122. De Lupiac à Madiran

Jeudi 26 juillet 1990

7 heures du matin. Il a soufflé toute la nuit un vent violent et ce matin le ciel est tout couvert, la chaleur a disparu. Je viens de quitter Lupiac où j’ai dormi dans un beau gîte rural dont un des chalets était vacant cette nuit-là et que la mairie m’offrit. Une aubaine qui me permit d’abréger mon étape d’hier et d’éviter d’avoir à aller jusqu’à Plaisance, à une bonne quinzaine de kilomètres d’ici.

Tout était à ma disposition dans ce gîte confortable, réfrigérateur compris, beaucoup mieux qu’un simple gîte d’étape. J’y ai passé une très bonne nuit et ce matin j’ai pris un excellent petit déjeuner. Hier soir, au restaurant de la place, alors que toute la famille se préparait à aller à Vic-Fezensac pour le marché de nuit, la grand-mère m’a servi elle-même un repas sur le pouce. La belle fille m’a donné 4 morceaux de sucre pour mon café du matin et le gendre m’a offert l’apéritif.

Un jeune homme du syndicat d’initiative m’a montré la chapelle Saint-Jacques. Enfin une chapelle portant son nom sur le chemin de Compostelle ! C’était un étudiant qu’on avait mis là pour expérimenter un projet de Syndicat d’Initiative dans quelques communes désaffectées, mais il ne semblait pas être très au courant.

J’ai appris en tout cas que Lupiac était la patrie de d’Artagnan et que la chapelle – sans intérêt particulier en l’occurrence – fut érigée au XVIIe siècle par l’oncle de d’Artagnan, un comte dont le château existe encore, habité maintenant par une famille qui ne le fait pas visiter.

Lupiac était un des lieux de passage des pèlerins, mais comme c’est une pauvre commune à l’écart des villes traditionnelles, on a préféré faire passer le chemin officiel par Condom et Eauze, plus à l’Ouest.

J’ai encore une très longue route à faire si je veux arriver à Pau demain soir. Une des sangles de mon sac (ou autre chose) couine à chaque pas sans que je puisse me débarrasser de ce bruit qui persiste désespérément à mes oreilles et dont je n’arrive pas à déterminer l’origine. Selon la cadence, le volume et le timbre, j’entends divers refrains ou de sempiternelles litanies onomatopéiques et répétitives. J’ai l’impression d’entendre : «This is the transit, this is the transit, …». Avec une voix d’hôtesse d’aéroport ou de TGV. Comme si je ne savais pas que j’étais en transit !

Les bornes kilométriques sont mes plus fidèles compagnons de voyage. Leur numéro me fait un clin d’œil amical ou ironique, comme pour me dire «Courage !» ou «Qu’est-ce que tu crois ?» Je dois parfois les chercher longtemps du regard avant de les apercevoir, cachées dans l’herbe ou tombées en morceaux dans le fossé. Parfois il en manque une, volée ou rabotée par la tondeuse municipale. Mais le plus souvent elles sont là, toutes pâles d’immobilité prolongée, rouges d’émotion à l’idée de rencontrer enfin quelqu’un qui regardera avec amour ces fiers indicateurs de distance, de temps et de chemin parcouru, témoins discrets de nos impatiences, de nos surprises et de nos doutes.

Au début du parcours, on n’y fait guère attention et puis, petit à petit on fait d’abord semblant de ne pas les voir puis on fait semblant de les chercher, juste pour voir si on a calculé juste, et bientôt on les attend, on les devine, on les pressent, et enfin on les désire. Dès lors, si elles ne se montrent pas, l’inquiétude se manifeste. Où est-elle ? L’aurais-je dépassée ? Ce n’est pas possible, j’ai pourtant bien marché, j’ai dû mal regarder… Quand enfin on la découvre de loin, on espère que c’est déjà la suivante, que ce n’est pas un mais deux kilomètres qu’on vient de parcourir. Quelques pas encore et le verdict tombe, dans provoquant joie … ou déception.

Une borne kilométrique, c’est la marque du départ et le point d’arrivée, l’étape de l’effort et du repos, la distance du courage, le signal du bon sens et de la bonne direction, la vigie protectrice, rassurante, toujours bonne conseillère.

Bornes de vie, pierres d’attente, humbles jalons et bons repères, alpha et oméga de l’aventure, zéro et infini de la durée, lexique inépuisable des secrètes toponymies de notre histoire, vous être la ligne pointillée de mon pèlerinage. Vous seules toujours serai-je assuré de rencontrer sur mon chemin.

Marcher les couilles à l’air en pleine nature, les laisser tranquillement bronzer et ballotter au soleil, sûr de n’être vu de personne, c’est un grand plaisir ! Devoir les rentrer brutalement dans son short au moindre signalement d’une voiture à l’horizon, c’est beaucoup moins drôle. On prend alors un air de «pas vu par pris», de «ni vu ni connu» – et si vu pas connu – le temps d’un pudique croisement … avant de les remettre à jour.

C’est alors qu’on se prend pour un indien d’Amazonie se promenant à poil le sexe brinquebalant entre ses cuisses charnues à peine protégé d’un morceau d’écorce, non des regards indiscrets mais de quelque danger végétal sur la piste suivie.

Je me suis toujours demandé quand tous ces hommes nus bandaient ou ne bandaient pas devant une femme nue. Pas évident, cela dépend. Si le nudiste bande, la femme qui le voit, si elle ne s’en va pas, consent à ce qu’il bande mais qu’est-ce que cela signifie ? Qu’elle est flattée d’être saluée de la sorte ? Ou méprisante à l’égard de cet homme qui ne sait pas se retenir ? Décidément je ne pourrai jamais m’inscrire à un camp de naturistes. En nu solitaire par contre, tous les fantasmes me sont permis sans contrainte ni objection.

Après un petit intermède érotique que la chaleur et la langueur du chemin m’avaient suggéré, me voici donc encore et de nouveau sur la route après m’être arrêté en ce lieu nommé Plaisance, où j’ai eu le plaisir de faire bonne chère dans un agréable restaurant que m’avait indiqué l’employé du syndicat d’initiative. À l’ombre de quelques arbres touffus, j’ai mangé à ma faim et bu un peu plus qu’à ma soif. Je me suis même offert une vraie sieste dans l’un des fauteuils disponibles.

Après ce petit clopet d’une demi-heure j’ai repris mon sac, mon courage et mes souliers pour me diriger du côté de Madiran, Lembeye, Morlaas et Pau. J’essayerai d’aller jusqu’à Lembeye aujourd’hui pour y passer la nuit avant d’entreprendre demain l’étape de Pau.

Et voici qu’apparaît tout à coup devant moi un bâtiment en ruine que j’ai cru tout d’abord abandonné et ouvert à tout vent : c’est l’église romande de Mazères, à l’allure extérieure étonnante, au clocher hexagonal en surplomb, aux colonnes sculptées malheureusement très usées par le temps et abîmées par les révolutions, soutenant la croisée en plein cintre des fenêtres. Une imagerie des chapiteaux originale, proche de la symbolique celte : hommes bedonnants accroupis, femmes à double queue de sirène, diables hilares et toutes sortes de figures humaines caricaturées ou d’animaux difformes que le Xe siècle n’avait pas inventés : singe, bélier, taureau et agneau pascal, puisés dans les cartons des superstitions populaires. Gargouilles à bouche humaine et, sur le tympan, deux grandes figures animales indistinctes soutenant deux colonnes se faisant face de chaque côté de l’entrée. Au-dessus trois hommes accroupis, peut-être les trois évangélistes, deux animaux se faisant face, tête retournée et dos à dos, centaure à tête humaine dont l’un des bras tend un arc pointé sur un animal indéfini.

Par le trou de serrure de la porte hélas fermée à clé, je ne vois qu’une grande salle vide, une vaste ouverture et un escalier. Curieuse pièce d’architecture que cette église de Mazères aux sculptures étonnantes qui mériterait, si ce n’est déjà fait, une étude approfondie.

Mazères est situé à côté de Jû-Belloc, séparé de Castelnau-Rivière-Basse par la route nationale D935 et l’Adour, cette pauvre rivière qui n’est plus qu’un filet d’eau sous l’un de ses vieux ponts étroits. De là où je me trouve, je distingue le deuxième donjon à six pans de l’église de tout à l’heure et son toit pentu sans rebord, ainsi que les deux grandes tours du château de Castelnau qui, vues d’ici, semblent ne faire qu’une. De fait, il n’en reste qu’un pan de mur et deux contreforts.

Je traverse le Louet, qui coule parallèlement à l’Adour. Partout des jets d’eau à pulsion automatique, se déplaçant d’eux-mêmes par un mécanisme roulant sophistiqué que je crois avoir déjà décrit. Et me voici traversant un passage à niveau. Il y aurait donc un train ? Il va peut-être à Pau, je m’en inquiéterai demain si je vois que je n’aurai pas le temps de faire tout le trajet à pied car il faut absolument que je sois à la Poste avant samedi midi pour y retirer ma carte d’identité expédiée de Cordes.

Voici le vignoble de Château-Montus dont j’ai bu le cru au déjeuner. Je l’ai trouvé savoureux, doux au palais, presque onctueux. Pour un vin de pays je ne pouvais pas trouver mieux, je suis en plein milieu des vignes, j’arrive à Madiran.

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