113. De Saint-Cirq-Lapopie à Cahors

Mercredi 18 juillet 1990

Saint-Cirq-Lapopie, 7h30.

Le soleil qui vient de se lever est encore bas sur l’horizon. La route qui de Saint-Cirq monte sur le Causse surplombe la vallée du Lot encore toute enveloppée de brouillard oranger. Vue splendide dans la fraîcheur d’une journée qui s’annonce chaude. Je me sens en pleine forme. Les jets d’eau arrosent déjà les plantations de maïs échelonnées tout le long de la rivière. Les pompes mécaniques sucent goulûment son eau pour la recracher plus loin en pluie concentrique. Vieille tour de guet d’un carrefour, je choisis la D8 qui s’en va vers Arcambal à 20 km. Ce sera plus court que par l’autre route qui monte sur le Causse puisqu’il faudra ensuite que je le redescende.

Si je m’arrête 3 jours quelque part, j’en ai pour 2 jours à me remettre en train. Hier j’étais fatigué et pourtant je n’avais fait que 20 km, la moitié il est vrai en pleine chaleur.

Entre 3 et 6 heures de l’après-midi, quand il n’y a pas de vent, c’est l’enfer. L’inconvénient de cet itinéraire balisé de Saint-Jacques de Compostelle, c’est qu’il est fréquenté par une foule de randonneurs mais aussi de touristes en voiture. Les étapes, qui n’ont rien de religieuses, sont perturbées par les effets d’une société de consommation en balade et de fâcheux présentateurs d’ignobles faux témoignages dans de vraies boutiques qui vendent leur camelote de province à des prix de capitale.

Magasins, restaurants et hôtels sont pour l’heure endormis. C’est le moment que je choisis pour me retrouver en bonne compagnie avec la nature encore empreinte de pure fraîcheur, lentement renouvelée au cours de la nuit, et vivre solidairement le réveil des travailleurs de la terre levés comme moi de bon matin.

Les falaises roses ensoleillées développent leurs draperies aux plis d’ombre bleutée sur l’herbe véronèse des berges embuées, reflétant leur image dans les eaux sombres d’un miroir très tranquille. Marchant à quelque hauteur de ses rives nonchalantes je découvre devant moi les boucles successives du Lot qui, en contrebas, se faufile sans heurt entre d’abrupts promontoires en un cours pointillé.

Un clocher tout à coup apparaît, dépassant à peine ses frères conifères. Une dame qui mangeait une pomme m’avait cité le nom de ce village perdu, dans son jardin tout à l’heure : La Terre[1], si j’ai bonne mémoire, terre promise, terre natale, terre d’accueil ou d’exil ? La terre dit-on est à celui qui la cultive.

J’ai désiré m’arrêter là pour boire un bon et vrai café car ceux que je me fabrique en hâte à la sortie de mon sommeil ne m’apportent que la brûlure trop hâtive du réveil ordinaire : un peu d’eau bouillie sur un réchaud, saupoudrée de nescafé banal et de lait écrémé. C’est 25 Frs de plus, certes, mais le fumet chaud d’une aurore maternelle…

Quand il m’arrive d’accepter le délice d’un grand petit déjeuner complet au premier des cafés entrouverts, je ne manque jamais d’y prélever quelques morceaux de sucre empapillotés de joyeuses réclames pour mes breuvages à venir. L’esprit de l’hôte matinal se découvre au nombre de barquettes de beurre et de confiture apportées, à la présentation maussade ou bienvenue de mains recommençantes. Les féminines sont souvent mieux ouvertes.

Mais le beurre au soleil fond désagréablement sans huiler mes rouages …

Il m’arrive de confectionner en cours de route un bref sandwich au fromage, au pâté ou à la marmelade, selon l’état des provisions emportées. J’ai beau empaqueter minutieusement ma plaquette de 100 g. de beurre frais dans de multiples couvertures isothermes, je retrouve toujours au démaillotage la gluante pâte molle qui, sur mon pain éperdu, n’accueille plus fièrement mon envie dépassée. Si je le plonge cruellement dans l’eau froide d’une boîte hermétiquement close, des yeux glauques flotteront plus tard au-dessus de son corps flasque de noyé. Et s’il ne pleure pas, il rancit de façon très sournoise. Fragile et mou, le beurre réclame des soins d’infirmière attentive à chaque hostellation : déshabillage instantané et bain d’eau froide jusqu’au dernier moment de son ré-enfermement…

J’ai eu parfois l’impression saugrenue que je ne m’arrêtais à l’auberge attendue que pour soigner mon beurre en décomposition…

Mais que ne ferait-on pas pour du beurre sur du pain ! Si pourtant je me conformais aux usages anciens, c’est une tartine de saindoux parsemé d’oignon frais que je devrais manger pour me réconforter.

N’oubliez pas le plaisir qu’on prend à cueillir en chemin quelques prunes sauvages, une noix presque mûre, des mûres à portée de main. C’est à ces moments-là qu’on se sent pèlerin de noble voisinage.

Je vais m’arrêter un instant à cette aire de repos pour boire quelques gorgées, manger quelques bouchées et fumer quelques bouffées, en interrogeant ma carte. Voici un GR mais je ne vois qu’une croix qui me barre le chemin … Ah, le voilà qui vient de la droite, c’est le GR36-46 qui a l’air d’accompagner la route dans la même direction. Je suis bien tenté de le prendre mais ces sentiers caillouteux ne m’inspirent pas confiance et je commence à ressentir durement les pierres sous mes semelles trop souples. Par la D10, ça me fait faire un petit détour mais je reste sur le plateau. Bordée de vert sur la carte, elle ne peut qu’être belle. Je rejoindrai le GR à Arcambal et l’emprunterai un bout pour ne pas suivre la D911 encombrée de voitures. Il me restera ensuite 5 km à faire jusqu’à Cahors en plein soleil sur une route goudronnée. Mais j’y arriverai de bonne heure, ce qui me donnera le temps de visiter la cathédrale et de m’enfoncer dans les hauts lieux de son riche passé. Ainsi je pourrai dès demain rattraper un peu le temps perdu.

Je viens de boire deux grands verres de lait frais chez l’habitant d’une ferme restaurée, ancien versaillais chef de personnel d’une usine Citroën, grand marcheur et organisateur de randonnées pédestres d’un club parisien. C’est lui qui m’a adressé la parole le premier depuis le pas de sa porte ouverte. Il m’a offert à boire pour me raconter en peu de mots de quoi fut faite sa vie : depuis dix ans ici en résidence secondaire, avec sa femme qui travaille à Paris, il a connu Saint-Cirq-Lapopie sans boutiques. Ce matin, il est allé aux moissons sur son tracteur et ramassé des patates. Ses deux petits-enfants me regardent l’écouter, sans montrer l’impression qu’il leur fait : il est content d’être là et de changer radicalement d’activité. Un exemple de ce que feront de plus en plus les citadins en manque de nature.

«Cahors ne s’est pas beaucoup développé» m’a-t-il dit. «Sans industrie, elle n’augmente que très lentement le nombre de ses habitants, qui de plus en plus s’installent dans des villas tout autour.» Quand je vous dis que les résidences secondaires seront bientôt en ville !

En passant devant un haras aux superbes alezans, j’ai repensé à l’âne que j’avais eu envie de prendre avec moi. J’y renonçai en imaginant la tête du cafetier ou du restaurateur me voyant le débâter au seuil de ses clients. Mais sur les petites routes que j’emprunte le plus souvent, nous serions lui et moi très à l’aise. À moins qu’il n’ait tendance à «tondre de ce pré la longueur de sa langue… il n’en avait nul droit puisqu’il faut parler net». Nous aurions eu certainement d’obstinées altercations.

C’est sûr qu’avec un sac sur le dos je profite moins de ma longue promenade. S’il était fixé sur le dos d’un bourricot, j’aurais plus de loisirs immobiles, car marchant plus vite.

J’ai tout de même appris à supporter mon fardeau. Je le sens, mais je n’ai plus besoin de changer constamment de place les bretelles ou de le soulever par derrière pour m’aérer le dos. Il s’est formé à mon dos, ou est-ce mon dos qui s’est formé à lui ? En tout cas ils s’entendent mieux tous les deux. Pour le reste, hormis quelques douleurs passagères au genou, je me sens en bonne forme, sans ampoules ni échauffements, et peu de transpiration malgré l’heure avancée et parce que je suis en altitude. Ainsi y a-t-il des jours mieux que d’autres … Simplement parce que la veille fut moins facile. De la place et du rôle du relatif dans notre comportement absolu !

Deux cavaliers devant moi ont quitté le manège pour se promener sous-bois, tranquilles dans l’attente heureuse de la halte prochaine. Trois échappés du tour de France cherchent leur route à la croisée des chemins. Une voiture musicale rejoint quelque foire voisine. Je sens une proximité urbaine : pancartes, flèches et panneaux jalonnent ma route qui plonge vers un vaste horizon jaune coupé de toits agglomérés par paquets de dix …

Courage ! Dans une heure, je m’attablerai à la terrasse d’un bistrot d’Arcambal pour déguster un gourmand petit menu local, suivi d’une bonne sieste à l’ombre, celle de l’église peut-être, source inépuisable de calme et de fraîcheur, propice au repos frais et silencieux.

L’espace sacré des habitacles religieux me paraît davantage fait – qu’il soit musulman, juif, chrétien ou bouddhiste – pour les passants comme moi que pour les restants alentours. Et même si je devais être le seul à franchir de temps en temps le seuil de leur accueil muet, cela vaudrait tout de même la peine de les avoir édifiés.

Certes les bâtisseurs de cathédrales visaient une plus ample fréquentation locale et n’imaginaient probablement pas qu’un jour leur chef-d’œuvre ne recevrait plus que quelques irréductibles paroissiens du dimanche, un pèlerin égaré, un vagabond transi, les hirondelles du printemps ou les mouches maçonnes.

Le Bon Dieu compatissant qui ne s’étonne plus de rien mais reste sensible aux prières reçoit avec d’autant plus d’attention les rares égarés qui entrent encore dans sa demeure oubliée. C’est peut-être pour cela que j’aime tant les églises vides, je sens que pour une fois je ne les ai que pour moi ! Et puis, je fais plaisir à Dieu !

Loin du bruit, loin des autres, l’agenouillé devant la croix, l’hébété aux mains jointes en face d’une Vierge en plâtre, le mal assis au ban d’un jugement inaudible, prient leur maladresse, leur colère ou leur fatigue, sincères pour une fois avec eux-mêmes, à l’ombre du sévère dehors. Lieu de fraîcheur et de repos, cachette provisoire, abri protecteur lavé de tout soupçon, aire d’amnistie, l’église ouverte à tous, franchie par quelques-uns, garde encore, même désertée, sa force d’attirance, son pouvoir d’abandon.

Un suisse à moto, c’est peut-être Jérôme … Il m’a dit vouloir la vendre, dommage ; je la lui aurais bien achetée mais j’en ai un peu peur, elle m’impressionne, je préfère tout compte fait, m’y installer à l’arrière, avec devant moi un bon pilote comme lui. Par contre un 4x4 me plairait bien, ou un minibus-camionnette aménagé et habitable. Une péniche me tente aussi, pour rejoindre la mer Noire par le canal Rhin-Danube : encore un rêve fou que je réaliserai peut-être un jour, qui sait ? J’ai tellement de temps devant moi ! C’est dingue, pour atteindre 100 ans, je devrais vivre encore 34 ans, soit plus de la moitié de ce que j’ai déjà vécu. Mais mon grand marcheur de tout à l’heure me faisait remarquer qu’il y avait dans son club des randonneurs de plus de 80 ans capables de faire 100 km à pied sans problème. Chapeau !

À propos de couvre-chef, ma casquette blanche à poche latérale est bien sale, et les trois morceaux de sucre que j’y avais mis commencent à fondre contre ma tempe. Désagréable. Ils ne se sont pas vraiment mis à dégouliner mais l’idée dépasse la sensation. Eh oui, entre réel et virtuel, il n’y a que l’espace d’une persuasion.

Pisser en pleine nature, debout, face au monde, sans autre occupation que celle du bien-être de la déversion : cascade d’urine claire qu’on a envie de prendre dans ses mains pour s’en oindre le visage, caresse symbolique d’un mol robinet tiède affirmant son plaisir, joie frugale débridée de mâle expression corporelle…

Monsieur a remplacé sa barrière par un beau portail de fer forgé qu’il est en train de peindre en noir, avec son petit garçon de côté et un peu plus loin dans le pré, la tente d’indiens bariolée dans laquelle aucun indien ne voudrait entrer. Vacances à la française : Papa au jardin, Maman à la cuisine, Fiston avec Papa, Fillette près de Maman et Médor qui va et vient. Bientôt, à l’heure de l’apéritif : «Ça y est j’ai placé le nouveau portail, ouf !» «Et moi, j’ai fait les lits et de la confiture !» … Voilà ce que j’appelle la belle harmonie d’un couple forcé de vivre ensemble s’efforçant d’être heureux. «N’est-ce pas ma chérie ?» «Sauf que toi tu as fait ce que tu voulais !» … «Je fais ce qu’il faut faire, voilà tout !» «Alors là, tu exagères, ce portail, personne ne t’obligeait à le peindre, ni même à l’installer. D’ailleurs à quoi sert-il ? On le voit 15 jours par an, le reste du temps il est fermé et tu devras le repeindre l’an prochain !» «Écoute chérie (le «ma» a disparu), tu étais pourtant bien d’accord pour qu’on l’achète ce portail, pour remplacer la barrière qui ne fermait pas !» «Oui, enfin, c’était quand même ton idée, mais on ne va pas se disputer pour une porte !» «Et la mauvaise herbe, qui est-ce qui l’arrache, hein, c’est toi ? Etc. Ils boivent leurs pastis en silence et demain, à la même heure, Maman appellera Papa pour l’apéritif, dehors s’il fait aussi beau…

Un petit avion là-haut dans le ciel, c’est peut-être Olivier qui vient depuis Genève, dans son Cessna avec la vague idée de venir survoler son père à l’entrée de Cahors. Mais les heures de vol coûtent plus cher que les journées de marche… Argent, censeur de rêves…

L’imaginer me fait déjà très plaisir. Lorsqu’on arrive à vivre pleinement la moindre réalité, attendue ou inventée, le monde entier est à notre portée.

Ma réalité pour l’instant est de marcher sur une route presque sans ombre qui très bientôt me conduira dans un petit village nommé Arcambal où je m’arrêterai pour boire toute ma soif d’attente heureuse. Et je m’amuse à tenter de lire à l’avance sur les bornes apparues le nombre de kilomètres qu’il me reste à faire pour rattraper mon désir. Et la surprise de lire 1,5 km – alors que je m’attendais à 2 ou 2,5 – est la soudaine petite joie d’une réalité bien vécue, que je peux même accompagner d’une idée farfelue :

Si tout à coup, de ce petit avion, je voyais s’élancer dans les airs un parachutiste et que, suivant envieusement la lente descente de sa corolle, je surprenais bientôt, atterrissant là, devant moi, sur la route, mon fils Olivier retirant son casque et me lançant un : «Salut, ça va ?», suivi immédiatement du rire de sa prouesse et d’une forte embrassade, je ne crois pas que mon émotion serait plus grande que mon actuelle déroute, une larme d’imagination dramatique au coin de mon œil électronique. Et puis, rien ne m’empêche de prolonger mon petit conte de fée en imaginant le gueuleton que nous partagerons tout à l’heure à Arcambal ; l’eau m’en vient à la bouche et le sourire au cœur. La fiction parfois dépasse la réalité – quand la réalité n’est pas là pour surpasser la fiction – et l’eau à la bouche, croyez-moi, ce n’est pas seulement l’attente d’un plaisir, c’est déjà un plaisir ! Et merde, vous n’avez qu’à essayer, vous verrez !

Cette fois, j’ai accompli l’une de mes meilleures étapes du point de vue de son organisation spatiale et temporelle. Il sera midi quand j’arriverai au centre du village, la meilleure heure pour s’arrêter, se rafraîchir et manger. Après une ou deux heures de sieste sommeillante sur le banc de la place à l’ombre d’un tilleul, lisant ou ne lisant pas le journal du jour, deux nouvelles heures de marche tranquille pour rejoindre Cahors dans l’après-midi, ou en début de soirée, selon mon bon plaisir intermédiaire, le temps d’une promenade vespérale dans les vieux quartiers de la ville qui me sont chers.

Au fait, le village que je croyais déjà être Arcambal, c’est seulement Galessie. Tant pis pour moi ! Déçu ? Non, à peine contrarié par cette maladroite estimation. J’ai dans les jambes encore assez de jus pour aller jusqu’au bout de ma demi-étape sans me ronger le sang.

Note

[1] Il s’agit en fait du village de La Peyre. (Ndlr)

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