Samedi 28 juillet 1990

Il est 9 heures et je ne suis pas encore parti, j’ai des achats à faire : une paire de chaussures, des piles, etc. J’ai téléphoné à Danielle. Elle ne pourra être à Saint-Jean-Pied-de-Port que le 2 ou 3 août, je n’ai donc pas à me presser. J’y retrouverai peut-être aussi mes amis suisses.

Midi, j’ai pris le car pour Lescar. Les banques sont fermées, je n’ai pas pu acheter des pesetas comme j’en avais l’intention. J’en trouverai sûrement à Saint-Jean.

C’est quand même extraordinaire de se retrouver seul dans cette cathédrale de Lescar qui, pendant des millénaires, a accueilli des centaines de milliers de fidèles, et de me promener là comme si cette église avait été construite pour moi. Alors que c’est pour toi Seigneur que tant d’hommes ont livré combat contre les hérétiques, contre tant d’obstacles matériels, passionnels, politiques. Tous les hommes qui ont bâti ce temple à ta gloire savaient-ils que dix siècles plus tard – un millénaire – leurs successeurs seraient encore là à te prier, à t’aimer, à te croire ?

Faisons-nous quelque chose aujourd’hui qui pourrait être fait encore dans 1000 ans ?

Il pleut à torrent. Dans la cathédrale j’étais à l’abri. Je pensais que la pluie avait cessé. Bien au contraire, elle a redoublé quand je suis ressorti (bruit de cataracte, coup de cloche strident juste au-dessus de moi). Sous mon poncho imperméable, je suis complètement trempé au bout de 200 mètres et rien pour m’abriter, juste un auvent battu par la bourrasque, devant un cabinet médical apparemment fermé. Est-on dimanche ou samedi ? Je ne sais plus. Il ne me reste plus qu’à attendre que la pluie cesse (dans mon dictaphone son bruit fait penser au déluge).

La cathédrale est en face de moi, son chœur, sa double abside et le mur du cimetière. Quand je suis sorti tout à l’heure un homme est entré, je lui ai demandé où était le presbytère, il m’a dit qu’il n’était pas d’ici. Maintenant la pluie semble ne plus vouloir s’arrêter. Peut-être aurais-je dû rester dans la cathédrale, mais il faisait si sombre. J’ai eu beaucoup de mal à déchiffrer les beaux chapiteaux qui s’y trouvaient.

J’ai lu l’opuscule décrivant les principaux restes authentiques de cette belle église à la lumière de quelques cierges encore allumés. Je pensais me mettre à l’abri de la pluie dans un restaurant pour y manger en attendant mais n’y a pas l’air d’en avoir à 500 mètres à la ronde. Cette pluie qui ne tombait plus depuis des mois, il a fallu que ce soit aujourd’hui et maintenant qu’elle se manifeste à mes dépens. En tout cas il s’agit bien du changement de temps annoncé.

Artiguelouve, un bien joli nom. Mais je crains qu’il n’y ait ni gîte ni hôtel. Si c’est le cas, je devrai aller jusqu’à Monein. Même avec le raccourci qu’on m’a indiqué, ça fera quand même 6 bons kilomètres. Au moins il ne pleut plus.

Depuis qu’il s’est mis à pleuvoir, mes genoux se sont brusquement déclarés allergiques à l’humidité et mes rhumatismes se réveillent douloureusement. Alors je marche en boitillant, d’autant que mes nouvelles chaussures de marche achetées ce matin à Pau ne se sont pas encore faites à mes pieds … ou mes pieds pas encore faits à elles. En attendant, je souffre (soupir). Allez, courage ! Arrivé à Monein, il ne me restera plus que deux brèves étapes jusqu’à Saint-Jean. J’y serai pour mon anniversaire, comme je l’avais projeté avant mon départ de Paris.

C’est parfois difficile d’atteindre le but fixé au moment décidé à l’avance, mais généralement j’y arrive, quoique cette fois j’ai calculé un peu juste pour le trajet Figeac – Saint-Jean. Les étapes ont été plus longues que prévues mais surtout la température était beaucoup plus élevée que d’habitude. Au cours de cette dernière semaine de canicule, marcher l’après-midi était presque impossible.

Mes douleurs rhumatismales me font croire que c’en est fini pour moi des longues marches solitaires. Je voulais faire ce pèlerinage méditatif déambulatoire jusqu’au bout en une seule fois, ce qui me semblait être à la limite de mes moyens. Mais je ne suis encore que dans la partie française du chemin de Saint-Jacques et il me restera plus de 800 km à faire depuis le col de Roncevaux. Soit encore un mois, 31 étapes dont quelques-unes de plus de 40 km. Quand j’atteindrai Saint-Jacques de Compostelle je pourrai dire bravo, mais pour l’instant, je suis loin d’y être.

Voilà, ces douleurs aux genoux sont ma punition d’avoir accepté de faire quelques kilomètres autrement qu’à pied !

Depuis que je suis dans le Sud-Ouest, je rencontre à tout bout de champ des pancartes comme celle-ci : F.M.E.A.P. Conduite haute pression. Gaz toxique. Danger ! Ça doit être le gaz de Lacq. En tous cas on ne voit rien, tout est sous terre. Le jour où il y aura une fuite on ne le saura même pas. Ça fera une poche de gaz qui finira par exploser et provoquer un tremblement de terre. Cela dit, il doit bien y avoir des appareils de contrôle sophistiqués pour mesurer à tout moment la pression dans les tuyaux. Mais qu’en est-il du contrôle des instruments de contrôle ?

Si j’avais du temps je m’arrêterais ici, je m’installerais sous les arbres ou des tables et des bancs de bois ont été plantés pour des gens comme moi qui ne s’assoient pas souvent. En réalité ce sont ceux qui sont toujours assis – dans leur voiture – qui s’y sont installés. Je passe sans ralentir. J’ai hâte d’arriver à Monein avant qu’il ne se remette à pleuvoir. La couleur du ciel ne m’inspire pas confiance.

Où est-ce que je suis encore allé me fourrer ? J’ai voulu prendre un raccourci et au lieu de retomber sur ma route, je me retrouve de l’autre côté du vallon. Impossible de le franchir pour rejoindre le bon chemin. Une dame m’a dit : «Ah mais, faut remonter, ou alors, allez à la ferme» …

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