Mardi 17 juillet 1990

Il est 9h50. Je quitte Carjac.

L’oratoire de la Capelette est dédié à Notre-Dame-de-la-Paix . Il est le chœur de la chapelle d’une ancienne léproserie qui occupait au XIIIe siècle le prêche d’Andressac. Appelée La Madeleine, elle existait déjà en 1267, comme en témoignent des lettres de l’évêque de Cahors qui accordait le 6 septembre de cette année-là les indulgences «à ceux qui par leur travail et par leurs dons aidèrent à réparer les murs». En 1310, Guillaume de Rupe, Seigneur de La Roque, faisait don de 6 deniers de Cahors au inaudible de la chapelle des lépreux. En 1334, Pierre Lacoste fait des legs semblables et Aymeric Hébrard, qui fut évêque de Coïmbra au Portugal, donnait à cette léproserie le moulin fortifié de Coïmbre et ses dépendances, qui furent démolies en 1943 lors de la construction du barrage hydroélectrique. Il ne reste plus que la tour en contrebas de la chapelle. Vers 1900 fut placée la grille en fer forgé qui ferme la chapelle et qui porte les initiales MMPL (Marie Madeleine Patronne des Lépreux). En 1954, Monsieur le curé Doyen de Cajarc, avec l’autorisation de la municipalité, l’aménagea et … «le soir du 15 août de la même année, au milieu d’un grand concours de peuple, on y plaça la statue de la Vierge portée au congrès marial de Figeac le 13 juin et invoquée sous le vocable de Notre-Dame-de-la-Paix. Passant, recueille toi un instant et prie.»

J’avais décidé de suivre le Lot jusqu’à Saint-Cirq-Lapopie pour éviter un long détour par le GR qui s’en va vers le sud par le Causse de Limogne. La D662 qui suit le Lot sera encombrée de voitures mais je n’aurai que 19 km à faire alors que par le GR j’en aurais beaucoup plus et de toute façon il ne passe pas à Saint-Cirq que je veux visiter.

Il faut chaud, il est presque 10 heures. J’ai dû m’arrêter longuement à la poste, qui n’ouvrait qu’à 9 h, pour retirer de l’argent et téléphoner à Cordes pour qu’on envoie ma carte d’identité à Pau – plutôt qu’à Moissac où je risque d’arriver pendant le week-end. Ça me fera faire un crochet mais au moins je serai sûr de la récupérer, dans une dizaine de jours. Il faudra que je téléphone à Jérôme pour qu’il m’envoie mon passeport à Saint-Jean-Pied-de-Port.

La route est superbe, surplombant le Lot, accrochée à la falaise. Il fera peut-être un peu chaud mais tant pis.

Les Hollandais sont arrivés hier au gîte un peu avant moi et ne sont partis ce matin qu’à 9h30, en même temps que moi. S’ils montent à Limogne, ils auront encore plus chaud.

Ma première voiture à cheval rencontrée : papa, maman, petite fille et bébé, cheminent doucement, au pas, vers Cajarc. Je crois qu’ils se promènent dans une voiture de location, ils vont encore plus lentement que moi.

La voie de chemin de fer, juste au-dessus de moi, suit scrupuleusement toutes les boucles du Lot alors que la route, tout de même, s’arrange pour enjamber de temps en temps un promontoire gênant. J’espère que derrière celui-ci j’aurai un peu plus d’ombre.

Il y a là, sur la falaise qui surplombe ma route, un joli petit village accroché, maison à maison, contre l’église qui semble prolonger les rochers de son piton pointu couvert de tuile rouges.

Voici Larnagol, entre Cajarc (9 km) et Saint-Cirq-Lapopie (12 km) sur la rive gauche du Lot. Une église curieuse, un peu faite de bric et de broc, mais qui ne manque pas d’allure sous sa croix à deux boules. En 1981, le Lot avait atteint le bas du village et le 9 mars 1927, l’eau était montée jusqu’au pied de l’église.

J’ai presque envie de détacher cette barque tranquille et de me laisser aller au fil de l’eau jusqu’à Cahors…

À La Toulzanie, les quelques maisons bordant la route sont collées à la falaise contre laquelle subsistent les vestiges, un peu plus haut, d’anciennes demeures troglodytes.

Une toute jeune fille, une bouteille en plastique à la main, roule allègrement devant moi et tout à coup disparaît entre deux maisons … pour puiser de l’eau à une source cachée que je n’avais pas remarquée. Je me suis avancé pour y remplir ma gourde d’eau fraîche et tout naturellement nous avons engagé la conversation. Lycéenne à Cahors, elle sera en première l’an prochain. Elle voudrait faire des études d’éducation physique, mais n’en est pas très sûre. Aujourd’hui elle aide ses parents. Ce matin elle était dans un champ de maïs pour y couper les fleurs à semence mais comme il fait trop chaud elle a décidé d’aller se balader. Grâce à elle j’ai pu explorer l’une de ces vieilles maisons antédiluviennes qui existent encore derrière ces quelques façades habitées.

Toutes ces maisons appuyées à la falaise ont leur toit joints au rocher par une bande de ciment qui sert de gouttière pour l’eau qui dérupite d’en haut. Alignées le long de la route, quelques-unes en retrait, d’autres en avancée, suivant le contour biscornu de la falaise, elles donnent à ce hameau filiforme un aspect saugrenu de train de pierre aux wagons enterrés. Village d’agriculteurs qui plantent maïs et tabac, élèvent quelques bêtes là où la falaise, le Lot et la route ont bien voulu leur laisser un peu de place.

Quelques anciennes demeures troglodytes sont presque intactes : façade de briques, une porte et une fenêtre, un mur à colombages, une belle vue de là-haut sur la vallée qui suffisait à leur bonheur. Ils pêchaient dans la rivière, récoltaient sur ses berges, chassaient le long des lisières, et peut être même naviguaient-ils jusqu’à Cahors les jours de grand marché. Ils n’étaient dérangés que par le collecteur des impôts qui d’ailleurs bien souvent préférait les oublier plutôt que de se risquer à grimper jusqu’à eux. Bien à l’abri dans leurs modestes casemates, ils voyaient venir de loin les calèches royales, les malles-postes et autres diligences, tantôt les rançonnant, tantôt les évitant, selon leurs humeurs et caprices.

Les habitants d’aujourd’hui tentent vainement d’arrêter les automobilistes qui les aperçoivent à peine. La jeune fille, qui elle m’avait bien vu parce que j’étais à pied, ne comprenait pas pourquoi je me refusais à faire de l’auto-stop. «Quand même, ça irait plus vite…». Mais comment lui expliquer que je marchais pour mon plaisir quand elle-même ne rêvait que d’une voiture ? Et que j’aurais eu l’impression de rater mon pèlerinage si j’avais enfreint ma règle ?

Saint-Martin-Labouval, 4 heures de l’après-midi, encore 7 km pour Saint-Cirq, 40 pour Cahors. J’aurais dû y être Dimanche, mais j’ai 2 ou 3 jours de retard qu’il va falloir rattraper.

Pourquoi n’y a-t-il pas d’arbres ici plantés au bord des routes ? Plutôt que d’installer des perches de bienvenue au coin des nouveaux élus, ces conseillers municipaux feraient mieux de décorer leur zone d’influence. Éparpiller par exemple tout le long de ce chemin les quelques touffes de bambous aperçues çà et là. Au moins aurais-je un peu plus d’ombre. Et quelques fleurs pourraient remplacer ces petits drapeaux bleu-blanc-rouge d’une fête maintenant dépassée.

La France est l’un des rares pays qui organisent encore un défilé militaire le jour de leur fête nationale. Et pourquoi pas ? Moi, je trouve ça bien.

Le Lot, qui a donné son nom au département, le traverse sur au moins 200 km avant de poursuivre son cours vers la Garonne. Sorti du Mont Lozère, il a pénétré en Quercy à l’ancien oppidum de Capdenac. Adossées à ses méandres, les falaises entaillées dans les causses calcaires traversent plus loin de longues Cévennes boisées aux versants abrupts.

Les promontoires avancés de ses plus hautes berges ont abrité plusieurs châteaux anglais dont les murailles se confondaient à la roche. Ailleurs, ils ont porté – et portent encore – des villages forteresses presque inaccessibles, comme Saint-Cirq-Lapopie. Les méandres enveloppent d’étroits champs cultivés qu’on appelle plagnioles, amples terrasses propices aux vignobles qui le disputent aux noyers, au tabac, aux vergers.

La vallée du Lot est riche d’une faune et d’une flore dont de nombreuses espèces sont devenues rares : canards, col verts, poules d’eau, sarcelles, foulques, grèbes et même hérons cendrés ou martins-pêcheurs ; buses, palombes, milans noirs et circaètes ; gardons, tanches, carpes, goujons, ablettes, brochets et perches ; saules au feuillage argenté, aulnes, frênes, mais aussi le sureau noir, la balsamine, l’armoise, le houblon et la clématite.

La navigation sur le Lot se pratique depuis le XIIe siècle. Cette rivière ouvrait des débouchés importants vers l’océan, nécessaires au développement de Cahors et de nombreux villages environnants. À cette époque, les rois d’Angleterre réalisèrent les premiers équipements indispensables à l’éclusion de la rivière dont le fameux pont Valentré de Cahors. Au XVIIe siècle, les barrages, baissières ou passelis sont remplacés par des écluses à la hollandaise, facilitant le trafic de tonnellerie (les fûts de vin de Cahors étaient transportés à Bordeaux), de blé du Haut Quercy, des châtaignes, des prunes séchées ; relayé bientôt par le charbon de terre du Rouergue et les minerais ferreux du Gourdonnais. Le chemin de fer va détruire cette activité sur le Lot qui sera déserté pour longtemps. Rayé déjà en 1926 de la liste des voies navigables, il devra attendre 60 ans avant d’être considéré comme une activité nouvelle de loisirs, dans cette région de saisissants contrastes : causses s’étendant à perte de vue, landes inondées de lumières, réseau infini de murets en pierres sèches, le long desquels se déplacent de curieux moutons à lunettes, les moutons d’Espedailhac, vallées profondes et sinueuses. Maisons en pierres souvent accompagnées d’un pigeonnier, de perrons couverts qui leur donnent l’allure de châteaux. D’innombrables canyons, gouffres, clos fertiles et des temples souterrains comme ceux de Padirac ou de Pech Merle.

Sans oublier Rocamadour, suspendue au flanc d’un canyon, site merveilleux bientôt millénaire qui faisait déjà l’admiration des pèlerins de Saint-Jacques sur le chemin de Compostelle. Ils venaient y adorer la vierge noire…

C’est la très grande variété de paysages, comme je l’ai dit, qui fait la richesse du Lot. Chemins d’eau, chemins terrestres, sentiers, plus de 1200 km de parcours de randonnée, c’est aussi une étape gastronomique de premier ordre : agneau fermier du Quercy, truffes, foie gras et le fameux vin de Cahors ! Il jouissait dès le Moyen Âge d’une notoriété internationale. Déjà chanté par Clément Marot, apprécié de François Ier, c’était le vin de messe qu’avait choisi l’Église orthodoxe russe. Le Cahors peut se flatter d’une origine millénaire.

Au XVIIe siècle, Colbert considérait que ce vin de haut pays était même meilleur que celui de Bordeaux. Mais le Cahors faillit bien disparaître totalement à la fin du XIXe siècle, victime du phylloxéra. C’est seulement après plus d’un siècle que le vin de Cahors recommence à trouver un peu de personnalité. Depuis 1971, il est classé AOC dans la plus haute catégorie. Excellent vin de garde, qui ne manque ni de corps ni de souplesse (grâce à une nouvelle acclimatation du vieux cépage auxerrois), il peut aussi être apprécié jeune, parfois frais, dès la 1ère année.

Le Cahors se chambre à 16-17°. Il faut le déboucher 6 heures avant de le boire. Le domaine du Château-Eugénie offre trois cuvées. Le Château-Eugénie à l’étiquette noire, issue des vignes de la vallée en coteaux, vieilli un an en fût de chêne, vin charpenté et fruité. La Cuvée réservée des Tsars, provenant de vignes de dix à vingt ans plantées dans la vallée et en demi-coteau, vieilli 18 mois en fût, puissant, bien équilibré, d’une bonne longueur en bouche, possédant un nez captivant, pouvant se conserver longtemps à l’abri d’une cave. Et enfin la Cuvée réservée de l’Aïeul, issue des plus anciennes vignes de la propriété (70 ans) en terrasses et demi-coteaux C’est un vin de très longue garde, son vieillissement en fût de chêne permet d’en apprécier la longueur exceptionnelle en bouche et son merveilleux nez de fruit rouge.

Les Bories étaient au XIIIe siècle de grands domaines habités par de grands négociants internationaux, en maçonnerie de briques qui les apparentent aux vieilles demeures de Cahors. Un peu semblables aux maisons fortes des chevaliers avec une enceinte enfermant une tour à donjon et un logis nettement distincts. Ils prendront par la suite l’allure de véritables palais sur cour comme le palais Duèze de Cahors.

Les Roques étaient des châteaux troglodytes construits contre d’anciennes grottes ou à l’abri de hautes falaises. On les appelait les châteaux des Anglais, mais la plupart d’entre eux existaient avant la guerre de cent ans. Ils furent simplement transformés à la fin du XVe siècle. Il en reste quelques vestiges à Bouziès, Cajarc, Cabrerets. Quant à Saint-Cirq-Lapopie, campée sur le rebord ultime du Causse juste au-dessus d’une boucle du Lot, elle fut au Moyen Âge le siège d’un vicomté.

Les maisons fortes de Saint-Cirq se pressaient au pied de trois châteaux tenus par les barons de Gourdon, Cardaillac et Lapopie. Leur âge d’or fut le XIIIe siècle Place forte dans un cité marchande : chaudronniers ou péroniers et peaussiers firent sa prospérité avant que ne s’établissent tourneurs sur bois et les fameux roubinétaires, comme en témoignent aujourd’hui les arcades et pans de bois des boutiques qui se pressent le long des ruelles. Loin de la falaise, il y a encore le port et l’écluse. Les bateliers acheminaient sur leurs gabares – barques à fond plat – vin, bois, fer, charbon de Décazeville, au prix de quelques périls.

Saint-Cirq-Lapopie, aimée des écrivains, a accueilli Henri Martin, Pierre Daurat, Pierre Pacros et André Breton, qui écrivait le 3 septembre 1951 :

C’est au terme de la promenade en voiture qui consacrait, en juin 1950, l’ouverture de la première route mondiale – seule route de l’espoir – que Saint-Cirq embrasée aux feux de Bengale m’est apparue – comme une rose impossible dans la nuit.
Cela dût tenir du coup de foudre si je songe que le matin suivant je revenais, dans la tentation de me poser au cœur de cette fleur : merveille, elle avait cessée de flamber, mais restait intacte.
Par-delà bien d’autres sites – d’Amérique, d’Europe – Saint-Cirq a disposé sur moi du seul enchantement : celui qui fixe à tout jamais. J’ai cessé de me désirer ailleurs.
Je crois que le secret de sa poésie s’apparente à celui de certaines Illuminations de Rimbaud, qu’il est le produit du plus rare équilibre dans la plus parfaite dénivellation des plans.
L’énumération de ses autres ressources est très loin d’épuiser ce secret…
Chaque jour, au réveil, il me semble ouvrir la fenêtre sur les Très Riches Heures, non seulement de l’Art, mais de la Nature et de la Vie.

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