Jeudi 9 août 1990

Parti à 6h30 de Logroño, je me trouve actuellement sur la route de Nájera à 107 km de Burgos et à 663 km de Santiago, sur un chemin de terre entre les vignes, non balisé, à gauche de la route mais à droite de l’itinéraire prévu. J’espère bientôt pouvoir le rejoindre, mais pas d’inquiétude, je me dirige vers l’ouest, toujours l’ouest, il n’y a pas à se tromper. Même sans balisage, on arriverait à rejoindre Santiago, en marchant avec le soleil.

Je viens de prendre «dos café con leche grande» au premier bar rencontré à Navarrete et je me suis arrêté un peu plus tard devant le vieux cimetière. Une plaque scellée sur le mur à côté de l’entrée rend hommage à une pèlerine hollandaise morte en juillet 1986 au cours de son pèlerinage à Santiago. Cimetière et chapelle ne sont ouverts que deux jours par semaine, les jeudis et/ou samedis et dimanches. Jetant un coup d’œil à l’intérieur par un trou de serrure, j’ai pu constater que ni l’un ni l’autre ne présentaient un grand intérêt. La porte cependant est ancienne et montre encore la trace de plusieurs sculptures.

J’ai repris mon pèlerinage solitaire après plusieurs jours de route en compagnie de quelques pèlerins allemands et espagnols. Jaime, l’espagnol de Madrid qui boitille m’a quitté hier à 4 heures au gîte de la JOC à Logroño où nous nous étions arrêtés, lui voulant aller jusqu’à Navarrete pour y passer la nuit et repartir ce matin avec les deux allemands devant nous, pour arriver plus tôt à Burgos afin de pouvoir y rester un jour entier.

Je l’aime bien, Jaime, nous avons fraternisé et nous avons échangé nos adresses. Peut- être le reverrai-je un jour, à Paris ou à Madrid. Je trouve qu’il a beaucoup de courage et de volonté à marcher seul ainsi avec son handicap, mais il semble posséder une santé de fer et une forme extraordinaire. Son temps est plus compté que le mien car il doit reprendre son travail à Madrid le 3 septembre, dans une entreprise d’électronique où d’après ce que j’ai compris il est contrôleur et ne gagne que 4500 Frs par mois, même pas notre SMIG. Pourtant, selon lui, c’est un salaire moyen, encore assez confortable en Espagne.

Nous avons parlé de l’avenir de l’Europe, de chacun des membres de la CEE. Lui pense, comme moi, que l’Espagne a bien profité du marché commun, plus particulièrement dans l’industrie, alors que l’agriculture aurait plutôt perdu au change.

La «mère aubergiste» – je l’appelle comme ça – de Logroño était une vraie mère poule pour ses jeunes pèlerins débarquant les uns après les autres sans crier gare dans son minuscule local où 6 lits prenaient déjà les trois quarts de la place, avec au fond, une toute petite salle de bain, mais tout très propre. Nous y avons dormi à 10 sans trop de mal.

Comme j’étais seul une bonne partie de l’après-midi, elle m’a beaucoup parlé, oubliant bien vite que je ne comprenais pas tout ce qu’elle disait, tandis que je lavais mon linge, rangeais mes affaires et écrivais distraitement deux cartes postales, crispé sur les deux ou trois mots reconnus d’une phrase débitée à toute vitesse pour tenter d’en comprendre le sens et répondre si possible dans le bon sens. Ce qui m’a demandé un effort considérable mais très utile pour la suite de mes échanges verbaux.

Ainsi, petit à petit, me suis-je remis à parler espagnol et plutôt mieux qu’à Montevideo, encore un peu comme un taureau français, mais on paraissait me comprendre, ce qui me faisait rire et me mettait de bonne humeur. Cette femme dynamique et chaleureuse remplaçait son mari, atteint d’une infirmité verbale qui l’empêchait de parler mais dont la simple présence apportait sympathie et sérénité dans ce local exigu en plein centre-ville.

Je me suis un peu promené dans la ville, très industrielle, dont le centre animé est rempli de magasins. Après une bonne douche au centre d’accueil, nous avons pris, mon ami Jaime et moi, à 2 heures de l’après-midi, un bon déjeuner à proximité, dans un petit restaurant recommandé par notre hôtesse. Cette fois, pour 600 Pts, nous avons eu droit au «menú del día» : une excellente paella aux fruits de mer, un asado de cordero (agneau rôti) et, pour le dessert, un flan suivi d’un café. Avec bien entendu la bouteille de vin d’un litre à notre disposition.

Je reconnais devant moi le grand hangar blanc indiqué dans mon guide et, ma foi, ce village un peu plus loin pourrait bien être Sotés auprès duquel je dois passer. Je vérifierai tout à l’heure car pour l’instant je n’ai pas envie de m’arrêter pour sortir le bouquin de mon sac. Il est placé à l’extérieur mais je suis quand même obligé d’enlever mon sac pour le prendre. Je me fie donc à mon intuition et à mon sens inné de l’orientation (hum !). En tout cas, si je me suis trompé de chemin, je ne me suis pas trompé de direction, c’est toujours ça.

Bientôt Ventosa. Je m’y arrêterai pour boire une bière si je trouve un bistrot ouvert. À 9h, ce matin, à Navarrete, c’est tout juste si le premier bar ouvrait ses portes, les chaises étaient encore sur les tables et seulement deux ou trois lève-tôt buvaient un café au comptoir. J’ai dû moi-même débarrasser une table de ses chaises pour pouvoir m’asseoir et consulter mon guide tout en trempant un morceau de pain dans mon café au lait, excellent d’ailleurs. Ce sera ma boisson préférée du petit matin, j’en ai pris un second.

À Sotés tout à l’heure, des ouvriers du bâtiment sensés relever un mur de maison se reposaient au soleil sur la route, discutant avec deux pépés du cru assis la canne entre leurs jambes sur le parapet.

Et plus loin, sous un poirier chargé de fruits, je vis se relever brusquement un cycliste en train de faire son marché et me demander mine de rien où j’allais. Nous avons fait un petit bout de route ensemble, lui son vélo à la main dans la montée. Les poires n’étaient pas mûres, nous n’en avons pas profité. Il n’était pas pressé, il ne semblait pas être astreint à un horaire précis. En Espagne, la vie ne se réveille qu’à 11 heures, on déjeune entre 13 et 14 heures et tout le monde se rendort pour une sieste jusqu’à 17 heures. C’est alors seulement que les gens commencent à sortir pour de bon et vaquent à leurs occupations extérieures principales jusqu’à la fermeture des magasins à 20 heures. On ne peut pas dîner dans un restaurant avant 21 heures, mais c’est plus souvent entre 22 et 23 heures que l’on se met à table. C’est probablement pour cela qu’il est impossible de trouver un bistrot ouvert le matin avant de partir.

Les départs ne sont pas très agréables, de ce fait : il faut se lever, s’habiller, mettre son sac– souvent dans la nuit pour ne pas réveiller ceux qui dorment encore – se débarbouiller tant bien que mal et s’en aller sans rien dans le ventre, marcher deux bonnes heures avant de pouvoir trouver un endroit susceptible de nous donner à boire et à manger. Ou alors s’arrêter pour casser la graine avec ce qu’on a dans le sac, mais de boisson chaude, pas question, aqua simplex uniquement.

Dans les refugios, il n’y a généralement pas de cuisine ni même un réchaud à gaz. Aussi, le mien m’est-il très utile mais je n’ose pas trop le montrer car j’aurais vite fait de perdre tout mon combustible. Il ne me reste plus qu’une demi cartouche, aussi je l’économise le plus possible car je ne sais vraiment pas si je trouverai ce modèle sur la route.

Il ne fait pas trop chaud bien qu’il n’y ait aucun nuage dans le ciel. Ça tapera dur cet après-midi, mais pour l’instant ça va, c’est supportable bien que depuis Sotés je marche sur une route goudronnée sur laquelle heureusement il ne passe guère d’autos.

Me voici donc à Ventosa, près de l’église sur son piton rocheux et son clocher massif, style forteresse, plus haut que ceux de Navarre. Les maisons en-dessous sont en briques ou en pierres avec des toits en tuiles romaines à pente unique.

Il y avait beaucoup de ces vieilles maisons à Navarrete, parfois à moitié effondrées, dont les embrasures étaient surmontées au-dessus du linteau d’un arc de briques joliment disposées.

Les champs de blé sont déjà tous fauchés et nettoyés, ce qui m’a permis tout à l’heure d’en traverser un pour éviter un large détour. Aux champs moissonnés succèdent des vignobles aux raisins encore verts et de collines dénudées, parfois couvertes de petits bosquets ou de garrigue. Quelques peupliers en fond de vallon, mais le relief est globalement plutôt aride, une sorte de savane saupoudrée d’oliviers et d’amandiers qui me rappelle un peu la Provence.

De ce côté, l’église a vraiment beaucoup d’allure, perchée sur son tertre dénudé et se silhouettant seule dans le ciel bleu, avec ses murs de pierre grise, ses briques roses et son toit à quatre pans peu incliné.

Avec du flair et le sens du terrain, on peut choisir soi-même son itinéraire pour peu qu’on devine le parcours du sympathique chemin courant devant nous. Évidemment, il peut y avoir des surprises mais quand on a des points de repère, la grande route par exemple avec toutes les voitures qui roulent un peu plus à droite ou à gauche, on ne peut pas faire de graves erreurs de direction. Alors, plutôt que d’emprunter cette route qui va de Ventosa à Nájera en passant par le col que j’aperçois devant moi, j’ai pris un sentier qui passe entre les champs de blé et les vignes, montant et descendant les faibles collines, et zigzagant entre de légers vallons, tout en se dirigeant vers le col lui aussi, mais par l’autre versant. Grâce au relief peu accentué, je peux bénéficier d’une vue spacieuse de mon environnement, ce qui ne serait pas le cas si j’étais dans un vallon, une forêt ou derrière une colline.

Je suis assez content de moi, il faut bien de temps en temps se jeter des fleurs si l’on veut garder le moral et s’encourager à poursuivre son chemin, ce long chemin de Compostelle, pour l’heure recouvert d’une fine poussière rosâtre légèrement bleutée, presque violette, mélangée à de la paille et de l’herbe par ci par là, quand ce ne sont pas des cailloux.

Que peut bien récolter ce paysan à casquette bleue dans son champ ? Des arachides je crois. La dernière fois que j’en ai vues, c’était il y a bien longtemps en Afrique. Je ne continue plus sur ce chemin qui fait trop de détours, tant pis, je coupe droit à travers champ, advienne que pourra.

Dommage que ces raisins ne soient pas encore mûrs, je suis à portée de main de leurs grappes. Mais bientôt, plus loin, peut-être … Encore de la paille sur ce champ de blé coupé, c’est rare. Et ça grimpe toujours …

J’ai visé un peu trop bas, il me faut à présent remonter un peu jusqu’au col : 300 mètres à peine de route jusqu’en haut, ce n’est pas méchant.

13h40, j’ai fait un petit détour par Huércanos où je viens de boire deux bières au comptoir, lisant les nouvelles dans le quotidien local que j’arrive à comprendre grosso modo. C’est ainsi que j’ai appris le branle-bas de combat au Proche-Orient et l’annexion du Koweït par l’Irak, le ramdam diplomatique habituel alors que depuis tant d’années tout le monde savait que Saddam Hussein augmentait son potentiel militaire en achetant à tour de bras avions, tanks, armes et munitions à l’URSS, aux USA et à la France, qui aurait dû se méfier de ses intentions. Mais voilà, la diplomatie du Quai d’Orsay avait opté pour l’Irak contre l’Iran, faisant du gouvernement irakien son allié arabe, permettant à de nombreuses entreprises françaises de s’y installer lucrativement et à ses vendeurs d’armes de continuer leur lucratif commerce. Pendant ce temps, le peuple français ne se préoccupait guère de ce fond de Méditerranée versatile dont l’histoire s’inscrit en caractères incompréhensibles pour lui. Quant à l’Assemblée nationale, elle ne semble pas avoir beaucoup marqué son étonnement et bien peu de questions d’armes ont été posées au gouvernement au cours des sessions précédentes.

La France est obligée de faire maintenant un volte-face politique à l’arraché, ce qui n’est pas dans la manière des Affaires Étrangères, mais à l’honneur nul chef d’État n’est tenu. Aussi est-ce avec une parfaite hypocrite bonne foi que la France, l’Amérique, l’Europe et les Nations Unies dénoncent l’agression irakienne contre les puits de pétrole koweïtiens.

Tout de même, André Dumas devait bien recevoir des rapports confidentiels de son ambassadeur de Bagdad, non ? Et la CIA, que faisait-elle ? C’est à désespérer des nations les plus riches, les plus sophistiquées, les plus fortes.

Il fallait s’assurer de la livraison régulière d’un pétrole qui nous manque, mais à quel prix ? Que va-t-il se passer ? Les ressortissants français en otages virtuels, les entreprises en liquidation probable, le pétrole irakien et koweïtien bloqué et les citoyens faisant une fois de plus les frais d’une diplomatie opportuniste à court terme, ne s’appuyant que sur le profit matériel et le gain de marchés. La France est dans de beaux draps : si elle s’aligne avec la Grande-Bretagne et les États-Unis sur une éventuelle intervention contre l’Irak avec l’envoi de soldats en Arabie Saoudite, et bien plus de pétrole, plus de contrats juteux et de salaires mirifiques pour les expatriés avides et augmentation du prix de l’essence pour les particuliers. Le contribuable paiera une fois de plus les frais de toutes ces conneries, chiraquiennes hier ou socialistes aujourd’hui.

Que Mitterrand ait senti le vent venir en faisant quelques avancées à l’Iran avec la libération de Nakache, c’est possible, mais cela vient bien tardivement : l’Irak était devenu l’importateur idéal d’une France en mal d’exportations. Dumas le premier et le gouvernement après lui n’ont même pas réalisé qu’Hussein était en train de préparer une vaste annexion du Moyen-Orient pour redevenir le leader incontesté du monde arabe et musulman. C’est tout de même curieux qu’aucune information secrète émanant de nos services spéciaux n’ait pu persuader le gouvernement d’un tel projet ! Opportunisme, soumission à la concurrence internationale, manque de vue à long terme ; il nous manque un De Gaulle. L’opposition aura beau jeu de jeter l’anathème sur notre président et son pseudo gouvernement socialiste qui se plie aux petites phrases de dieu le père. Je n’ai pas sous la main les journaux français pour savoir ce que la presse nationale pense de tout ça. Il me faudra attendre Burgos pour trouver le Monde ou Libération.

Je me suis complètement planté dans les vignes (pas du Seigneur hélas) de la Rioja entre Ventosa et Nájera. J’ai demandé mon chemin à un tractoriste qui m’a conseillé de retourner sur la grand’route. Mais comme ça faisait un long détour, je lui ai demandé de m’emmener dans sa remorque jusqu’à Huércanos, ce qu’il a bien voulu faire. La remorque tressautait horriblement sur les cailloux du chemin à peine tracé, entre les milliers de pieds de vigne de la plaine, faisant de nombreux zigzags que j’aurais bien eu du mal à faire à pied.

Me voici en fin de compte à l’entrée de Nájera, je ne suis pas trop en retard, mais je n’ai toujours pas retrouvé le chemin balisé. Un curé en vélomoteur a bien voulu me montrer un passage souterrain qui m’évita un grand détour par la route, en m’amenant directement au centre-ville.

Je suis maintenant – avec quelques autres pèlerins arrivés avant moi – installé au refugio de Nájera, dans une pièce ne contenant que 6 lits, mais grande et confortable, avec lavabos et douches. J’ai retrouvé Jaime qui n’était finalement pas parti pour Santo Domingo car il avait trouvé une occasion pour aller visiter les monastères de San Millán de la Cogolla et de Suso dans l’après-midi. J’aurais bien aimé l’accompagner mais il ne me l’a pas proposé et ne m’a pas refilé le tuyau.

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