128. De Mauléon-Lichare à Saint-Jean-Pied-de-Port

Lundi 30 juillet 1990

J’ai aujourd’hui 66 ans et c’est ma dernière étape avant Saint-Jean-Pied-de-Port que j’espère atteindre ce soir. J’aurai de quoi réfléchir et méditer tout au long de ces 40 km.

Je me suis arrêté hier dans l’un des hôtels de Mauléon, sans le confort ni la propreté souhaités, tenus par un personnel vieux, triste et peu accueillant et j’en suis reparti ce matin sans y prendre mon petit déjeuner. Mais je m’étais fait un semblant de café au lait sur mon réchaud à gaz qui m’a bien servi tout au long de mon voyage, avec un peu de lait en poudre, de nescafé et de sucre en réserve.

Comme chaque matin je prépare minutieusement mes affaires. Pour la centième fois je refais mon sac en y rangeant chaque chose à sa meilleure place afin de la retrouver aisément en cas de besoin. Mon genou semble s’être bien reposé au cours de la nuit. Je pars plus tranquille.

Je rencontre enfin ces fameux moutons pyrénéens, grands, blancs, à pattes noires et belles cornes recourbées.

En pays basque, les villages ont de drôles de noms, difficiles à prononcer. Leur nom basque est d’ailleurs toujours suivi de leur nom francisé, comme ce village de Ordiarp-Urdiñarbe, à 5 km de Mauléon. Légitime défense du droit coutumier, comme en Corse, ou comme Nouvelle-Calédonie (canaque / kanak). Les peuples dits «primitifs» ont bien du mal à s’interroger sur leur identité dans un monde trop vaste qui les néglige. Il y a pourtant des minorités originales qui ont su s’imposer autrement que par la défense de leur orthographe.

Quelqu’un a peint au pochoir une coquille Saint-Jacques sur l’envers d’un panneau de signalisation, je suis donc sur le bon chemin. Route départementale 2, Mauléon 5,8 km, Saint-Jean-Pied-de-Port 34 km. Le Col d’Osquich est à 7 km. J’y serai vers 10h30.

La route commence à grimper. Je retrouve les herbes, fleurs et buissons de montagne et leurs parfums.

Les propriétaires des restaurants, hôtels, auberges, ont une curieuse notion des distances ou le font-ils exprès ? Ainsi cet hôtel-restaurant que je viens de dépasser, il était annoncé à 100 mètres sur une pancarte publicitaire alors que j’en ai bien fait 400 !

D’ici on a vraiment une très belle vue sur les Pyrénées. En face de moi, au sud, un piton s’élève comme un cône parfait. Je me demande quel peut bien être ce sommet. Peut-être le Pic d’Orhy ? En bas, une vaste vallée, celle d’où je viens, avec au premier plan un pâturage où s’éparpillent tranquillement une centaine de moutons dans la rosée du matin. Très beau spectacle. Une chapelle perchée tout là-haut sur un sommet. Je pensais qu’elle dominait le col mais elle est se trouve beaucoup plus à gauche, à moins que la route ne passe derrière la crête pour la rejoindre ensuite.

Je suis sûr que c’est par là que passèrent Jehan le Tonnerre et son fou de gaulois, pape des escargots, initiateur de science druidique au cours de leur voyage à Saint-Jacques que décrit Henri Vincenot dans «Les étoiles de Compostelle». Je suis très content de m’être souvent trouvé sur son itinéraire des compagnons bâtisseurs, ce qui m’a permis de voir de saisissants témoignages pré-chrétiens camouflés dans quelque coin de piliers sombres entourés de mystère.

Un peu plus haut, au Nord Est, on devine de multiples vallons coupés de bois et de prairies, parsemés de maisons blanches aux toits rouges, piquetés de vaches et de moutons. Plus loin la brume d’Est noie la cime des dernières crêtes. C’est très, très beau.

Je viens de croiser le cycliste qui m’avait doublé tout à l’heure et qui semble être allé jusqu’au col. Il m’a fait un signe et m’a dit en passant : «Dites, vous marchez vite !» Ça m’a fait plaisir de l’entendre, même si je soupçonne sa remarque d’être toute relative.

La chapelle que je voyais se profiler sur le sommet herbeux de la crête est la chapelle Saint-Antoine, connue aussi sous le nom de chapelle de la Paix. Je crois bien que Vincenot la cite dans son livre, quand il parle du Col d’Osquich.

Je me suis cogné à un rameau de chèvrefeuille qui pendait d’un arbre, juste au-dessus de l’endroit où je marchais tête baissée sur le bord de la route. Tout de même, heurter un chèvrefeuille sans l’avoir vu, il faut le faire, non ?

Du Col d’Osquich à Saint-Just, ça descend toujours, un peu dans les bois, un peu dans les prés. J’atteins tout doucement le fond de la vallée.

Au petit restaurant du Col d’Osquich, j’ai commandé un grand déjeuner complet avec deux œufs sur le plat et c’est la jeune fille de la maison qui m’a servi. Dieu qu’elle avait une belle poitrine, encore mise en valeur par un corsage croisé en soie flottante au travers duquel sa fine guêpière de dentelle ne faisait que préciser davantage la rondeur de ses seins.

En la regardant debout au comptoir, le bras négligemment appuyé sur la manette du robinet de bière pression, je pensais tout à coup à Marguerite, ou Madeleine, non c’était bien Marguerite, la fille de la patronne d’un hôtel de Rambouillet où, en 1946, je faisais un stage d’officier de cavalerie dans une compagnie de blindés. C’était entre le moment où je suis sorti aspirant de École militaire interarmes de Coëtquidan et celui où je suis entré comme sous-lieutenant à l’École d’application de l’infanterie d’Auvours près du Mans. En attendant que celle-ci soit prête à nous recevoir, il fallait nous employer à quelque chose, alors nous avons été affectés là pour quelques semaines, apprenant à conduire de vieux Shermann «qui revenaient de guè-è-re».

Marguerite était une svelte jeune femme aux cheveux blonds et à la poitrine rebondie. Ce doit être elle qui m’est apparue soudain sous les traits de cette jeune fille à son comptoir. Nous étions quelques jeunes officiers tout neufs à avoir élu domicile extra-muros dans l’hôtel de sa mère, employant nos journées à nous initier aux termes de cavalerie pas très légère. Le soir, je me retrouvais souvent seul à la table de la cuisine, épluchant des légumes et m’amusant avec le personnel, en partielle innocence jusqu’au jour où nos excitations juvéniles finirent par me rapprocher un peu plus d’une Marguerite fiancée à un noir soldat américain sans nouvelle depuis la libération et dont elle avait gagné un enfant pour de vrai et une promesse de retour, pour de faux. Une nuit de nouvelle lune et de vieille intention, je descendis en catimini les escaliers grinçants qui menaient à sa chambre, mais elle refusa d’ouvrir sa porte malgré mes arguments persuasifs et néanmoins chuchotés pour ne pas risquer de réveiller sa mère qui dormait à côté. Elle m’avoua le lendemain qu’elle avait eu très peur mais semblait plutôt flattée de mon audacieuse initiative. Aussi n’hésitai-je pas, lors d’une après-midi de sieste propice, à la rejoindre tambour battant sur son lit à deux places, basculant avec autorité – quoique timidement – le buste généreux raidi d’étonnement craintif et consentant. Dame, j’étais dans la cavalerie ! Mes assauts, bien qu’assez maladroits – j’étais certes un militaire mais encore peu militant – finirent par lui faire oublier ses fiançailles et elle me laissa caresser la molle blancheur de sa tendre peau douce et ses seins veloutés comme des fruits mûrs. J’eusse aimé me blottir à jamais au creux de cette création du monde !

Plus tard, démobilisé et engagé dans un processus austère d’études théologiques parisiennes, je décidais un beau soir de rompre mon ascèse et, mon fantasme en poche, je partis en train de banlieue dans la forêt de Rambouillet à la recherche de mon souvenir. Je retrouvais l’hôtel et la mère sans la fille, partie rejoindre celui qu’elle avait tant attendu.

Cela se passait à l’époque où j’allais cueillir le muguet dans le bois de Chaville …

Chemin faisant, je lis les pancartes : «La vie au village en 1900. Saint-Just-Ibarre, 5 août à 16 heures.» Dommage, le 5 août, je serai déjà sur le camino francés, peut-être avec Danielle si elle se décide à me rejoindre à Saint-Jean-Pied-de-Port.

Sur le mur décrépi d’une bâtisse ordinaire, il est écrit : «RF 1907 Écoles communales» (au pluriel). Et voici mon premier fronton de pelote basque, érigé en 1919.

C’est une très jolie petite rivière, qui coule rapidement d’une eau claire et fraîche de montagne, sous les ormes, la charmille et les frênes.

Or, juste après le pont, il y a un portail qui semble donner sur un camping limitrophe. Je l’ai ouvert et je suis entré comme chez moi. Les campeurs m’ont regardé comme un client accrédité, personne ne me posant de question tandis que je m’installe au bord de l’eau pour pique-niquer. L’entrée principale était à l’autre bout. Si le propriétaire de ce camping privé était venu me souhaiter la bienvenue, j’aurais été tout prêt à lui verser mon dû, mais à l’heure de la sieste, chacun s’est enfermé dans son repos, sur son lit de repli. Dans une heure je repartirai par la porte du haut, comme j’étais venu, pèlerin public en propriété privée.

Quelle chance, j’ai reçu confirmation du raccourci coupant le grand détour de Larceveau par la petite route d’Ibarolle et de Bussunarits. Ça me fera gagner 7 km, quelle aubaine ! Mais ça monte…

Je me suis arrêté à l’hôtel-restaurant du Col de Gamia pour boire un Perrier et un verre de lait. Me voici à présent de l’autre côté, redescendant vers la vallée où devrait se trouver Saint-Jean-Pied-de-Port, ultime étape de mon pèlerinage côté français. Il est 17h30, il fait encore chaud mais à cette altitude c’est supportable. Évidemment, plus je descends, plus il fait chaud.

Un, deux, trois coups de cloche, ce sont les derniers coups de 6 heures, un peu fêlés, venus de l’église de Bussunarits, pas très loin de Saint-Jean-le-Vieux. Un, deux sons de cloche, second appel.

J’étais tout heureux d’avoir trouvé un poirier chargé de belles poires mûres. J’en ai ramassé quelques-unes au pied de l’arbre. Hélas, elles sont immangeables, sans jus, cotonneuses. Impossible d’en avaler une bouchée.

Je passe devant le château d’Aphat et ses quatre courtes tourelles surmontées de leur petit chapeau pointu hexagonal. Il ne s’agit en fait que d’un manoir quelconque animé par des cris d’enfants se baignant derrière la haie dans une piscine banale. Quelle tête ferait le maître de maison si, au moment de la sieste, quand tout dort alentour, il apercevait par la fenêtre de sa chambre un quidam en caleçon de bain installé à son aise sur la margelle. «Ce doit être un habitué» penserait-il, mais je ne le reconnais pas, encore une conquête de ma fille … Mais pourquoi ne se trouve-t-elle pas avec lui ? Claudine, tu es là ? Tu aurais pu me présenter ton ami !» Ou bien il me dirait : «Mais Monsieur, que faites-vous là ?» – «Mais Monsieur, je me baigne, lui répondrais-je». Fantasme d’eau, histoires d’O, allez savoir…

Quand on est fatigué en fin de journée, il existe une technique qui permet de marcher sans s’en rendre compte qui consiste à se pencher suffisamment en avant pour perdre l’équilibre, obligeant le corps à avancer pour rétablir son centre de gravité à l’intérieur de son polygone de sustentation et donc de placer une jambe devant l’autre devant soi … et ainsi de suite.

On voit beaucoup plus de bérets basques par ici. À Saint-Jean-le-Vieux, impossible de savoir où se trouve le gîte d’étape, un gîte rural ou le centre d’accueil pour les pèlerins de Saint-Jacques. On doit pourtant en voir passer, mais tout le monde s’en fout, même la route brûlante de soleil devant moi, toute droite, sans arbres et bordée de maisons hostiles.

Pourtant un beau panneau vous accueille à l’entrée : «Saint-Jean-le-Vieux, voie romaine des Pyrénées, chemin de Saint-Jacques de Compostelle» Que m’importe, j’ai dit que je serai à Saint-Jean-Pied-de-Port pour mon anniversaire, et j’y serai.

Sur mon guide de randonneur, il n’est indiqué à Saint-Jean-le-Vieux que des hôtels et à Saint-Jean-Pied-de-Port que quelques gîtes ruraux en plus. N’y aurait-il pas de gîte d’étape ? Difficile à croire. À qui vais-je m’adresser ? Au curé ? À cette heure-ci, le presbytère comme l’église doivent être en train de faire la sieste. La mairie idem. La gendarmerie ? Où se trouve-t-elle ?

Je m’ennuie sur cette longue rue torride qui relie sur 5 km les deux Saint-Jean. Et pour tromper mon dépit, je ramasse un écriteau «Discothèque» tombé dans le fossé et le place bien en vue un peu plus loin au carrefour d’une rue adjacente, pensant naïvement pouvoir induire les gens du coin en erreur. Puéril, j’en conviens, mais ça m’amuse et me fait oublier ma fatigue. Encore 2 km, je crois bien que ce sera l’étape la plus longue de tout mon parcours gaulois.

Mon podomètre – qui s’est remis à fonctionner – n’indique que 30 km mais j’ai bien dû en faire 40. Difficile de donner un chiffre exact car les petites routes que j’ai prises aujourd’hui ne portaient aucune indication de distance, et les gens que j’ai interrogés m’ont donné des chiffres différents et souvent fantaisistes. Et puis il y a eu des cols à gravir, des chemins en plein soleil et un genou faiblard. 1061 Deux voitures françaises ont été incendiées la semaine dernière à Bilbao. Il va falloir prendre des précautions en Espagne sarrasine, et me méfier du Col de Roncevaux ! Il cache encore peut-être des traîtres.

Ispoure. Me voilà dans les faubourgs de Saint-Jean-Pied-de-Port, que je distingue de l’autre côté du pont qui enjambe le Laurhibar. Je peux maintenant m’arrêter quand je veux. OUF ! Mais les premiers abords ne sont pas très accueillants : garages, grandes surfaces, carrefours, dépôts, usines, villas se suivent sur des kilomètres. À tout hasard j’ai suivi la flèche PTT Gendarmerie, on verra bien.

Les gens qui me croisent me prennent pour un dingue qui parle tout seul car ils ne voient pas que je tiens à la main un dictaphone. Qu’importe, il y a longtemps que j’ai abandonné l’idée de m’attribuer une étiquette, puisque de toute manière on ne porte que celle que les autres vous collent.

J’ai tout de même fini par trouver un hôtel qui a bien voulu m’accepter après en avoir considérés plusieurs qui étaient complets. Ce sont souvent les hôtels sympathiques qui ont encore des chambres à louer, mais encore faut-il les découvrir les premiers.

Dans ma chambre, j’enlève d’abord délicatement mes souliers, me déshabille rapidement et prend une douche bien chaude. C’est le délice de Capoue des franchisseurs d’espace. J’espère cependant ne pas faire comme Hannibal. Je mets des habits propres, laborieusement sauvés des poussières de la route, je laisse mes pieds nus vaquer à leur aise dans des espadrilles et me voilà prêt à affronter le beau monde.

Dans la salle de restaurant aux nappes blanches empesées et serviettes orange bien pliées dans les verres au garde-à-vous, quelques clients me regardent d’un autre air que le mien.

Dans le premier hôtel où je m’étais adressé et qui était complet, j’avais commandé une bière pour noyer mon dépit à côté d’un ivrogne qui eut vite fait d’engager la conversation. Quand il apprit que j’allais à Compostelle il me demanda si je croyais à la vierge. Lui répondant que non, il s’indigna : «Alors ce n’est pas la peine d’y aller !» Je tentai par quelques arguments appropriés de relativiser la sainteté de la vierge, mais rien n’y fit. «De toute manière, déclara-t-il, la femme a tous les pouvoirs». La jeune serveuse derrière son comptoir nous écoutait en rigolant. Il avait l’air bien décidé de poursuivre le dialogue, même contradictoire, espérant sans doute que je lui offre un verre, mais je tins bon, ce qui me valut quelques diatribes de plus. «Excusez-moi, lui dis-je finalement, mais moi je n’ai pas de maison et il faut que j’en trouve une avant la nuit». Et je me dépêchai de partir avant qu’il ne me propose la sienne !

Plutôt tristounet ce jour d’anniversaire mais est-ce si anormal que ça de fêter ses 66 ans dans la solitude et l’abandon le plus absolu ? Je ne suis pas déprimé, non, simplement fatigué. J’aurai le temps, au cours de ces 2 ou 3 jours que je compte passer ici, de savoir ce qui reste en moi et ce qu’il y a encore hors de moi à introduire en moi. D’ailleurs je suis tombé dans un très bon hôtel, la patronne est charmante. Comme quoi il faut toujours croire aux bonnes surprises même quand il n’y en a pas.

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