riches bourgeois firent construire de magnifiques villas dont on peut encore admirer les vestiges restaurés, les jardins en terrasse dominant la campagne environnante, et seulement accessibles par quelques rues pavées qui montent depuis le bas jusqu’à la terrasse supérieure et contrôlées par des portes de surveillance au niveau du mur d’enceinte.

Curieusement Cordes est entourée d’une série de ruelles parallèles dont la plus élevée circule au pied des remparts de la citadelle supérieure. Mais à part les deux ou trois ruelles en pente qui permettent de passer de l’une à l’autre, il n’y a que les escaliers intérieurs des maisons à multiples faux étages (le 1er étage d’une rue est le 2ème d’une autre, etc.) qui servent de passage privé aux habitants. Il m’a fallu longtemps pour en découvrir l’accès. Ça m’a rappelé les traboules de Lyon.

Les gens de Cordes vous parlent avec plaisir et de bonne grâce, prêts à vous dire ce qui s’y passe, fiers semble-t-il de faire valoir leur ville. Ils n’ont d’ailleurs pas tort car c’est un endroit unique, un Saint-Michel occitan. Artistes et artisans ne s’y sont pas trompés en venant l’animer de leur présence. Grâce à eux, Cordes a pu survivre après sa décadence au début du siècle. Le peintre Yves Brayer y a longtemps vécu. C’est lui qui a décoré l’intérieur de la Capelette Saint-Jacques et dessiné le motif du vitrail ainsi que celui de la statue de la Vierge sculptée par Paul Belmondo. Je n’ai pas beaucoup d’admiration pour Brayer mais je me souviens avoir contemplé ses premières œuvres des années 50 avec Jacques Pajak quelque part sur la Côte d’Azur.

La personne qui m’a ouvert la porte de la chapelle n’a pas hésité à me dire qu’on ne l’aimait pas beaucoup à Cordes, on le trouvait fat et prétentieux. J’étais de son avis. Mais paix à son âme, il est mort il y a quelques mois, seules ses peintures sont encore là. J’en connais d’autres qui les valent, et pourtant moins célèbres.

Il y a quelques belles expositions de peintures et sculptures dans certaines boutiques de Cordes mais en général il ne s’agit guère que de banales bimbeloteries pour touristes incultes mais sans trop mauvais goût. Cordes à tout de même gardé un aspect attachant. Dieu soit loué, on n’y monte encore qu’à pied.

J’ai téléphoné à Olivier mais à cette heure-ci la ligne est surchargée. Chez moi pas de Michelle et toujours la même bande annonce, je ne peux plus l’entendre. Sans télécommande avec moi, je n’ai pas pu savoir si j’avais des messages. Le secrétaire de mairie, au premier étage de l’un des plus beaux immeubles restaurés de Cordes (où se tient une exposition de Brayer), a voulu mettre son tampon sur ma carte. Cela m’en fait pas mal à présent. Ils me serviront plus tard de points de repères géo- et chrono-logiques.

Laurence ne pourra pas venir me rejoindre comme prévu pour faire un bout de route avec moi. Philippe lui a donné un travail urgent à faire. Prétexte ? Je crois qu’elle veut réserver ses jours de congé pour le voyage qu’elle prévoit aux Antilles sur le grand catamaran de son frère. C’est dommage car elle aurait certainement beaucoup apprécié les endroits où je vais passer, et le château qui m’attend. Je me suis décarcassé à lui trouver des heures de rendez-vous et de train pour rien. Bon, je m’attendais un peu à ce qu’elle décline au dernier moment cette invitation, qui n’en était pas une d’ailleurs car c’est elle qui m’avait demandé de m’accompagner une semaine ou deux sur une partie du chemin. Retards et annulations lui sont fréquents. Reste Danielle qui avait aussi eu l’intention de marcher un moment avec moi depuis Saint-Jean-Pied-de-Port. Je verrai en temps utile ce qu’il en est, mais je crois que finalement je ferai mon pèlerinage tout seul, ce qui ne sera pas plus mal.

J’ai fait de grosses dépenses ces temps-ci : hôtels, restaurants, téléphones et courrier. Heureusement que je suis plus sobre sur les chemins de mon pèlerinage, je dépense aussi beaucoup moins dans les gîtes d’étape. Ma foi, on peut de temps en temps se laisser aller à quelque délice de Capoue… Et puis, ne dois-je pas profiter des endroits que je visite ? Je ne peux quand même pas toujours vivre en vagabond.

Il y a à Figeac de vieilles belles maisons à vendre. À Cordes aussi, mais elles doivent être plus chères. Si j’étais plus jeune, je me mettrais à restaurer l’une d’elle pour mon compte… Mais non, des maisons, j’en ai trop occupées qui m’ont coûté bien cher. De temps, de peine et d’argent. Alors mieux vaut maintenant admirer celles des autres et imaginer ce que je pourrais faire de l’une d’entre elles en ruine, avec tout son passé à réinventer.

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