116. De Montcuq à Lauzerte

Vendredi 20 juillet 1990

Hier, j’ai fait une marche forcée qui a semé mes trois hollandais volants, pour arriver à Montcuq avant la fermeture des magasins, car je voulais m’approvisionner en alimentation pour préparer mon dîner au gîte. J’achetai en hâte fruits, lait, pain, etc., avant de m’informer de l’endroit où je comptais passer la nuit, mais pas de gîte à Montcuq, du moins il n’existait plus. Je me suis donc rendu à l’hôtel de Saint-Jean, où l’agréable aubergiste accepta de mettre mon melon dans son réfrigérateur ainsi que mon litre de lait pasteurisé. Bien entendu, je les oubliais avant de me coucher, et ce n’est que ce matin, après mon petit déjeuner, au moment de partir, que je m’en suis souvenu. Il était plus de 9 heures. Ne voulant pas les perdre et projetant de les consommer plus tard, je me suis obligé à les trimballer dans un sac plastique brinquebalant hors du sac. Je me suis arrêté 2 ou 3 km plus loin, au sommet d’une pénible montée, à l’ombre d’une gentille clairière où j’ai coupé mon melon en deux. Il était encore tout frais. C’est avec le plus grave délice que je l’ai dégusté à la petite cuillère (celle que j’ai toujours à portée de bouche dans une poche extérieure de mon sac), proche de l’extase gastronomique. Dans ces moments-là, le goût atteint un paroxysme de sensibilité olfactive, activé par l’attente au cours d’une frustration prolongée : soif, chaleur, manque de salive, etc. Dans chacune des coupes naturelles dont je disposais, j’ajoutai les morceaux d’une pêche préalablement pelée avec soin et la moitié d’une prune que m’avait offerte le matin même la femme de l’aubergiste rencontrée au retour de sa cueillette à la porte du jardin : un second délice, salade de fruits assaisonnée du jus de citron qui me restait. J’eus envie à ce moment-là de faire participer quelqu’un à ce rare plaisir et je pensai à mes hollandais qui étaient derrière moi. Aussi ai-je refermé la moitié du melon encore pleine avec le couvercle de l’autre moitié évidée et placé mon melon œuf de Pâques sur une pierre bien en vue à l’ombre la plus fraîche. Le genre de colis qu’on envoie sans être sûr qu’il atteigne un jour son destinataire…

Gorgé de lait et de fruits, me voilà reparti pour Lauzerte, à une douzaine de kilomètres de là. Ce sera une petite étape aujourd’hui mais avec cette chaleur, je ne pouvais pas prétendre rejoindre Moissac ce soir. D’après la météo, il fait encore plus chaud qu’hier : 40° à l’ombre !

Incroyable ce qu’un estomac peut ingurgiter de choses diverses. Rien que ce matin : un thé du soir qui me restait – comme j’avais soif, je l’ai réchauffé sur mon réchaud à mon réveil avant de descendre prendre mon petit déjeuner – puis café très fort au lait, croissants rassis chauds, beurre, confiture, miel, puis plus tard melon, pêche, prune, lait et citron, plus quelques bonbons acidulés. Je pense à ma panse : comment tout ça se comporte-t-il là-dedans ? Ça doit faire un peu yaourt, non ? Lait tourné, comme celui que prépara l’aubergiste ce matin au percolateur, du bon lait frais qui n’avait pas tenu la nuit, elle n’était pas contente la percolatrice, et moi non plus. Mais elle avait en réserve du lait non retournable, un lait fidèle, de longue durée.

Voilà comment peut commencer un feu de brousse : un mégot jeté n’importe où, comme le mien, là, sur le bord de la route. Il tombe dans l’herbe sèche, un petit vent active sa braise et voilà qu’une petite flamme apparaît, grandit et se propage, l’herbe enflammée court le long du chemin de feuilles mortes qui aboutit à un genêt sec prompt à incendier calmement son voisinage immédiat à l’orée d’un bois assoiffé qui n’attend qu’une allumette pour s’embraser. Quant au fumeur négligent, il est déjà loin, il s’en fout de ce mégot qu’il a oublié depuis longtemps, et la fumée qui commence à s’élever dans le ciel derrière lui, et les sirènes qu’il entend au loin, n’éveillent en lui que cette pensée laconique : tiens, le feu quelque part, pas étonnant par cette sécheresse, beau temps pour les pyromanes !

Je surveille du coin de l’œil mon mégot qui continue de brûler sans toutefois enflammer l’herbe qui l’entoure.

Connaître la forêt, la mer et la montagne, les dangers qui la menacent, leur colère qui nous menace afin de prévenir l’acte inconsidéré de l’ignorant égoïste créateur de misère…

La mode des français est à l’écologie appliquée. La moitié d’entre eux, paraît-il, seraient prêts à n’employer leur voiture que deux jours par semaine pour diminuer la pollution. La majorité d’entre eux ne jettent pas ses papiers gras par terre, ils utilisent bien les poubelles. C’est du moins ce que déclarait une émission de TV ce matin pendant mon petit déjeuner. On y a beaucoup parlé d’algues marines bonnes pour la santé et contenant de précieux médicaments. Une émission qui devrait être quotidienne mais qui l’écouterait à cette heure-là ?

Le Président de la République lui-même a félicité les écologistes pour avoir prévu avant tous les autres que la terre se devait d’être mieux protégée. Il était temps. Combien de sacs poubelles, de détritus divers n’ai-je pas rencontrés le long de mes chemins ? Combien de décharges sauvages, municipales et principales, en plein air, en plein champ, en pleine décomposition, nauséabondes, près d’un village, d’une aire de repos, d’une route passagère ? Il faut bien les mettre quelque part, ces tonnes d’ordures. Si chacun consommait TOUT ce qu’il achète, il y en aurait déjà moins. Quel gaspillage ! Hier, en passant de bon matin devant une villa endormie, à côté de la poubelle réglementaire encombrée, gisait dans son carton un rutilant jouet d’enfant, une immense grue articulée avec une échelle, manœuvrée par deux manettes commandant un système à piles, intacte ou presque. Seule l’attache de l’échelle était casée. Mais sans doute pas irréparable, même si le plastic est difficile à recoller. Finis les boulons et les vis qui fixaient les pièces démontables de nos anciens mécanos ! Aujourd’hui, quand quelque chose se brise ou ne marche plus, on le jette, ajoutant un déchet supplémentaire. Et je ne parle pas des matelas, réfrigérateurs, cuisinières, postes de TV laissés sur le trottoir, sans même attirer l’attention d’un chiffonnier paresseux. Quant au SDF de passage, où les mettrait-il ?

Les compagnons d’Emmaüs ne suffisent plus à la demande d’évacuation du trop-plein de nos armoires, caves et greniers. Transport et manutention coûtent plus cher que l’objet neuf. Si j’étais un migrant astucieux, je commencerais par faire quelque apprentissage mécanique et électronique très pratique, je louerais un vieil hangar abandonné hors d’une ville riche, j’achèterais une camionnette de quatrième main et j’écumerais la nuit les trottoirs des quartiers résidentiels pour ensuite les déposer en lieu sûr, les démonter, les réparer, les restaurer puis les revendre à ceux qui n’en ont pas, à moitié prix. En affrétant un navire en mal de chargement, je pourrais même exporter ma marchandise dans mon pays d’origine et y ouvrir un commerce florissant.

Je viens d’avaler mon premier litre de lait quotidien. Reste à la digérer. 11 heures. Un repos d’étape comme celui-ci dure trop longtemps, mais il fait si bon à l’ombre d’une haie, avec tout ce soleil autour, et un peu de brise douce qui enlève toute envie de marcher. Je ne peux tout de même pas rester là toute la journée, il faut marcher. L’effort, encore l’effort, toujours l’effort de se relever, de repartir, de continuer. Pourquoi ? Pour un plaisir ultérieur ? Mais on n’a pas toujours envie d’y penser, et pourquoi ne pas prolonger celui qu’on a sous la main ? Si je pouvais ne penser qu’à l’instant, sans projet, je n’aurais même plus besoin de m’efforcer. Mais voilà, des tas de petits instants collés les uns aux autres, ça fait du temps, et je ne peux m’empêcher d’y penser, à ce temps grenu fait de passé, de présent et de futur. Alors tôt ou tard je finirai par quitter le moment présent pour me souvenir ou prévoir. Mon sentiment de la durée aura prévalu et la flèche de Zénon d’Élée m’entraînera là où je dois, peux ou veux aller. Tôt ou tard mon temps en pointillé se révélera continu et moi en mouvement perpétuel… «Panta rhei», tout passe, disait Héraclite. Tout a un sens, tout se dirige vers… Le temps n’est pas seulement fait de l’addition d’instants courant dans tous les sens comme le mouvement brownien de l’atome qui nous semble immobile. Le soleil autour duquel je tourne et que je crois fixe se dirige lui aussi quelque part, du côté de Véga. Et cette route que je suis comme un rond de serviette ne reviendra pourtant jamais à son point de départ. Ainsi s’épanouit notre chère liberté de l’instant sur le parcours nécessaire du temps, entre libre arbitre et destin…

Je ne peux vivre sans donner un sens à ma vie et je me demande parfois si ma cause finale n’est pas plus importante que ma cause première. Si l’homme cherche où il va, c’est qu’il se demande aussi d’où il vient. Pour échapper à ces deux mystères entre lesquels il ballotte, il s’invente un présent qui le rassure, il le construit à sa mesure et s’y installe comme il peut. Et quand il n’en peut plus, il accepte son destin ou se révolte contre ses maîtres.

Au fond la nature a bien fait les choses : elle a donné à l’homme la faculté de se poser des questions sur sa destinée, elle lui a donné l’imagination et l’intelligence pour y répondre, l’habileté pour s’en défendre, l’art de s’en servir, voire de la diriger, au risque de la surprendre.

Si par malheur cet homme, tout puissant qu’il soit, bute sur quelque obstacle insurmontable ou sèche sur un problème imposé, si un cataclysme dont il n’a pas la maîtrise intervient ou si une soudaine désorganisation de la société qu’il a créée l’empêche tout à coup de survivre, alors, n’y pouvant plus rien, vaincu, anéanti sous le poids de son ignorance, de son incompétence et de sa maladresse, il se rappelle soudain le magnanime souvenir des puissances occultes, il retrouve sa foi oubliée et se remet à croire. Son appel au secours le replace au rang de l’humilité, de l’obéissance et de la fidélité, il redonne une majuscule à «dieu sait comment» et tend l’oreille vers l’inconnu, l’univers et son prochain. Tentative de retour en grâce qui ne va pas sans sacrifice, mais qui s’accompagne peut-être d’une plus grande clairvoyance.

Ne serait-ce pas l’échec prolongé de solutions bancales accordées un peu à la légère aux problèmes d’une société en pleine évolution qui pousse actuellement beaucoup de monde à se remettre en cause et, de causes en effets, à s’en remettre à un Dieu oublié devenu nécessaire ? Voilà sans doute pourquoi l’homme arrivé en bout de liberté temporaire accepte le retour d’une nécessité première… jusqu’à la prochaine élection !

Cette fin de siècle est peut-être aussi la fin d’une ère de liberté technologique toute puissante parvenue aux limites de l’absorption possible par ceux qui la consomment. Peut-être assisterons-nous bientôt à la naissance de nouvelles façons de vivre, individuellement et en collectivité, débarrassés de l’inconfort moral de notre confort matériel et enrichis de valeurs retrouvées susceptibles de reconsidérer celles que nous avions un peu hâtivement placées en tête – progrès, argent, marché, pouvoir – pour un meilleur équilibre de nos besoins.

Bien sûr ce n’est pas demain la veille que notre société favorisera l’idéal de chacun par mutuelle concession. Mais las de se satisfaire de ce qu’il n’a plus vraiment, l’homme d’aujourd’hui pourra-t-il encore longtemps subir son mal-être ? Les bouleversements politiques récents ne sont-ils pas les prémisses d’un syllogisme inéluctable dont la seule conclusion ne pourra que conforter les prophètes ?

Me voici de nouveau sur la route en plein soleil, une route qui vient d’être gravillonnée et goudronnée, trop chaude pour mes semelles sensibles. J’ai choisi de m’arrêter un instant à l’ombre des arbres où quatre ouvriers faisaient la pause en attendant que gravillonneuse, goudronneuse et compresseuse aient fini leur manège pour rectifier l’automécanique résultat par de manuelles retouches. Employés d’une entreprise privée travaillant pour un syndicat de communes, ils sont soumis à des horaires capricieux. C’est ainsi que l’un d’entre eux m’expliqua qu’il avait travaillé toute la journée du 14 juillet parce qu’il fallait absolument terminer une piste d’aviation privée locale à cause du goudron prêt qui ne pouvait attendre.

Là, sur cette route secondaire et sous un soleil brûlant, ils respirent le goudron chaud et balaient le gravier tiède sans se plaindre mais sans enthousiasme. Eux sont sur la route pour gagner leur croûte, et moi pour la perdre …

J’ai eu ma part de croûte aussi, mais quand ils auront quitté la carrière, bénéficieront-ils de la même retraite que moi ? J’en doute. Auront-ils accumulé assez de richesses pour rempli leur solitude ? Pas certain. Leur troisième âge sera-t-il l’heureux effet d’un deuxième bien vécu ? Peut-être pas. Il est bien rare que l’avenir soit présent d’un futur, on le découvre plus souvent futur simple d’un passé composé.

Derrière moi le château de Sari, habité par une dame revêche, au dire du cantonnier de tout à l’heure. «Avant c’étaient des anglais, m’avait-il expliqué, ils invitaient parfois les gens du coin, ils étaient accueillants».

Entre le château et moi le clocher de Rouillac avec les restes de son église XIe siècle et le hameau de Bonal. Plus loin Montlauzun, à mi-parcours de Lauzerte.

Bien, mes semelles recollées hier soir ont l’air de tenir le coup. Il faudra cependant que je bouche encore quelques petites alvéoles du talon où la poussière et des gravillons se sont introduits. Une belle semelle bien aérée, souple et légère mais très mal attachée à l’empeigne. Il suffit d’une fente malencontreuse pour que les incidents du chemin l’amplifient jusqu’au décollage complet. Et platt, platt, platt, chaque pas devient un clapet trébuchant.

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