Jeudi 19 juillet 1990

Cahors. Une fois traversé le pont Valentré, si particulier avec ses trois tours en enfilade, et dépassé la cathédrale, elle aussi bien particulière avec ses deux rotondes en demi-sphère, je grimpe par un joli sentier le piton rocheux au sommet duquel fut plantée la tour de Magne de laquelle on a une vue superbe sur la ville enchâssée dans une des boucles du Lot qui l’enferme sur au moins 300°, enjambée par 4 ponts, dont celui du chemin de fer. Au-dessus de moi, coupant la colline, l’autoroute nouvelle, sortie d’une gorge abrupte pour entrer sur un viaduc aérien.

Je suis allé voir le père Bergougnoux, curé de la paroisse qui m’a reçu bien gentiment en m’offrant un lit de camp au centre d’accueil des jeunes, dans une annexe de la sacristie, donnant sur l’agréable jardin intérieur du cloître, aux rosiers éclatants. C’est comme si j’en faisais partie, parfaitement intégré à ces lieux, un peu démolis comme moi mais toujours habités d’une profonde ferveur et encore fréquentés par un clergé réduit à quelques paroissiens aperçus hier chantant dans la salle adjacente et dont les mélodieux cantiques m’aidèrent à m’endormir.

Arrivé à Cahors plus tard que prévu, j’ai tout de même eu le temps d’en apprécier la grandeur. Ses boulevards et ses badernes, ses fontaines et ses églises, le pont et l’université, toute sa longue et vieille histoire incrustée dans ses murs… Cette belle cité médiévale qui jadis drainait toute l’économie de cette longue et belle vallée du Lot grâce à sa situation exceptionnelle mais qui a perdu toute son influence depuis la disparition de la navigation marchande et qui a souffert de son enclavement dans une région si peu industrielle.

J’ai retrouvé mes hollandais ce matin au coin d’une rue face à l’église. Le père est sorti en trombe du bistrot où il était en train de boire son café au lait du matin, attendant comme d’habitude ses deux enfants encore endormis. «Ah, alors, comment ça va ?» Et nia nia nia, et bla bla bla, le voilà tout heureux de me retrouver. Quelle drôle d’allure il a ce batave à petite tête, épaisse moustache, jambes imberbes sorties d’un pantalon kaki coupé au ras des genoux, chemise mal définie qu’il porte au moins depuis que je l’ai rencontré la première fois ! Arrivé hier à 18 heures, il a mal dormi dans un hôtel minable et louchement bruyant. Je lui ai conseillé de s’adresser la prochaine fois au curé de paroisse pour bénéficier éventuellement du centre d’accueil de la ville. Information trop tardive car il s’arrêtera probablement à Moissac, les enfants en ont marre, ils préfèrent la plage et le bronzage au soleil plutôt que la marche. Mais lui a l’air de pouvoir continuer jusqu’au bout du monde, contraint cependant à les attendre chaque matin au petit déjeuner, qu’il leur prépare avec soin et très copieusement : corn flakes, yaourt, croissants et tutti quanti.

Je me demande si je manifesterais autant de paternelle attention pour mes fils.

Déjà midi moins le quart et je ne suis pas très éloigné de Cahors. J’ai décidé de prendre le GR65, un peu plus long mais composé de sentiers bien ombragés alors que le chemin historique suit la route des voitures en plein soleil. Mais j’ai encore de la route à faire jusqu’à Montcuq, ma prochaine étape du jour. Dans une heure et demie, je serai à Lascabanes où j’espère bien trouver une épicerie ouverte pour me ravitailler et un bistrot pour me rafraîchir.

Un professeur d’enseignement technique en train de consulter une ancienne carte scolaire des États-Unis et sa femme m’ont offert de l’eau fraîche. Nous avons bavardé quelques minutes puis je suis reparti. Elle est de Cahors et lui de Bretagne.

C’est vraiment le désert sur ce causse. Pas âme qui passe, fermes fermées et champs pourtant cultivés mais les tournesols ont la tête penchée des récoltes oubliées, tandis que la paille du champ de blé moissonné gît en désordre sans beaucoup d’espoir d’être un jour ramassée. Aucun chant d’oiseau dans le ciel mais un soleil de plomb. Quelques chênes plus ou moins verts derrière leur mur de pierres m’accordent une petite ombre. Le ciel me semble parfois plus habité que la terre, avec des avions et des hélicoptères qui vrombissent de tous côtés.

Merde, je me suis encore trompé ! Au lieu de tourner à droite tout à l’heure, j’ai pris à gauche. 1 km pour rien. Un chemin qui va vers l’Est, j’aurais dû me méfier. Heureusement que j’ai pu arrêter une voiture pour connaître ma direction. J’ai bien fait, je m’en allais à l’Hospitalet, complètement de l’autre côté. J’ai confondu les marques rouges d’un autre GR. Comme si je n’avais pas assez de kilomètres à faire !

Une halte comme tant d’autres au bord du chemin sous un arbre, là où déjà, avant moi, d’autres pèlerins ont bivouaqué. Combien se sont-ils assis sur cette grosse pierre opportune ? Se sont couchés dans l’herbe limitrophe ? Mêmes gestes, mêmes souffrances : sac prudemment enlevé, chaussettes lentement déroulées, jambes patiemment dépliées, orteils aérés, lèvres désaltérées, peau essuyée, poumons au ralenti, yeux dans le vague, mains accortes pour une fois occupées, pieds débouillonnants.

Et l’eau, l’eau si précieuse, de gourde toujours un peu chagrine. J’ai tenté bien des liquides de remplacement au cours de mes soifs intangibles. Le diabolo-menthe m’a plu, mais il est trop sucré. Une bière glacée est meilleure en pensée, les bulles aérophages me gonflent l’oreillette, et le cola-coca englauque ma salive boueuse. Non, je n’ai rien trouvé de mieux qu’une eau plate et légère, et quand, par quelque privilège, elle m’est offerte dans la main au pied d’une fontaine, c’est le goût de Dieu qui m’embrasse.

Boire, boire avec émotion et respect, le glouglou chahuteur de la source moqueuse, la tête dans les nuages, les pieds dans la gadoue, et ne plus rien savoir que l’eau qui dégouline le long de mon écorce sèche, le bruit mouillé de ma gorge clapotante. Et l’ombre de fraîcheur au vent humide du souvenir empreint.

Je n’ai qu’une gourde de 65 cl pour contenir ces dégustations savoureuses. Celle que possédaient pendant la guerre les parachutistes anglais, légère, isotherme, solide et peu encombrante. C’est un peu juste en plein soleil sur une route déserte de longue haleine, on prend vite l’habitude des franches régalades, si l’on ne s’astreint pas au plaisir retardé. Celui-ci se patiente, se prépare, s’élabore, puis doucement se gargarise. Une eau trop vite bue rejaillit de la peau en gouttes de rosée, consommation perdue à l’empreinte salée.

Tout mouillé, tout ébaubi, tout ébroué d’embruns, le buvard désoiffé repart en Canadair à la conquête d’une autre sécheresse, les pores trempés de piquantes gouttelettes.

Quand de son robinet d’évier on verse sans y penser quelques litres d’eau dans une casserole ou sur ses mains, lorsqu’on laisse couler la douche plusieurs minutes sur sa peau ou le tuyau d’arrosage plusieurs heures au jardin, personne ne parle de gaspillage. Il faut avoir eu soif longtemps et attendre longtemps l’eau qui enfin l’étanchera pour évaluer le juste prix d’une source blottie à l’ombre des excès. Il faut avoir vu le bleu du ciel à travers la gorgée d’eau recueillie dans sa main pour apprécier à sa juste valeur le ruissellement continu des clepsydres éternels de notre finitude. Il faut avoir écouté le chant des pierres mouillées sous la cascade d’eau vive pour entendre le cri d’un enfant desséché.

Chaque goutte d’eau que j’ai bue aux haltes éphémères de torrides journées m’a nourri de lumière : avec elle j’ai avalé l’or du soleil, l’émeraude d’une feuille ou le carmin de mon sang. Eau pure restituée dans ma sueur et mes larmes…

J’avais faim, mais rien d’autre ne s’est présenté à mon appétit qu’une prétentieuse auberge, ferme restaurée au bord d’une piscine. Il était trois heures. La voix qui s’adressa à mon allure prétendit qu’il n’y avait plus rien à manger, tout juste à la rigueur, et parce que j’insistai, un sandwich aux rillettes. Assis en aparté loin de la table d’hôte où finissaient de manger la famille d’amis invités, j’eus droit tout de même au verre du patron, après lui avoir demandé un pichet de pays puis une demi-bouteille d’appellation, l’un et l’autre indisponibles. Sous les regards curieux de ses compagnons de table, il finit par m’inviter auprès d’eux pour goûter une merveille confectionnée par la jeune fille de la maison. Pour son voisin de droite à chapeau ramolli, elle devait avoir les boules, mais moins grosses que celles de la Raymonde. La construction de l’autoroute était leur sujet de polémique, mais la jeune fille n’en avait cure, elle était contrariée de ne pas avoir reçu ses allocations de chômage. Des gens pas drôles, je me suis excusé rapidement.

Je suis allé m’asseoir un peu plus loin à l’ombre d’une maison, attendre qu’il fasse un peu moins chaud pour continuer ma route. À quatre heures de l’après-midi, toute la chaleur accumulée dans la journée retombe sur terre comme une fournaise et grille la moindre tentative de marche. Alors une petite sieste s’impose.

Allons, allons, la sieste est finie, debout, il fait encore très chaud mais il reste deux heures avant d’arriver, courage, bientôt la fin. Hop !

Il y a dans l’église de Montcuq, en fin de croisée du chœur, la sculpture d’un homme accroupi un coude sur son genou, la tête appuyée sur son poing et l’autre bras sur son autre genou. L’église a été restaurée à plusieurs reprises, mais il ne reste que quelques chapiteaux du chœur à peu près intacts, encore que très abîmés.

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