118. De Moissac à Saint-Antoine

Dimanche 22 juillet 1990

Rude fut mon départ ce matin. Nous étions une bonne douzaine à dormir au gîte, près du canal et du camping, de l’autre côté du pont Napoléon. Hier soir, j’eus la chance d’assister à un très beau concert exécuté par l’ensemble de Cologne au cloître de l’abbatiale dans le cadre des soirées culturelles de Moissac pour l’été 90. C’était unique. Au programme :

Bach : Suite en si mineur pour flûte et cordes et concerto en mi mineur
Vivaldi : Concerto pour violon et cordes en sol mineur et la Notte
Telemann : Sonate pour trompette et cordes
Pachelbel : Canon per tre violini e basso
Haendel : Suite pour trompette et cordes en ré majeur ….

Je me suis couché à minuit dans un dortoir étouffant plein de moustiques et ce matin j’ai dit au revoir à mes hollandais qui s’arrêtaient là.

Je n’aurais pas dû suivre l’itinéraire qu’on m’avait indiqué car il me fait monter jusqu’au petit village de Boudou au-dessus de la Garonne et ça me fait perdre du temps.

Maintenant que j’y suis arrivé, je ne le regrette pas car d’ici la vue est superbe. Je surplombe toute la vallée et jusque très loin à l’horizon cette longue plaine qui entoure le confluent de la Garonne et du Tarn. Le coup d’œil en vaut la peine. S’il n’y avait pas tant de brune à l’horizon on pourrait distinguer Andorre, juste en face ; le pic du Midi, tout là-bas au Sud-Ouest ; et Auvillar, à l’ouest, que je vais essayer de rejoindre ce soir. Encore un village perché sur sa colline qu’il me faudra grimper en fin d’étape ! Pour l’heure je m’en vais redescendre vers la Garonne, la traverser au prochain pont et ensuite, et bien, advienne que pourra. Je sais au moins quelle direction prendre.

Je longe à présent la Garonne dont je ne suis séparé que par un chemin de halage et une haie de peupliers.

J’ai eu la chance de tomber tout à l’heure à Boudou sur une auberge très accueillante tenue par une grosse dame souffrant d’arthrose au pied droit et qui m’a préparé un délicieux café au lait. Je suis reparti ragaillardi et ma gourde pleine d’eau fraîche.

Les trois jeunes filles rencontrées hier soir au gîte n’ont pas dû prendre le même chemin que moi, j’aurais dû les voir. Il est vrai qu’elles sont parties très tôt ce matin. Peut-être les retrouverai-je à Auvillar. Nous sommes maintenant plusieurs à suivre ce chemin de Compostelle entre Le Puy-en-Velay et Saint-Jean-Pied-de-Port. Au-delà, ce sera la multitude.

Un prunier sauvage poussant au bord de la route m’offre ses fruits délicieux. J’en ai cueilli une branche que j’égrène en marchant. C’est ce genre de découverte inopinée qui donne tant d’attrait à une randonnée.

Une petite péniche d’agrément, toute simple pour 6 personnes, se loue 1000 Frs par jour de Moissac à Agen. C’est cher, mais à 5, ça ne fait que 200 Frs par jour et par personne. C’est une belle promenade à faire, dans le calme d’une eau paisible entre des rives tranquilles (je ne suis pas au bord de la Garonne comme je le croyais mais au bord de son canal latéral) et les écluses sont peu nombreuses par ici.

Je marche en ce moment entre deux d’entre elles à l’ombre de gros platanes, cherchant l’endroit propice à une bonne baignade rafraîchissante.

Une voie de chemin de fer, une route à double voie, un chemin de halage, le canal latéral, la Garonne et un autre canal, quel merdier ! Moi qui croyais pouvoir grimper sur le tablier du pont qui enjambe assez bas mon canal et le reste, et bien non, impossible. Je suis obligé d’aller jusqu’à la prochaine écluse pour traverser le canal et revenir ensuite de l’autre côté jusqu’au pont qui est de l’autre côté. Quel cirque ! «Si j’aurais su j’aurais pas venu ! … par ce côté».

Depuis le pont je vois très bien ce qu’il me reste à faire : une route goudronnée en plein soleil, plate et droite sur 3 km pour arriver au pied d’Auvillar que j’atteindrai vers 3 heures de l’après-midi, au moment le plus chaud de la journée (39° à l’ombre et 10° de plus au soleil). J’ai bien fait de me baigner avant. Mais la fraicheur ne se met pas en conserve, hélas !

Ouf ! Le dernier pont ! En face et un peu en aval, deux énormes cheminées de centrale nucléaire. Je ne savais pas qu’il y en avait une par ici. Des cyclistes … quel courage ! Enfin il m’en faut aussi à moi qui vais à pied, mais ils ont l’air de peiner plus que moi. Ce sont ceux que j’avais croisés au bord du canal. Ils occupaient tout le chemin avec leur table couverte de victuailles dont ils n’ont même pas eu l’idée de m’en offrir un échantillon. Moi je trouve bizarre qu’aucun des six qui mangeaient devant moi (je m’étais arrêté pour les salutations d’usage et un échange civilisé d’amènes propos) n’ait eu l’idée de m’offrir à boire, et encore moins à manger.

Cet isolationnisme forcené qui ne voit autrui qu’en étranger, cette indifférence à l’inconnu qu’on ne veut pas connaître, est-ce un signe propre à notre temps ou l’habituelle mauvaise éducation d’un certain pourcentage d’une société quelconque ? Un marcheur chargé passe près d’un groupe de vacanciers en ripaille. Il s’arrête pour leur dire bonjour et répondre à leurs questions. Eux mangent en lui parlant, se servent à boire en l’écoutant et si, par inadvertance, ils se demandent s’il a mangé, c’est pour se dire aussitôt que oui, sûrement. J’ai même regardé avec eux leur carte de navigation fluviale pour savoir avec précision où j’étais, et bien non, rien, pas la plus petite goutte offerte, pas la moindre invitation à trinquer avec eux. Quels ploucs !

Et là, me reconnaissant, le hâbleur du groupe me crie, désinvolte : «Ah, on ne rencontre plus que vous sur notre chemin !». Ni insulte, ni moquerie, la vulgaire petite connerie de l’anthropoïde banal qui pète plus haut que son cul. Parfois je sens mon sang bouillir … ou je hausse les épaules … selon mon humeur.

À l’entrée d’Espalais j’ai retrouvé le signe du GR65 mais je n’en ai plus rien à branler (oui, je crois quand même que ces malotrus m’ont un peu mis en colère) et ce qui m’importe, à présent que je sais où je suis, c’est de trouver un platane pour m’affaler dessous.

J’essaie de reprendre mon souffle et un peu de fraîcheur dans cette fournaise écrasante. Il fait si chaud qu’on ne voit personne dehors, pas le moindre cultivateur, pas de tracteur ni âme qui vive, les maisons elles-mêmes paraissent désertes. Mais tout au fond d’un couloir, derrière une porte fermée, devant une persienne close aux volets rabattus, gît la sieste obligée d’un monde évanoui.

Ce serait la meilleure heure pour un hold-up vite fait bien fait, personne ne s’apercevrait de rien, pas même les clébards encore plus endormis que leur maître.

Ça faisait longtemps que je n’avais pas eu aussi chaud… La dernière fois, ce devait être dans le Sahara, à Agadès, en août 1972.

Hier, mon hollandais psychiatre m’a demandé maladroitement si ça m’avait été difficile de divorcer et moi de lui parler du courage de Gil, de ma difficulté à oublier mes principes fondamentaux, alors qu’il voulait simplement savoir comment ça se passerait pour lui-même, m’avouant bientôt qu’il avait l’intention de faire seul le pèlerinage l’an prochain, pour mettre un peu de distance entre lui et sa femme. Et si je l’ai bien compris, il a déjà amorcé cette distance, en rencontrant parfois une amie. Coquin de psychiatre…

L’horoscope de cette année m’annonçait une rencontre importante le 14 juillet, soit après-demain. Attente, surprise, ou indifférence ? Ce serait amusant que ce présage anodin se traduise par quelque chose de réel. Je verrai bien. Encore un cycliste, torse nu celui-là. Il n’a peur de rien.

Je me suis abrité tout à l’heure dans le garage ouvert d’une villa fermée, dans le jardin de laquelle j’ai trouvé un point d’eau. Je me suis demandé un moment si l’eau que j’avais bue n’était pas empoisonnée ! Mais non, une heure après, mon estomac reste tranquille. Les propriétaires français, aussi agressifs puissent-ils être, ne sont pas encore aussi machiavéliques. Mais bien m’en prit de ne toucher ni aux volets ni aux portes de cette maison hantée : une grenade m’aurait peut-être explosé à la figure, à défaut d’un chien méchant.

Pour se soustraire à cette canicule, il faudrait attendre jusqu’à 19 heures sous un arbre avant de se remettre en route. Non pas pour bénéficier d’un peu plus de fraîcheur mais juste pour éviter la chaleur torride de l’après-midi.

Le clocher du village voisin vient d’égrener ses 4 coups aigrelets étouffés par l’épaisse moiteur ambiante. Au-dessus de moi les rameaux du platane ont du mal à se balancer dans le souffle tiède d’une brise chétive. Mon tricot mouillé colle à ma peau humide comme un cataplasme. Été, chaud devant …

Tout au long de l’après-midi, j’ai cru reconnaître l’ambiance d’été champêtre vécue dans mon enfance à La Combe ou à La Rogivue. Nous essayions de nous rafraîchir dans le plus vaste trou d’eau de la Broie, tandis que nos aînés retournaient courageusement le foin coupé à proximité ou mettaient le blé en gerbe. Je pourrais décrire par le menu ces gestes rapides et précis des genoux sur le faisceau de paille, des bras autour des épis rassemblés, des mains serrant et nouant le cordon violet ou vert de chanvre souple terminé à l’un des bouts par une rondelle de bois, tandis que les chevaux, le museau caché dans leur mangeoire en toile de jute, chassaient les taons de leur longue queue.

Il me semble qu’alors chacun supportait mieux les inconvénients naturels d’une forte température. En ce temps-là il n’y avait pas de plan ORSEC ni d’indemnités de sécheresse. L’homme et la nature s’arrangeaient à l’amiable, équilibrant leurs exigences, dans le respect mutuel d’une même allégeance au bien public.

«Impossible de travailler par cette chaleur, les tournesols vont pourrir sur pied, je n’arrive pas à rentrer mon avion coupée, comment voulez-vous être assis sur un tracteur par cette température ? Je suis parti tout à l’heure pour rentrer le blé du patron, il ne l’aura pas volé si je tombe raide au milieu du champ !» «C’est complètement fou de travailler par cette chaleur, moi j’attends, on n’a jamais vu ça, pff…» «Ils annoncent de l’orage dans les Pyrénées, qu’est-ce que qu’on en a à foutre nous ici ?» Les pseudo-paysans attablés en plein après-midi devant un pastis qui tenaient ces propos auraient décidé de manifester le lendemain contre la météo que je n’en aurais pas été étonné…

C’est quand même dommage de ne pas pouvoir marcher le long de ce bois de l’autre côté du canal alors que je suis sur une route goudronnée en plein soleil, tout ça parce qu’il n’y a pas de pont pour traverser. Pas de pot !

Je crois que cette fois je suis sur la Garonne. Tout ce que j’ai traversé avant n’était que canaux, bras, dérivations annexes. Et voici le pont suspendu tant attendu d’Auvillar.

Devant et en dessous de moi : petits bateaux, planches à voiles, pédalos, bouées, canoës, maillots de bain, parasols et petites tables ; c’est la fête du Dimanche.

Auvillar est un pittoresque village, avec une halle aux grains circulaire très caractéristique. Je n’en avais encore jamais vue de semblable. Quelques vieilles maisons mais pas de gîte. Et l’hôtel-restaurant est complet. J’ai eu beau tenter de soudoyer la patronne et d’attendrir son mari, rien à faire, même pas un cagibi pour étendre mon sac de couchage. Toutes les chambres sont occupées par des saisonniers espagnols ou portugais et les habitués du bistrot ont l’air de sortir tout droit du Moyen Âge sans être jamais sortis de chez eux.

Dommage qu’un si beau village soit si peu accueillant. Je secoue donc la poussière de mes souliers et salue son moulin restauré d’un pied de nez, continuant mon chemin du côté de Saint-Antoine où parait-il existe un centre d’accueil.

J’avais cru qu’Auvillar était un haut lieu de pèlerinage, mais vraiment les gens ici prennent les pèlerins pour de minables sans le sou, peut-être même dangereux. Pour eux le chemin de Compostelle, pff … c’est un chemin de fous, c’est pour ceux qui veulent marcher, ne pas faire comme les autres …

Un village peut changer totalement d’aspect simplement à partir des premières personnes rencontrées, leur façon de recevoir, de parler ou de ne rien dire. Cette mentalité ressentie au premier contact, définitive, d’où vient-elle ? Du maire, des gendarmes, des bistroquets – patrons et clients fidèles – ou vient-elle de plus loin ? Il serait intéressant d’étudier l’histoire psychologique du comportement des habitants d’une petite commune comme celle-ci.

Je prends la D88, Saint-Antoine est à 6 km, il est un peu plus de 18 heures et le dernier obstacle est franchi : après Auvillar, l’autoroute A62.

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