117. De Lauzerte à Moissac

Samedi 21 juillet 1990

Départ de Lauzerte à 7h30. Aboiements agressifs de chiens cloîtrés. Il fait beau temps, la journée sera chaude mais, pour l’instant, le soleil rasant m’accorde une ombre presque trop fraîche. Je suis tout entouré de tournesols qui tournent leur jaune corolle vers le soleil au fur et à mesure de sa course. Les fleurs déjà fanées, elles, ne bougent plus.

L’étape Montcuq-Lauzerte fut brève : 15 km. Mais par cette chaleur nous avons trouvé, mon sac et moi, que nous en avions déjà fait beaucoup, et bien assez. Mes compagnons hollandais aussi d’ailleurs. La dernière partie du parcours fut douloureuse, Lauzerte était là devant nous, à portée de vue, mais à 2 km en ligne droite montante, à une hauteur qui nous paraissait vertigineuse. Nous l’avons atteinte essoufflés et soufflants mais nous fûmes récompensés par l’accueil d’un maire compatissant qui nous ouvrit un gîte confortable, en tous cas pas trop désagréable après ce que nous avions subi. Il était aménagé dans une ancienne gendarmerie, elle-même installée dans un ancien couvent. C’est dire la sobriété du lieu. Tandis que mes trois compères dînaient au restaurant, je me suis bricolé un repas de fortune : pâtes, fromage mal râpé, tomates …

J’ai rencontré au syndicat d’initiative le conservateur des archives de Lauzerte qui m’a débité pendant une petite heure son discours historico-touristique tout émaillé de dates précises, de noms locaux dont je n’avais cure mais j’enregistrais l’image d’un bourg bien sympathique (1000 à 1500 habitants) avec son unique épicerie et son unique bureau de tabac. Car pour le reste, il faut descendre au bord de la route nationale, qui n’a pas eu le courage de monter jusqu’ici.

Dans la chapelle de l’ancien monastère transformé en maison de retraite, on peut encore admirer une belle coquille de Saint-Jacques sculptée qui témoigne bien du passage des pèlerins dès le XIIème siècle Le plus inattendu est un christ en cuir (il faut le savoir pour le remarquer) dans cette chapelle de facture romane, confectionné par un tanneur au XIe siècle pour remplacer celui qui avait été détruit.[1] Vu de profil, on en distingue vaguement les coutures sous une laque épaisse qui donne l’impression d’avoir affaire à un autre matériau.

J’ai décidé de prendre la route départementale D2, plus courte, qui m’emmènera directement à Moissac par un petit raccourci que j’emprunterai plus tard, car le GR, lui, semble passer par des endroits impossibles, sûrement en plein soleil.

Vue de loin, encore peu éclairée par le soleil du matin, Lauzerte est vraiment belle à contempler. Comme Cordes, Montcuq, Saint-Cirq-Lapopie, toutes ces villes fortes construites en hauteur pour se défendre contre les envahisseurs anglais, cathares, protestants, opposants au Roy de Paris, à celui de Navarre, collées à leur église et leur château entre d’épais murs percés de quelques portes bien gardées, Lauzerte a vu se dérouler toute l’histoire de France au pied de ses remparts.

De nos jours, en cas de danger, il ne reste qu’une sirène à cornets juchée sur le toit de la poste ou de la mairie pour appeler les pompiers, le curé ou le conseil municipal. Et la cloche de l’église pour sonner le tocsin, annoncer un mariage ou célébrer une messe. On ne demande plus son laissez-passer au touriste curieux qui franchit sa tour de guet endormie pour visiter la ville défunte.

La cornette virevoltante de la religieuse en mobylette sous son casque blanc passe devant moi. Intrépide, elle a même lâché le guidon d’une main, la coquine ! N’a-t-elle pas esquissé un sourire ? Allez savoir, petite bouche cousue au milieu d’un visage tout fripé des rides d’une passion prisonnière. Seuls ses yeux auraient pu me dire le sens de son regard mais je les vis à peine. Il faut du temps pour ouvrir un visage, de la tranquillité, un long face à face en assise immobile. Peut-être alors pourrait-on découvrir sous le détachement les plis de l’attention, sur la peau labourée les sillons de l’action. On croit les vieillards indifférents parce que leurs traits n’esquissent plus de desseins. S’ils grimacent moins leurs sentiments, ils ne les expriment pas moins, mais à l’intérieur de leur cœur, avec du feu dedans.

Sur une route à grande circulation, on en vient à considérer les voitures comme des animaux étrangers sans réelle signification pour le marcheur, de simples objets mouvants, des OMNI (objets mouvants non identifiés) qu’on finit par extraire de leur bruit. Mais on est à leur égard peut-être dans la situation de la poule, du lièvre ou du hérisson face à nous, véhicules à pieds.

Les chiens n’aboient plus que contre ceux qu’ils ont le temps de flairer. Depuis longtemps ils ont abandonné leur inutile colère contre d’intouchables fusées dont le bruit ne les agace même plus. Victimes de notre pollution mécanique ils ne s’en prennent plus qu’aux rescapés de la nature susceptibles d’être encore rattrapés.

Ces véhicules conduits de façon intempestive à folle allure sont un réel danger pour le piéton : un léger coup de volant de trop, l’inattention de quelques secondes, un petit verre de trop et couic … plus de piéton. Celui-ci ne peut qu’avoir confiance au réflexe salvateur du chauffeur bien conditionné qui l’évitera au dernier moment comme n’importe quel obstacle. On peut aussi, dans nos prières d’intercession, faire appel au code de la route, à la peur de gendarmes ou aux conseils de Bison futé. Ceci étant, le meilleur atout dont dispose le marcheur est la prudence.

Mais il y a des fous à pied comme il y a des fous au volant : traversant une chaussée en diagonale de virage en virage pour gagner quelques mètres (ça c’est moi), zigzaguant sur la route ou marchant au milieu comme un voilier insouciant devant un pétrolier, ou simplement assis sur le bas-côté, les pieds sur le goudron comme une autruche la tête dans le sable. À cause de quelques piétons inconscients, les automobilistes nous regardent tous comme de dangereux mobiles à réaction imprévisible qu’il faut éviter à tout prix. Et s’il n’y a plus de trottoir, tant pis pour eux, ils n’ont rien à faire là !

Nous autres pauvres pèlerins damnés de la route, nous ne sommes pas toujours mieux traités par la roue de la fortune : sujets de méfiance, objets d’encombrement, nous n’attirons pas d’emblée la poignée de main fraternelle. Il faut souvent essuyer le regard flou d’un hôtelier mal réveillé, l’attente punitive d’un serveur ombrageux, le refus trop pressé d’un employé peureux avant d’obtenir ce qu’on est en droit d’attendre.

«Onpeupavoudonéaboir, onfaipabar», ou «zeplin, yapud’place», m’a-t-on parfois jeté au visage. Mais dans l’ensemble le gros des sédentaires a plutôt l’air de s’en foutre, des nomades. Mais pas des romanichels ! L’ennui, c’est que leurs critères de distinction ne portent que sur quelques aspects extérieurs à taux variable. Sans uniforme officiel de marcheur, comme celui, bien défini, du footballeur, du cycliste ou du représentant de commerce, le pèlerin se balade au gré des préjugés, du sportif mal habillé au vagabond voleur, dans le no man’s land des marginaux à éviter.

Certes, en insistant un peu, on obtient toujours le verre d’eau que tout débit de boissons se doit légalement d’offrir gratuitement à qui le demande, mais avec quelle condescendance courroucée ! On se sent cul-de-jatte devant un escalier du métro. Mais si on y met un peu du sien, le fier haut-du-pavé charitable devient presque agréable. Il suffit d’un peu parler. Le verbe rétablit souvent l’ordre de vue, mais il vient en second, un handicap difficile à rattraper.

Au bout de 5 km sur cette route bordée de platanes mais du mauvais côté, donc en plein soleil, j’arrive au carrefour de la D927 et de la D16. Entre les deux, un écriteau : Auberge Bar Restaurant.

J’entre, dépose mon sac et demande au jeune aubergiste-barman-cuisinier ventripotent si je peux manger. Il regarde sa pendule. Il est 11 heures. «Ah non, c’est trop tôt» – «Bon» lui dis-je, «alors je vais boire en attendant». Il m’apporte un demi-pression sur la terrasse. À la table voisine, on a dressé 4 couverts. On apporte la viande, les pommes de terre, l’eau et on s’installe. C’est le repas du personnel avant celui des clients. Une femme, deux enfants et l’homme de tout à l’heure. Je les regarde manger, ils me regardent les regarder manger. Étonnant ce pouvoir des gens à rester impassibles devant quelqu’un qui attend. Je me croirais à la poste. Une 4x4 arrive, conduite par une femme blonde énergique et pressée à cause de la fête de ce soir, elle a besoin de beaucoup de glaçons : «Est-ce qu’il n’y a pas un camping dans le coin qui pourrait me fournir des barres de glace ?» Personne n’a l’air de suivre son idée avec beaucoup d’enthousiasme. Histoire de me faire remarquer (j’ai faim !), je suggère la machine à faire des glaçons de quelque bistrot bien équipé à la ville voisine. Découvrant subitement ma présence, elle retient l’idée et déclare que ce sera plutôt à l’un de ses hommes de le faire. Elle finit sa cigarette, charge sa voiture de tomates et de salades et s’en va … où je vais. En payant les 7,50 Frs de ma bière au patron qui accepte de remplir ma gourde à son robinet d’eau glacée, j’entends un client me dire : «Tu en as pour combien» ? Et moi : «5 km.» Avec un ou deux apéritifs de plus, il m’aurait sans doute invité à manger pour que je l’écoute me raconter sa vie.

La plupart des gens que je rencontre sont ainsi : méfiance et circonspection d’abord, chacun s’occupant de ses propres affaires. On ne regarde pas celui qui passe à côté, on croit toujours que ce qu’il demande est pour l’autre. Chacun est préoccupé de son acte immédiat : le pain chez la boulangère, la porte de la voiture à fermer, le portemonnaie à ne pas oublier. On est seul dans ses soucis. Mais un moment d’inattention intérieure, un son, une image fortuite, quelqu’un qui vous parle, et c’est le «j’ai été retardé par un drôle de type dans la rue». N’empêche que le drôle de type a réussi à l’arrêter, à l’obliger sans menace à lui répondre et même à écouter tout ce qu’il n’avait pas encore pu dire à haute voix depuis son réveil.

À la table d’un bistrot c’est plus facile, il suffit de regarder quelqu’un qui parle à son voisin pour être bientôt pris à partie et prendre part à la conversation. L’approche est plus rapide entre gens de même occupation. Et pour peu qu’on boive la même chose, on est déjà presque en terrain de connaissance. Le français moyen est comme le polynésien, il lui faut un peu de temps pour entrer en contact, il a besoin de tourner d’abord autour de la question avant de la poser, de voir venir l’interrogation d’un peu plus loin avant d’y répondre. Quand deux kanaks de Maré se rencontrent sur un chemin de brousse, ils s’arrêtent en faisant semblant de ne pas se voir et, à distance, murmurent : «Bo se re il ? Bo ci hue il ?» (D’où viens-tu ? Où vas-tu ?). Première identification qui permet de connaître le lien, le clan, l’alliance et le degré de relation. Tout est dit. On peut se parler ou continuer son chemin.

… (Profond soupir) … Tout imprégné de silencieuse mémoire, je parcours le cloître de l’abbatiale de Moissac comme un vrai pèlerin, un authentique pénitent, un moine qui pleure d’une émotion sacrée. Insoutenable pesanteur de la grâce. Je me promène en larmes au pied des doubles colonnes fuselées coiffées de chapiteaux intacts. L’orgue se prépare à la cérémonie des mariages attendus. Des lys par brassées honorent le chœur prêt à sanctifier l’union d’amours conjoints. Tout est beau, tout est pur et je suis seul, un moment, à respirer Dieu. Des pigeons font la sieste sur les toits de l’église. Qui ne serait pas envoûté par ce lieu saint, ce temps de prières, et qui ne s’arrêterait, pauvre nomade en dé-route ?

D’une colonne à l’autre, la tête renversée par ces chapiteaux aux têtes décapitées par de vieilles incultures, j’avance en pleurant devant tant de puissance figée. Œuvre grandiose, surhumaine de nos jours. Pour bâtir cet édifice, pour l’habiter, quelle force, quelle foi, quelle ferveur soutenue et quelle fermeté ! Que sommes-nous de nos jours, indignes héritiers d’un si lourd passé ? C’est à pleurer, à pleurer de mémoire …

Le sortilège est passé. Il eût fallu que je restasse seul plus longtemps pour entendre la voix de Dieu que j’appelais de mes larmes sous les arcades du clocher. Je me suis assis sur la marche usée de son escalier serpenté qui descend jusqu’à terre, vers les hommes de mon siècle oublié. Être seul un moment et pouvoir enfin verser les larmes d’une grâce partagée. Pouvoir appeler Dieu comme un père retrouvé et lui parler à haute voix sans pudeur infidèle. Rarement l’homme peut espérer le faire en toute liberté, en parfaite franchise et pure simplicité, en «passion». Sublime, puissante bénédiction de l’homme. Quand retrouverons-nous le talent de tels témoignages ?

Alors paraît en sculpture la continuité de génie … (Malraux)[2]

Rires et babils d’enfants heureux accompagnent mon silence.

Je quitte bien à regret ce délicieux exemple d’emploi brut de l’instant, hors du temps d’habitude. Si je n’étais pas venu là maintenant, à 2 heures de l’après-midi, auprès de toi, Abbatiale de Moissac, remettant à plus tard mes soucis domestiques, je n’aurais peut-être jamais reçu le privilège rare de cette rencontre en pleine solitude, moi seul un moment extasié devant telle œuvre des hommes de Dieu.

Notes

[1] D’autres sources font de ce christ en cuir l’œuvre d’un prisonnier en échange de sa libération. (Ndlr)

[2] «Nous appelons époque romane l’époque où la vie chrétienne s’ordonne en civilisation, et où l’union de l’architecture avec la sculpture, la peinture et les arts qui vont devenir mineurs, prend l’éclat des passages privilégiés de l’homme. Alors paraît en sculpture la continuité de génie que retrouveront la renaissance italienne, la musique allemande, la peinture française, non pas une école, mais l’épopée qui commence à Moissac et la prise de Jérusalem, et dont la mort de Saint Louis annonce la fin, le premier grand style chrétien.» André Malraux, Le Monde chrétien, Gallimard, 1954, p. 24. (Ndlr)

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