130. Saint-Jean-Pied-de-Port, hier et aujourd'hui

Mercredi 1 août 1990

Visite du musée de la prison des évêques.

En fait, ces évêques n’ont jamais été emprisonnés. Ils habitaient en face et avaient été envoyés par les papes d’Avignon.

«Saint-Jean-Pied-de-Port est à 168 lieues de Paris, à une lieue de la frontière d’Espagne, en Basse Navarre, c’est une bonne forteresse sur le bord de la Nive». Ainsi parlait l’auteur d’un livre de tactique militaire datant de 1736.

La citadelle est sur l’emplacement de l’ancien château, sentinelle avancée du royaume de Navarre, face à la France. Elle fut modifiée à partir de 1659 quand la Basse Navarre devint française.

Les armes de Navarre représentent les chaînes entourant la tente du chef arabe lors de la bataille de Las Navas de Tolosa, en 1212. La Navarre y perdit son indépendance quand Ferdinand le Catholique, roi d’Aragon, l’envahit. Les souverains légitimes s’enfuirent en Béarn, seule la Basse Navarre resta en leur possession, de 1512 à 1521. Ils continuèrent cependant à porter le titre de rois de Navarre ainsi que leurs héritiers devenus d’ailleurs rois de France et de Navarre. Car Jeanne d’Albret, reine de Navarre, épouse d’Antoine de Bourbon, roi de Navarre, eut pour fils Henri, roi de Navarre en 1572 et qui devint Henri IV, roi de France en 1589. Son petit-fils sera Louis XIV. Il épouse Marguerite de France ou de Valois, sœur de Charles IX, mais après l’annulation de ce premier mariage, il épouse Marie de Médicis, fille de François II, grand-duc de Toscane. Comme on le sait, il sera assassiné à Paris le 14 mai 1610 par Ravaillac.

Le 15 août 778 Charlemagne est de retour d’une expédition contre Abd Al-Rahman de Cordoue, à la demande de Ibn Al-Arabi de Saragosse, avec la promesse de devenir chrétien. Mais les Navarrais refusèrent cette aide et attaquèrent l’arrière-garde de Roland dans ce fameux col de Roncevaux qui n’est qu’à 30 km de Saint-Jean.

Passait à Roncevaux une voie romaine reliant l’Aquitaine à la péninsule ibérique. Elle fut l’une des plus importantes voies de communication pendant des siècles. En 1132, Sancho de Larrosa fonde Notre-Dame-de-Roncevaux à Orreaga / Roncesvalles. Cet hospice des pèlerins de Saint-Jacques aura une très grande renommée au cours des XIe et XIIe siècles.

En 950 déjà, l’évêque du Puy, Godescalc, arrive à la tête de pèlerins français jusqu’au tombeau de l’apôtre. Ce fameux «camino francés» deviendra le trait d’union le plus fécond qui existe entre les peuples d’occident. Aux XIe et XIIe siècles, il sera en plein épanouissement grâce à l’Ordre de Cluny qui stimule la dévotion populaire à Saint-Jacques.

Comme on le sait, Jacques, fils de Zébédée, fut des 12 apôtres le premier martyr tué par Hérode en 44. Mais, pour la légende, son corps déposé dans une barque traversa la Méditerranée, doubla les colonnes d’Hercule et s’échoua en Galice. Là il fut enseveli puis oublié pendant sept siècles. Au IXème siècle, le moine Pélage prophétise la découverte du corps de Saint-Jacques. Effectivement, des bergers aperçoivent une étoile plus brillante que les autres au-dessus du fleuve Ula et découvrent son sarcophage. En souvenir de l’étoile, on dénomma l’endroit Campus Stellae (le champ de l’étoile). Saint-Jacques devient le symbole de la Reconquista, la reconquête de la croix sur le croissant.

J’ai reçu hier pour mon anniversaire une grande enveloppe d’Anne-Caroline contenant un avis d’imposition de 1988 se montant à 9474 Frs et un bordereau d’acompte provisionnel de 5000 et quelques francs, sans autre explication, sans lettre d’accompagnement, un vrai cadeau empoisonné. Un colis piégé ne m’eut pas davantage blessé. Heureusement, il y avait aussi une lettre d’Andréa, toujours fidèle quand il s’agit de fêter les anniversaires de ses amis, et une lettre de Michelle me remerciant de lui avoir facilité son séjour à Paris. En consultant l’un de mes registres généalogiques, elle est tombée pile sur l’histoire ambiguë de mon père en Nouvelle-Calédonie, qui lui valut un retour prématuré en Suisse. Dommage qu’elle l’ait découverte sans moi car elle a pu en avoir une fausse idée. Et puis aussi un petit mot accompagnant le colis de Jérôme – à qui j’avais demandé de m’envoyer mon passeport, mon carnet de chèques et mon courrier – dans lequel il avait ajouté deux petits déjeuners déshydratés et une superbe gourde souple qui va me permettre d’augmenter le volume d’eau à transporter au mois d’août sur les chemins surchauffés de Castille.

Ce matin j’ai essayé à tout hasard de capter d’éventuels messages sur mon répondeur avec ma commande à distance et j’ai pu entendre la voix d’Olivier toute proche me souhaiter un bon anniversaire. Celle de Claude aussi, mon cousin de Lausanne, qui me remerciait de la carte que je lui avais envoyée de Cordes, qu’il connaît bien. Un très chaleureux message qui m’a fait du bien. J’ai envoyé quelques cartes aussi et j’ai essayé de téléphoner à Gil, mais ça sonnait toujours occupé. Danielle, quant à elle, ne me rejoindra qu’à Pampelune.

Madame Debril, qui gère d’une main de cerbère le passage des pèlerins, me reçut d’abord suspicieusement mais finit par me délivrer la «Compostela» traditionnelle, la fameuse «Credencial del Peregrino», qui filtre les passages pour s’assurer que les demandeurs vont bien à pied. J’eus beaucoup de mal à trouver son bureau de l’Association des Amis de Saint-Jacques perché tout en haut de la rue de la citadelle avec comme simple indication une coquille peinte sur l’un des volets du rez-de-chaussée. Elle vit là au milieu d’un tas de paperasse, de coups de téléphone et de son chien qui n’avait pas dû être lavé depuis sa naissance et dont elle ne sentait probablement plus l’odeur. Qui après elle fera son bénévole travail journalier d’accueil des pèlerins, de conseils et de liaison ? Mais sera-t-elle encore nécessaire à une époque où chacun va de plus en plus comme il veut, là où il veut, sans s’occuper des bonnes volontés attachées à un tourisme culturel démodé ?

Bien qu’encombrée de touristes, cette rue de la citadelle reste encore le sympathique territoire d’une époque fervente et révolue, celle où Saint-Jean était un authentique lieu de passage, non seulement des pèlerins mais aussi des rois et de leurs armées. Aujourd’hui le tourisme et le commerce ont anéanti l’esprit religieux qui devait souffler sur ces murs aux siècles de grande foi.

Ce matin, j’ai pris mon petit déjeuner dans la salle à manger à côté de ma chambre d’hôte louée hier pour ma seconde nuit. Il y avait avec moi 5 autres personnes de passage : un couple en vacances et en voiture – trop de voitures, estimait la femme – et deux personnes plus âgées se promenant en compagnie de leur petite fille que le grand-père emmenait avec lui se baigner – par sécurité ai-je pensé. Nous avons échangé quelques mots d’usage courant mais ils devaient me trouver très différent d’eux surtout quand je leur dis que je venais de Paris à pied et que j’allais à Saint-Jacques de même. Mais comme tant d’autres, ils manifestèrent leur respect pour une telle aventure, avouant sincèrement qu’ils ne pourraient pas marcher aussi longtemps quoique l’épouse plus âgée aimât la montagne. À mon grand étonnement, elle me révéla qu’elle avait fait beaucoup de spéléologie, ce qui lui valait d’entraîner son mari dans toutes les grottes de la région.

Tous ces touristes en automobile parlant un peu de ce qu’ils ont vu, beaucoup de ce qu’ils ont mangé, enduré et rencontré, à peine de ce qu’ils pensent, m’ont soudain propulsé hors du monde. Je me pose des questions…

J’ai assisté pour la première fois à une partie de pelote basque, au fronton municipal. Intéressant et monotone. Décidément, Saint-Jean est devenu trop touristique. J’aurais aimé y être venu au siècle dernier, la ville d’aujourd’hui a pour moi peu d’intérêt, les pèlerins de Saint-Jacques y sont totalement ignorés.

Demain, j’entreprendrai la dernière et majeure partie de mon pèlerinage, presque 1000 km en une trentaine d’étapes.

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