126. De Monein à Mauléon-Lichare

Dimanche 29 juillet 1990

7h30, sur un petit chemin qui rejoint Lucq-de-Béarn d’où je reprendrai la route pour Mauléon-Licharre.

Hier je suis arrivé à Monein presque sur les genoux ; ils ne me portaient plus. Et je m’entendis dire : «Oui, il y a un hôtel mais il est fermé. Les propriétaires marient leur fille, alors il n’y a personne». Dans le seul bistrot ouvert que j’ai trouvé, un dimanche soir à 19 heures, on ne fit que me confirmer ce que je savais déjà. Rien, rien, rien à Monein pour me loger ce soir. J’étais anéanti, mais je ne voulais pas trop le montrer, et n’insistais que pour la forme. La tenancière et deux ou trois jeunes au comptoir cherchèrent gentiment une solution, téléphonant au curé, qui n’était pas là, discutant d’un gîte sur la route d’Oloron, mais loin de Monein, ma seule chance. Mais je n’aurais pas pu faire un kilomètre de plus. Comme les gens qui s’occupaient de ce gîte rural tout neuf venaient d’ouvrir leurs portes, ils me proposèrent très gentiment par téléphone de venir me chercher pour me loger cette nuit.

J’y suis arrivé à 20h30. Il y avait là une dizaine de jeunes dont une norvégienne ressemblant plus à une chinoise qu’à une scandinave. Peut-être était-elle esquimau ? Amie de l’une des filles de l’aubergiste, elle ne parlait pas un mot de français, mais un peu l’anglais. Les autres enfants et adolescents étaient là en vacances. Je fus très chaleureusement accueilli, on m’invita à la table commune, et je dormis dans un petit dortoir inoccupé jusqu’à ce matin où Michèle Dufour (nom de l’hôtesse) vint me réveiller à 6 heures et demie, prépara mon petit déjeuner et plutôt que de me ramener à Monein, m’amena en voiture jusque sur la route d’Oloron d’où je pus rejoindre Mauléon par Lucq-de-Béarn, ce qui m’avançais de quelques bons kilomètres.

Le ciel est toujours chargé de nuages mais il ne semble pas vouloir pleuvoir. Pour la première fois je distingue enfin les contreforts des Pyrénées, et je peux maintenant admirer cette belle contrée basque que je ne connais pas. Mon genou gauche me fait toujours un peu mal, mais comme le chemin monte, je n’y prends plus garde. J’espère que le sentier ravissant que j’emprunte est la bon mais impossible de demander quoi que ce soit à quiconque, c’est Dimanche, les maisons que je croise sont silencieuses, et les explications qui m’ont été données au départ étaient assez laconiques. Ma boussole me dit que je vais à l’Ouest, c’est tout ce que je peux savoir.

À l’œil nu il n’est même pas évident de savoir où est l’Est, car le ciel de ce côté-là est certes plus clair qu’ailleurs mais sur un si large Horizon que toute orientation précise reste aléatoire.

C’est un joli chemin qui serpente le long des crêtes, tantôt à l’Est, tantôt au Nord, tantôt à l’Ouest. Il a fallu qu’une brave dame tôt levée qui donnait à manger à son chat m’indique par où je devais passer pour y croire. Car pour l’instant je marche pratiquement dans le sens opposé.

Il y a beaucoup de limaces sur la route par ces temps de pluie. Les escargots restent dans les fossés. Quelques personnes, un bâton à la main, un sac dans l’autre, fouillent les orties et les ronces le long des murets pour en trouver. On dit que vue la pénurie d’escargots en France des restaurateurs coupent des limaces en petits morceaux et les mettent dans des coquilles d’escargots. Avec du beurre et du persil, on ne doit pas voir la différence. Mais cela a-t-il le même goût ?

C’est fou le nombre de chemins qu’il peut y avoir dans cette région, tous goudronnés, de la même largeur, sans indication, et allant dans tous les sens. Impossible de s’y reconnaître. Mon podomètre ne marche plus. Ce matin en voulant le remettre à zéro, impossible. J’ai dû trop marcher, il a sauté !

«Oui, vous êtes bien sur la route de Lucq-de-Béarn, tout droit jusqu’au pont et après à droite vous arrivez au village. «Avec l’accent béarnais, ça donne quelque chose comme villaj’.

Le soleil s’est levé, me confirmant que je suis dans la bonne direction.

Je pensais que dans le Béarn, je ne serais pas agressé par les chiens. Je voulais le dire aux vachers qui me remirent dans la bonne direction, pas du tout surpris de voir tout à coup apparaître un étrange individu hirsute sans béret basque à la porte de leur ferme sans avoir attiré l’attention de quiconque. Mais en repartant, le long d’un parc à cochons, un tout petit caniche se mit à aboyer à tout va en me courant après, voulant à tout prix m’attraper un mollet – heureusement trop haut pour lui- et enragé de plus belle à chaque échec de ses rageuses tentatives. Dès que je lui faisais face, il s’arrêtait aussitôt, mais dès que je me remettais à marcher, il recommençait. Tant et si bien que je dus marcher un long moment à reculons pour toujours l’avoir dans mon champ de vision. Quelle aventure !

Ces paysans basques sont avenants, dès qu’ils me voient ils me saluent et me demandent où je vais, ils sont les premiers à me dire bonjour, et m’offrent volontiers à boire, me tendant la main à l’arrivée et au départ. J’ai traversé tant de départements où les gens vous regardent passer sans rien dire et de travers que je me sens ici beaucoup plus intégré, mieux environné. Est-ce l’approche de la montagne, dont je me sens si proche, qui me rapproche de ses résidents ? C’est bien possible. Je me suis toujours senti à l’aise en compagnie de montagnards.

J’entends un coq chanter, il doit y avoir une maison, et s’il y en a une, il y en a peut-être plusieurs, et s’il y en a plusieurs, c’est peut-être un village, et si c’est un village, il y a peut-être un bistrot où je pourrai m’asseoir et prendre un revigorant café-crème-croissant. Je ne boite plus mais j’ai toujours mal au genou.

Très loin, pas loin, ici, tout près, là-bas, maintenant, plus tard, voilà des mots qui jalonnent ma route depuis trois mois. Décidément le temps et l’espace sont deux élastiques qui se croisent et s’embrouillent, font des nœuds, se tendent et se détendent, se compriment et se relâchent au gré de mes humeurs, se rompent parfois car il arrive que je ne sache plus très bien dans quel temps, dans quel lieu je suis. Sommes-nous le dernier dimanche de Juillet ? Suis-je dans le Béarn, au pied des Pyrénées ? Qu’importe, c’est un chemin dans la campagne, je suis à l’entrée d’un village dont je commence à distinguer les toits d’ardoise noire pointer au-dessus d’un champ de maïs derrière un pont que je vais traverser dans un instant. Voilà mon temps à moi, et voilà mon espace.

Malgré tous ces détours de chemins incertains et le cheminement sinueux de mes pensées, j’arrive à Lucq-de-Béarn en moins de deux heures de marche, ayant parcouru grosso modo 8 à 9 km, soit à peu près la distance que j’aurais parcourue depuis Monein si j’étais parti de là. Je n’ai donc pas lieu de me plaindre, j’ai bien marché, et je me suis bien rapproché de mon point d’arrivée.

Mon genou tiendra-t-il jusqu’à ce soir ? That is the question. L’église de Lucq a de l’allure, trapue, sans fioritures, malheureusement fermée. À droite du porche, un escalier en bois monte au clocher. À côté, les restes d’un château, une tour qui ne tient plus que par la force de l’habitude et semble se trouver là comme par inadvertance, en vigile inutile. Presque aussi haute que le clocher – qui lui a encore sa raison d’être – elle me regarde de travers de ses deux grandes ouvertures béantes sur le ciel gris.

Il y a bien un bar, «chez Tutu», mais il est fermé le dimanche. Aussi vais-je devoir continuer ma route sans le café au lait que j’espérais. Si je trouve une boulangerie ouverte, j’aurai au moins les croissants.

Lucq-de-Béarn ressemble à un village typique de la région un dimanche matin entre 9 et 10 heures. Les gens commencent à sortir de chez eux, quelques autos démarrent, on entend le bruit de la fontaine qui coule derrière moi, une jolie fontaine ronde avec son pilier carré à 4 tuyaux. Aux coins du carrefour, le bar fermé, l’épicerie-droguerie où l’on vend de tout, déjà ouverte à quelques clientes tôt levées, la boucherie et la boulangerie où j’ai acheté mes croissants que je grignote sans café en regardant s’éveiller la rue.

Un peu plus loin, on trouve la place de l’église avec son monument aux morts, son épais clocher à grosse pendule, qui donne encore l’heure. La plupart des volets sont clos et semblent hésiter à s’ouvrir ; c’est Dimanche et le temps n’incite guère à sortir. Il tombe une petite pluie fine et les rares sortis dehors se hâtent de rentrer dedans, leurs petites courses sous le bras. Au siècle dernier, leurs arrière-grands-parents vaquaient de même à leurs dominicales occupations, quelques éléments du décor en moins. La même cloche sonnait le même rappel pour la même messe, le café ouvrait tardivement ses volets pour les hommes qui n’allaient pas à l’église …

Au carrefour de la D936 et de la D25 se trouvait le camp d’internement français de Gurs, dont le panneau mémoriel rappelle qu’» ici furent internés, entre 1939 et 1944, 23000 combattants républicains espagnols, 7000 volontaires des brigades internationales, 120 patriotes et résistants français, 12860 juifs immigrés internés en mai-juin 1940, 6500 juifs allemands du pays de Bade, 12000 juifs arrêtés sur le sol de France par Vichy.»

Derrière ce grand panneau blanc, un petit vignoble entoure une coquette villa avec quelques sapins. Une mobylette vient de sortir de ce lieu paisible, deux garçons d’une quinzaine d’années, déjà si loin de cette histoire … J’avais envie de leur dire : «Sans vous retourner, pouvez-vous me dire ce qu’il y a d’écrit sur ce panneau planté juste à côté de votre habitation ?». Que m’auraient-ils répondu ?

À part ces quelques mots lus distraitement, partiellement, indifféremment et peut-être quelques fois pieusement, que reste-t-il de ces milliers de déportés – résistants, juifs, espagnols ou français, combattants, volontaires, patriotes ou simples citoyens – 50 ans plus tard, dans la tête des jeunes d’aujourd’hui ? Et dans celle de mes 3 fils ?

Ainsi va la mémoire de génération en génération. Si l’une d’elle n’a pas connu la guerre, elle ne la saura pas. Les livres d’histoires ne feront que l’éloigner davantage de la réalité de son ignominie. Ils ne lui apprendront pas l’indifférence et le cynisme, le cruel pouvoir de choisir les prochaines victimes. Comment font-ils ces gens qui habitent là, si près de ce lieu de mémoire ? Moi, je crois que je ne le pourrais pas.

Des vaches à cloches, il y a bien longtemps que je n’en avais rencontrées, avec un beau taureau juste devant moi et des veaux près de leur mère, un pré, une rivière, un petit pont et l’église de l’Hôpital-Saint-Blaise. Ouf, je suis fourbu ! Courage, plus que 300 mètres.

J’ai l’impression maintenant d’être dans un petit coin de Suisse ou de Savoie. Hormis la forme des toits et des clochers, les poules picorent de la même façon, les clochettes tintinnabulent du même timbre, les rosiers sont aussi beaux et la route semble faite du même macadam.

Dans cette vallée à la limite des pays basque et béarnais, s’élevait jadis l’un de ces hôpitaux qui donnèrent longtemps asile aux malheureux, aux voyageurs et aux pèlerins de Saint-Jacques. Fondé au XIIe siècle par les Bénédictins sous le patronage du roi d’Aragon, l’Hôpital Saint-Blaise jouissait d’un grand renom. De l’hospice de la charité, il ne reste plus de vestiges, du moins reconnaissables. La chapelle, actuellement église paroissiale, est d’un style de transition XIe-XIIe siècle C’est un bijou architectural, le seul à avoir échappé aux malheurs du temps. Elle reçoit chaque année, le premier dimanche de février, de nombreux fidèles de Saint-Blaise du pays basque ou du Béarn.

Je suis content de m’être arrêté ici, même si je me suis attardé un peu plus longtemps que nécessaire, avant de rejoindre Mauléon. Car ce lieu, à la limite des pays basque et béarnais, est un point de passage des anciens pèlerins de Compostelle et sa chapelle – passant pour guérir les maux de tête – est très nettement influencée par le style espagnol du Xe siècle L’entrecroisement des arcatures de la coupole est roman, mais il se développe en étoile sur huit piliers et les claustras en pierre des fenêtres sont de pur style espagnol. C’est une bien jolie chapelle, ressemblant un peu à une mosquée.

Tous ces gens qui étaient là à écouter comme moi le commentaire de notre visite guidée font-ils le lien entre le racisme ignorant d’un FN qui combat la religion musulmane et l’intégrisme islamiste qui combat la religion chrétienne ?

Architecture, mathématiques, philosophie, astronomie… tant d’apports d’une autre source culturelle au cours de ce Moyen Âge occidental assez pauvre d’idées profondes. Et tant de richesses scientifiques et matérielles offertes au monde profane ! Seule peut-être la ferveur manifestée en commun sur les hauts lieux d’une œcuménique croyance brisera les tabous d’un fanatisme primaire.

À l’Hôpital-Saint-Blaise, il y a à ma grande satisfaction deux restaurants et un hôtel. J’avais grand faim, j’étais fatigué et j’avais besoin d’un bon repas pour me réconforter. Et au menu il y avait des coquilles Saint-Jacques ! De nombreuses personnes des environs sont venues manger ici pour se reposer des fatigues de la semaine, paressant autour d’une table non desservie, ou se promenant autour de la chapelle. Les enfants jouent au mini-golf ou regardent à travers la haie qui l’entoure. Paisible journée dominicale aux cours de laquelle ceux de la semaine écoutent ceux du Dimanche en contemplant ce qu’ils ont préparé pour eux.

Un certain didactisme culturel et artistique commence enfin à apparaître sur les programmes officiels de restauration, d’information et de développement de notre vieille histoire nationale, européenne et méditerranéenne. Les syndicats d’initiatives se multiplient jusque dans les plus petits villages, les mairies offrent aux passants des gîtes d’étapes et distribuent des prospectus sur les fêtes et itinéraires folkloriques locaux. Chaque pierre digne de mémoire, chaque monument chargé d’histoire, chaque témoignage antique fait maintenant l’objet d’une mise en valeur locale au profit du profane. Et tout le monde a l’air de découvrir pour la première fois son identité anthropologique primitive.

Merci Saint-Blaise, patron de cette si noble chapelle, j’ai moins mal à mon genou gauche ! Merci Ô Soleil, qui y est aussi sûrement pour quelque chose !

Tout ça c’est bien beau, mais il me faut rejoindre Mauléon ce soir et je n’en prends pas le chemin.

Toi le présent, l’instant, le grain de sable du temps, toi qui nous guide, nous disturbe et nous désoriente, toi le temps qui me rappelle à l’ordre ininterrompu de ma route immédiate, tu m’incites à croire qu’une fidélité temporelle s’est malicieusement introduite dans le choix de mon instant. Bonne conclusion pour cet essai sur «la sincérité de l’instant et la fidélité du temps» que je me propose d’écrire un jour.

Un couple assis sur un banc au soleil couchant et leur chien méchant qui aboie contre celui qui passe, image de l’insolite insolence d’une humanité tranquille aux passions excessives. Un couple tout simple assis côte à côte, les mains sur les genoux, appréciant les derniers instants d’un soir serein en regardant passer les voitures … et tout à coup ce chien qu’ils ont élevé pour les protéger, qui aboie contre l’intrus et les dérange dans leur quiétude.

Un peu plus loin, j’entends le joli carillon des chèvres en mouvement vers la fontaine à boire.

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