Vendredi 10 août 1990
Sept heures du matin. J’ai décidé d’aller à pied à San Millán de la Cogolla, pour voir surtout le monastère de Suso, celui que m’avait indiqué Evelyn avant de partir, un soir chez Véro, et qu’elle a beaucoup aimé. Je m’en suis souvenu à temps. J’ai vu sur une carte que c’était près de mon chemin, mais il faut faire quand même un long détour par le Sud de Nájera pour rejoindre ensuite Santo Domingo à l’Ouest. Soit près de 35 km que j’espère faire dans la journée. Comme il n’y a pas de refugio à San Millán, je dois me dépêcher. Je crois que le détour en vaut la peine, quelqu’un qui y est allé hier m’a dit qu’il avait été émerveillé, par le monastère de Suso en particulier, de style wisigoth préroman, plus que celui de Yuso, un monastère gothique habité par des moines augustins.
San Millán, 17 km. Bonne route mais ça fait quand même 4 heures de marche. J’y serai vers midi si tout va bien. Un renard qui traverse sans trop se presser la route fraîchement macadamisée à bandes blanches toutes neuves, museau futé à l’affût, le corps longiligne souple et ondulé, queue en panache à houppe blanche. Après avoir traversé le pont qui enjambe la Najerilla, direction Sud-Ouest. Encore 12 km jusqu’à San Millán.
Depuis une semaine que je suis en Espagne, je ne me sens plus tout à fait dans «mon» pèlerinage. Il n’est plus le mien, mais celui d’autres pèlerins qui suivent pas à pas ce chemin de Santiago, étape après étape, gîte après gîte, le bourdon à la main, sac à dos, plus ou moins vite mais certains de toujours rencontrer d’autres pèlerins en route. Pèlerinage collectif dont je ne suis plus qu’un membre sporadique anonyme, alors qu’en France j’étais seul et libre de choisir mon propre itinéraire. Je m’arrêtais quand je voulais et où j’en avais envie, je repartais à mon gré. Pas de carte de pèlerin à faire viser obligatoirement, pas de point de passage obligé.
Me trouvant ainsi souvent en compagnie, je me sens frustré, ayant moins l’occasion de bavarder avec mon dictaphone, de méditer tout au long du chemin parcouru. Mais ce matin, je me retrouve seul comme avant sur «mon» itinéraire, séparé des autres, qui continuent sagement le parcours officiel ou vont à San Millán en car touristique.
À Cardena, un petit village tout ensoleillé des premiers rayons du matin, toutes les maisons sont fleuries de dahlias, géraniums ou de tulipes. S’élevant au bord de rues étroites, parfois de guingois, elles sont rafistolées tant bien que mal. Je suis entré dans le premier bar ouvert, la dame m’a d’abord dit qu’elle ne servait pas de café mais quand je lui ai expliqué que j’allais à San Millán, traînant un peu et s’allumant une cigarette, elle est partie dans sa cuisine pour me préparer un nescafé au lait qu’elle m’apporta sans un mot avec deux biscuits secs.
Au centre du village, adossé à l’église, un immense fronton : El pilar. Je ne savais pas qu’on était encore – ou de nouveau – en pays basque.
Encore 10 km jusqu’à San Millán.
Conseil aux piétons : «Peatón : en carretera, circule por su izquierda». Ce n’est pas en France qu’on trouverait de tels panneaux sur les routes pour nous protéger des voitures. Au moins, en Espagne, il y a encore des gens qui marchent à pied et on en tient compte.
Des oiseaux et des chats écrasés, j’en ai vus quelques-uns sur toutes les routes que j’ai empruntées, quelques hérissons aussi, mais des lapins ou des chiens, jamais.
Un beau champ de pommes de terre suivi d’une planche de haricots entre deux rangées de vignes et un noyer, une grosse borne jaune et blanche marquant probablement une frontière cantonale, et un poirier. Voilà un exemple de ce que je peux embrasser d’un seul coup d’œil en marchant …
Cette poire n’est pas très mûre mais elle était bien tentante. C’est maintenant un champ de betteraves ou d’oseille, suivi d’une planche de tomates puis de haricots, puis de poivrons. Quelques pêchers aux fruits encore verts et des champs de blé moissonnés.
Je suis sur un plateau coupé de champs modestes séparés par des canaux d’irrigation en ciment. Le paysage est très vert, c’est un peu la campagne française ici. Les crêtes mamelonnées à l’horizon sont un peu estompées par la brume du matin. Il ne fait pas très chaud mais j’ai tout de même enlevé mon blouson que j’avais mis en partant car il faisait encore frais à 7 heures du matin.
Les grosses bornes que je prenais pour des bornes frontières sont en fait kilométriques, mais pourquoi si grandes ? Et triangulaires ? Pour mieux les voir et de plus loin sans doute.
LO 834. Ce doit être le numéro de la route. Devant moi le village de Badarán aux maisons pastellisées de rose, de bleu, d’ocre et de gris, de terre de Sienne. Au-dessus une crête boisée, longiforme et sous le vert de la forêt tous les champs de blé coupés et ratissés. Au bout du chemin, sentinelle pétrifiée, un vieil arbre mort qui longtemps fut soigné, grande souche aux blessures cimentées et bandelettes de béton, deux branches encore levées en bras de crucifié.
Au milieu du tronc sec, une cavité est aménagée, fermée par une petite porte grillagée laissant voir la statuette d’un homme – ou d’une femme – aux traits indistincts à cause de l’obscurité. Au-dessus un écriteau : «Badarán por Nuestra Señora de Valvanera». C’est donc bien une femme, mais je n’y vois goutte à travers la vitre sale et sous le soleil qui brille. Cet arbre doit être très très vieux.
J’ai bavardé chemin faisant avec un promeneur. Il me demanda où j’allais et je lui répondis d’où je venais. Je n’ai pas eu besoin de lui dire que j’étais français, il l’avait compris, ce qui ne l’empêcha pas de continuer à me parler en espagnol comme si je le comprenais bien. Tout de même, il va falloir que j’augmente sérieusement mon vocabulaire …
Ah, cette fois j’ai un vrai «café con leche grande» que je bois avec un morceau de pain trempé dedans. Délicieux. Je peux maintenant poursuivre «énergiquement ma longue et lourde tâche … puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler» et d’un pas énergique franchir les 7 km qui me restent. Mon premier «gardian civil» tout de vert habillé et de bicorne coiffé, debout en face de son poste de garde, m’a salué. Un gendarme français m’aurait sûrement demandé mes papiers.
La police et la gendarmerie espagnoles sont plus discrètes qu’en France. Je n’ai vu sur la route jusqu’à présent que deux policiers en camionnette contrôlant des voitures et c’est tout. Ici on laisse les piétons tranquilles car il y en a beaucoup, alors qu’en France ils sont suspects, on les interpelle à tout bout de champ. La maréchaussée espagnole est toute prête, au contraire, à nous venir en aide, nous informant du lieu du refuge, de la route à prendre, etc.
Comme ces policiers que j’ai vus dimanche dernier Puente la Reina. La mairie était fermée, je suis entré par derrière dans le bureau de la permanence et ce sont eux qui m’ont remis la clé du gîte des pèlerins situé près de la piscine municipale, timbrant du même coup ma carte de pèlerin. Ils gardèrent cependant ma carte d’identité en échange, pour être sûrs que je rapporte la clé, sans doute. Cette fois au moins, je n’ai pas oublié ma carte, comme je l’avais fait à Cordes.
L’Espagne est vraiment très méditerranéenne, sud-européenne en tout cas, les gens prennent le temps de vivre, il n’y a pas de grand remue-ménage, même dans les grandes villes comme Pamplona ou Logroño. On ne s’affole pas, on laisse aller le temps, on se lève tard, on se couche tard … c’est mieux ainsi je trouve.
J’ai mangé hier à Nájera dans un restaurant dont la terrasse donnait sur le rio tandis que l’entrée était dans la ruelle piétonne, de l’autre côté de l’immeuble. Il était 19 heures et je voulais dîner mais le barman me fit comprendre qu’il ne servait pas avant 21h30. J’ai pu toutefois grignoter des tapas servis sur la terrasse où peu à peu les clients sont arrivés pour l’apéritif ou simplement y prendre le frais avant de rentrer chez eux, car on était encore loin de la «cena».
Plus qu’en France, on rencontre ici des groupes de femmes s’installant pour boire un verre et bavarder librement entre elles, sans hommes mais avec leurs enfants quelquefois, des femmes plus ou moins jeunes, portant toutes une robe, une longue robe légère, jamais un pantalon, l’air libérées, sûres d’elles, riant et jacassant sur fond d’histoires de famille ou d’amitiés retrouvées.
Jamais plus que cette nuit je n’ai entendu meilleur ronfleur que mon voisin de lit. Il m’avait prévenu la veille qu’il ronflait souvent et, pour ne pas gêner les dormeurs, il avait acheté en pharmacie un petit appareil en forme de pince qu’il devait placer entre les narines, supprimant, selon la notice, tout ronflement. Pourtant, cette nuit-là, j’eus l’impression qu’il ronflait encore plus fort que d’habitude. Un ronflement continu mais sur divers tons, un vrai concert de trompette bouchée entrecoupé de brusques rattrapages sifflés, de brefs silences syncopés, de grognements sourds de crécelle fêlée. C’était intolérable. Aucun de mes sifflements désapprobateurs n’eut l’effet escompté. Je dus le secouer plusieurs fois pour qu’en changeant de position, l’air de ses tuyaux s’essouffle différemment. Un petit moment de répit et ça recommençait. La jeune fille d’en face devait être encore plus contrariée que moi car elle se leva soudain pour aller le secouer et lui dire, une fois qu’il était bien réveillé, de … s’arrêter. Il aurait bien voulu le pauvre.
Ça nous a tout de même tous un peu énervé et notre sommeil s’en est ressenti. Peut-être pour se venger, la jeune fille intolérante a, ce matin, allumé délibérément la lumière à 6h30, sans considération pour les dormeurs, mais ça m’arrangeait car je ne m’étais pas réveillé à 6 heures comme prévu.
Les espagnols, se sentant chez eux, ne prennent pas beaucoup de précautions pour ne pas déranger les autres ; ils sont sympathiques mais bruyants et ont l’habitude de se coucher tard. Et il vaut mieux arriver assez tôt au refugio car sinon toutes les meilleures places sont prises, lits et matelas occupés, et douche inaccessible.
Je suis à Berceo, à la jonction de la route qui va de San Millán à Santo Domingo. Le monastère de Suso est à 1 km d’ici et je cherche un endroit pour laisser mon sac avant de monter au monastère pour le reprendre au retour. J’ai d’abord demandé à une dame qui rentrait chez elle si elle accepterait de le garder une heure ou deux, mais elle me dit de m’adresser au curé (ils sont là pour ça devait-elle penser), mais il était à San Millán. Alors j’ai insisté, mais elle a fait semblant de ne pas comprendre.
Les maisons sont joliment fleuries avec leurs dizaines et dizaines de pots de géraniums, dahlias, lauriers, marguerites, mais leurs propriétaires sont moins aimables que leurs fleurs, un peu comme en Suisse. C’est drôle que sur les balcons fleuris il y ait tant de femmes pincées …
Bon, je vais quand même pouvoir monter au monastère sans mon sac, j’ai trouvé quelqu’un qui a bien voulu le garder pendant mon absence. Alors je retire ce que j’ai dit, il y a partout une voisine aimable et une qui ne l’est pas, habitant souvent l’une en face de l’autre, c’est ça l’humanité, moitié altruiste moitié égoïste.
Me voici au carrefour des chemins : San Millán de la Cogolla, monasterio de Suso, monasterio de Yuso. Je vais commencer par Suso, plus éloigné et plus élevé et en redescendant je passerai par Yuso.
Marcher sans sac, quel rare plaisir, quelle douceur, quelle extase ! Mais aussi, au début, l’impression d’avoir oublié quelque chose. On devrait toujours voyager sans bagage, une veste à la main, et tout dans les poches. Le reste, qui se résume finalement à peu de chose, on pourrait l’acheter au fur et à mesure de l’usure ou du besoin. Il y a dans les refuges lits et couvertures, et de l’eau pour se laver. Il me suffirait d’emporter une brosse à dent et un tee-shirt de rechange. Mais il n’y a pas toujours de refugio et les hôtels sont chers et on n’en trouve pas partout. Il y a bien les chambres d’hôtes, mais il faut savoir où s’adresser.
Tout à l’heure, sur la grande ligne droite de Berceo, je me serais cru en train de faire le pèlerinage de Chartres, comme Péguy. Dans ce paysage à peine moins plat que celui de la Beauce, il ne manquait que la haute flèche de la cathédrale dépassant des champs de blé.
La petite route qui monte à Suso traverse une pinède et une chênaie. Je passe en ce moment juste en dessous du gros bonhomme de pierre que je voyais d’en bas, mais le monastère, lui, reste caché, je le surprendrai bientôt à un détour du chemin.
Oui, le voilà, deviné plus qu’aperçu à travers le feuillage, tout entouré d’arbres. Sans la route asphaltée et une voiture arrêtée, j’aurais pu m’imaginer être un Wisigoth récemment converti allant honorer de ma prière ce jeune monastère préroman. Il est certainement l’un des plus anciens de cette époque.
Je n’ai pas envie de parler de Suso, je ne pourrais pas. Les cartes postales achetées au gardien le décriront mieux. Je préfère garder pour moi les instants privilégiés pendant lesquels je me suis trouvé seul dans ce temple témoin de tant d’histoire et de si riche culture – wisigothe, préromane et mozarabe – à l’image frustre mais tellement forte de croyance et de foi en un Dieu tout puissant.
Dans les sarcophages millénaires de pierre au couvercle si lourd que quatre hommes pourraient à peine le soulever, restent les restes d’une vivante spiritualité remémorée, d’art et de culture pétrie, d’humanité primaire peut-être mais la première sanctifiée. Ces ossements blanchis derrière la vitre des vivants sans squelette, sont les témoins de la mort permanente dans la nuit continue. Quelle dévotion, dans cette forêt toujours renouvelée depuis dix siècles et davantage de nature immortelle…
Pourquoi tant d’émotion sous ces voûtes immobiles que je n’ai pas vues sortir de terre ? Je n’arrive pas à le comprendre et pourtant je le sais : c’est ici, et dans d’autres lieux saints très anciens comme celui-ci, que je peux encore pleurer, sans me demander pour qui ni pourquoi, tout simplement verser sans retenue des larmes de nostalgie et d’abandon.
Est-ce l’éternité qui m’entoure ? Le témoignage des pierres, les signes d’anciennes traces d’aurore perpétuée sur les colonnes fières d’un christianisme militant aussi humble qu’intrépide ?
Est-ce la dimension temporelle de ce haut-lieu d’histoire qui, malgré moi, ouvre les portes d’une mort vivante ?
Dans ces moments de pesante grâce (oui, sentir sur soi la pesanteur de la grâce) je suis si près de ceux que j’aime, si proche de ceux qui m’ont précédé dans la mort et des vivants comme moi encore prisonniers du présent. Mais je vous embrasse tous dans la contemplation intime, humble et réservée de ma modeste, totale et universelle dimension. Non, je n’ai pas envie de parler de cet instant de temps parfait d’où me viennent ces larmes de joie.
Mourir ainsi, mourir ici sous le soleil et sous un chêne, sous le couvercle sculpté d’un sarcophage de pierre nue, m’allonger dans l’un de ces lourds tombeaux creusés en forme de corps humain, la tête de côté, pour y mourir en éveil … ou vivre ici pour toujours, immobile et présent.
Je veux me souvenir le jour de ma mort prochaine, de ce moment, pour clore mes yeux dans la paix, cette paix que je découvre aujourd’hui ici à Suso.
«Que habla en el dictáfono ? E después que habla ?» «Jo que se dice oye bien cuando ceradaba por ejemplo en el monasterio de Suso que del seculo sieste, del seculo vestimo del wisigotico-mosarab e construir la cuevas abaja la roca, ha del monasterio medieval que predominando los tres siglos visigótico, prerrománico e mosarabico, hm …» (sic)
(Tentative de transcription de l’enregistrement d’une explication donnée par le gardien des lieux, mais que je n’ai pas entièrement comprise.)
Il est temps que je parte. La meute de touristes curieux commence à envahir mon haut lieu de prière et de méditation solitaire.
J’ai parlé un instant avec le gardien tout heureux de pouvoir montrer son savoir mais il a dû bien vite retourner à ses occupations habituelles : accueillir les clients de cartes postales et vérifier qu’aucun d’eux n’a emporté un morceau du passé : fragments de tombe, de chapiteau ou de colonne. L’homme n’est-il pas davantage attiré par le passé que poussé vers l’avenir ? Du futur, il ne voit ni n’entend ni ne sait rien. Ne pouvant que l’imaginer, il préfère s’en tenir au présent, qu’il compare au passé, par manque d’imagination.
J’ai passé un très beau moment à Suso, juste avant que d’autres touristes ou pèlerins n’arrivent, ayant pu ainsi être seul avec ma joie et mon émotion devant cette énorme présence divine infiltrée dans ces pierres taillées de main d’homme. J’ai eu une bonne idée de faire ce détour par San Millán, ce sera une belle pierre blanche dans mon pèlerinage, dont je me souviendrai longtemps.
Le monastère de Suso est ouvert aux visiteurs le matin de 10 à 14 heures, et l’après-midi de 16 à 20 heures. J’ai eu de la chance d’arriver pendant les heures d’ouverture. Je ne savais pas du tout comment ça se passerait en venant ici.
Ah, laisser couler l’eau d’une fontaine dans ses mains et s’en rafraîchir le visage, quel plaisir !
Je sors du restaurant complètement groggy après un repas copieux arrosé d’une bouteille de vin de la Rioja. Je suis dans un état second, proche de l’inconscience, marchant sous le soleil en mode automatique et plus ou moins en direction de mon sac que je me souviens avoir laissé quelque part au village, sur la place de l’église, chez une dame, au rez-de-chaussée, à droite … Oui, c’est bien ça.
Je marche de travers au milieu de la route, ivre d’émotions, de visions, d’histoire et de gastronomie, dans la torpeur de l’après-midi, tandis que les gens s’attardent à table ou commencent leur sieste. Je suis seul à nouveau, dans ce monde habité par tant de présence cachée, dans mon éternité plus que dans leur présent, mais attentif à chacun des instants qui passent : ces jeunes garçons à bicyclette, par exemple, ou cette auto arrêtée, ou ce couple assis à l’ombre en attendant Godot …
Ah ! Voici mon église, ma dame et mon sac.
Deux vieilles dames sont venues me dire adieu et m’encourager pour cette étape de 18 km me séparant de Santo Domingo. J’ai laissé sur la table un billet de 1000 Pts et de nombreuses pièces de monnaie qui pèsent lourd dans ma poche, j’espère que la serveuse s’y retrouvera.
Je marche comme un zombie, plein de verve et de vin, de présent, de passé mais sans trop de futur, ému, recueilli, fatigué, tout rempli d’insouciance. Mais je marche, que Dieu me prête assistance. Bientôt 16 heures, il me faudra bien 4 heures pour rejoindre Santo Domingo, et me réfugier au refuge du passant, du nomade, de l’itinérant qui avance droit devant lui sans toujours savoir pour où ni pourquoi, grâce à Dieu et grâce à lui.
Le pèlerin requinqué à l’hospice d’un monastère, nourri de pain et d’absolution, peut repartir d’un pas ferme et léger, l’esprit vaillant sur le chemin de Santiago de Compostelle qu’il veut atteindre à tout prix, sans pouvoir dire pourquoi.
Bon, je dois à présent évacuer tout ce que j’ai trop bu au cours de mon gargantuesque repas (petit bruit de cascade). Ainsi allégé des résidus de matières comestibles indispensables à mon intempestive marche, seul à défier «el sol del mediodía», j’en viens à espérer l’arrêt d’une voiture à mes côtés…
Contrairement à Suso, le monastère de Yuso est habité et en impose par le volume de ses bâtiments, son grand espace et les travaux de restauration effectués. J’ai souffert au cours de la visite guidée du monastère de Yuso, modèle d’ennui culturel. Il me fallut d’abord attendre une heure précise de visite en groupe. Il fallut ensuite m’astreindre au rythme collectif et lent des promenades commentées. Oui j’ai souffert du blabla appris par cœur et débité sans émotion du fonctionnaire zélé et emmerdant qui ne pouvait se rendre compte que chacun aurait préféré visiter librement ce sanctuaire à la cadence de ses propres impulsions. Plutôt que de faire semblant d’écouter ses paroles onctueuses et monotones une heure durant.
Je m’en suis libéré en achetant un opuscule dont le texte traduit en français me permit de recomposer à ma voix le long palabre administré de mortelle façon par mon guide timoré. Yuso est le parfait exemple du monastère riche qui utilise curiosité crédule et engouement public pour se faire valoir en toute pragmatique conscience. Les moines eux-mêmes, je ne sais ce qu’ils sont, on ne les voit pas. Les visites organisées heure après heure, jour après jour, sont la rançon du profane payée à celui qui prie pour lui, à l’ombre du marché du temple. Épiphénomène séculier qui ne saurait compromettre l’ordre régulier bien protégé dans quelque partie secrète des bâtiments non visibles au profane.
J’aurais bien aimé voir l’abbaye cistercienne de Cañas, dont les moines bernardins font au moins vœu de silence et préfèrent la discrète prière intercessive à l’appel d’offre d’une religion médiatisée. Yuso est certes un bel ensemble gothique originel, mais surchargé de baroque aurifère de mauvais goût, agrémenté de sombres tableaux de maîtres inconnus et raconté de manière détestable. Sa visite m’a gâché celle de Suso, que j’avais heureusement eu le temps de mettre à l’abri dans un tiroir précieux de ma mémoire.
Suso, caché dans la forêt, perdu des hommes, abandonné des moines résidents, trop pauvre, trop sobre, trop éloigné pour être réhabité, absent du monde médiatique crispé sur son présent lucratif, c’est toi que je préfère.
Je marche seul dans la campagne fleurie où chaque pas me confronte au travail de mon semblable, absent à cette heure trop chaude de la journée mais très proche de ma route. Homme au travail lent des saisons immuables, tu as choisi le rythme de ton temps au gré de ton courage ou de ta paresse, à la mesure de ta volonté d’avoir, d’être et de devenir.
Et tandis que tu te reposes derrière tes volets clos, je marche porté par l’euphorie du vin et du pain de communion terrestre, nourri de chair historique fervente, preuve d’enthousiasme spirituel, ancré au creux de ma récolte. Je te garde, Suso, dans mon jardin secret, tout près de la fontaine d’eau vive qui l’arrose de ma mémoire sélective.
Plus l’espoir que le désespoir me fait marcher sur cette route déserte, moderne à en souffrir, toute habillée de goudron. Mais je me sens porté par je ne sais quelle force neuve qui me meut en avant, vers l’inconnu de l’arrivée indécise, en détour d’allégresse, ici entre Nájera et Santo Domingo de la Calzada.
Des vignes partout, et personne à cette heure. Un martien descendu de sa soucoupe volante posée là au milieu des champs se demanderait sûrement où ont bien pu passer les êtres qui travaillent ainsi et vivent de la sorte à cet instant du jour. Cette terre si structurée, si organisée, si mal exploitée aussi, par quels curieux personnages doit-elle être habitée, penseraient-ils. Tant d’intelligence et tant de maladresse, tant de méthode et tant de négligence, de drôles de zèbres assurément.
Et dire que nous nous embouteillons constamment sur des routes jamais assez larges et qu’il nous suffirait d’une petite soucoupe volante pour satisfaire tous nos déplacements ! Et ces fils, tous ces fils, ça fait désordre. Que diront nos futurs archéologues quand ils mettront à jour tout ce que nous avons enfoui sous terre ? Nous passerons à leurs yeux pour des primitifs. Eau, gaz, électricité, téléphone transmis par conduites ininterrompues de tuyaux, câbles, fils et autres supports hétéroclites, quel gâchis ! Et tous ces petits sacs en plastique blanc, bleu ou rose, à quoi pouvaient-ils bien servir ? De chapeau imperméable pour empêcher leur maigre matière grise de s’échapper ? Qui sait ?
Tant de progrès techniques et si peu de résultats utiles au bien-être et à la paix de chacun. Tant d’humaines ambitions et si peu de projets humanitaires.
Je viens de laisser passer une occasion de faire un bout de chemin autrement qu’à pied. Mais je ne me sens pas encore trop fatigué et continue de marcher au gré de mon tempérament, de mon comportement, de ma résistance et de ma liberté.
J’ai écrit trois cartes postales tout à l’heure, une à Gil, une autre à Danielle et la troisième à Laurence. Trois femmes que je crois susceptibles de comprendre un peu de ce que j’ai ressenti à Suso. Trois cartes intimes, personnelles et sincères, peut-être un peu trop … impressionnistes. Je m’en apercevrai bien lors de nos prochaines rencontres, qu’auront-elles retenu de mes messages ? Les trois plus belles images de Suso ou les trois plus profondes visions intérieures d’un spectateur émerveillé ? Je ne sais pas. Je leur ai donné un peu du meilleur et du plus intime de mes jardins secrets, elles en feront ce qu’elles veulent. D’autres peut-être auraient été plus proches, plus sensibles à ma situation actuelle, mais je ne les connais pas. J’ai envoyé mes trois messages aux trois personnes que je crois avoir le plus approchées. Enfin, c’est mon impression, forcément subjective, peut-être se sentent-elles toutes les trois très loin de mon existence actuelle.
Pas d’ombre, le soleil brûlant et Dieu omniprésent au-dessus de ma tête. C’est maintenant que je vais pouvoir mesurer ma limite d’homme face à la nature omnipotente qui m’entoure. Le chocolat doit fondre dans la poche extérieure de mon sac et ma gourde ne contient plus qu’un peu d’eau tiède dont je boirai quelques gouttes au détour du chemin, ce chemin qui serpente au gré d’un relief contraignant.
Je vais prendre un raccourci, le raccourci du piéton qui peut se passer de la route. Jadis ce raccourci n’en était pas un, c’était la voie habituelle que tout le monde empruntait, à pied, à cheval et en charrette, plus directe que la route carrossable des carrosses. Comme jadis, il y a la route pour les voitures et le sentier, de moins en moins fréquenté, pour les piétons marginaux et de plus en plus rares.
Cette énergie qui me permet de marcher envers et contre toute paresse, envers et contre toute habitude de l’homme d’aujourd’hui, je la voudrais dirigée vers quelque combat pour une cause commune et populaire en faveur des déshérités victimes de notre politique de marchés que favorise une élite financière ne songeant qu’à augmenter leurs avoirs alors que tant d’êtres n’ont pas de quoi nourrir jour après jour leurs enfants conçus et nés dans le creuset d’un amour simple et naturel, des enfants qu’il faut protéger et instruire.
Mon énergie intempestive s’est brusquement arrêtée devant un petit ruisseau qu’il me faut maintenant franchir tant bien que mal à travers ronces, barrières, grèves glissantes et eaux suspectes, à la seule force de mes pieds fatigués. Me voilà contraint encore une fois de suivre un passage obligé, une porte de sortie que je n’ai pas choisie.
Un chemin tortueux a suffi de m’écarter un moment de mes prévisions fanfaronnes d’homme croyant pouvoir franchir n’importe quel obstacle naturel, alors qu’à lui tout seul il peut à peine soulever une grosse pierre et franchir un fossé, ou parcourir longtemps la distance d’un lièvre. Il a besoin de la servitude d’esclaves dociles, de l’aide de nombreux bras acharnés qu’il nourrit de pain et de jeu grâce à la complicité d’un pouvoir politique corrompu. Ainsi les forts soumettent-ils les faibles à leurs ambitieux égoïsmes afin de mieux servir leurs folles ambitions, leur faisant payer bien cher toutes les chimères qu’ils leur font miroiter.
Mû par un orgueil atavique consternant, je suis contraint d’obéir à ma fière indépendance pour affronter des raccourcis qui n’en sont pas pour ne pas suivre la loi mesquine du plus grand nombre, celle du confort, de vitesse et du progrès. Au bout du compte, je me retrouve quand même et bien malgré moi sur cette route bâtie par l’homme pour le plus grand nombre.
Je comprends mieux Jésus qui maudissait le figuier sans fruit et le chemin sans ombre. Mais Dieu n’est pas à tous les rendez-vous, il ne peut à tout bout de champ faire jaillir l’eau des rochers, d’un coup de baguette magique. Ses longs silences pourraient même nous faire douter de sa puissance et son humour nous paraît souvent bien caustique, particulièrement quand il veut rappeler ses créatures à l’ordre.
C’est un chassé-croisé de m’aura / m’aura pas, un wabubun[1] effréné entre Lui et nous, car on se demande parfois si Dieu savait vraiment ce qu’il faisait lorsqu’il créa la Terre… Ne pourrions-nous pas lui apprendre maintenant quelque chose ? Mais attention, Il a encore quelques tours dans son sac à maléfices pour nous mettre en garde contre nos artifices. Aussi restons prudents et gardons quelque respect pour ce vieux Créateur qui ne se montre plus guère mais qui se fait encore sentir.
Moi je cherche en tous sens, plutôt à gauche qu’à droite, question de distance … La route de Santo Domingo ne cesse de monter, sans ombre, sans arbres.
Je ne vais pas craquer maintenant alors que rien ne me paraît impossible. Je monte jusqu’à ce col qui se découpe sur l’horizon céleste et rien ne m’empêchera ensuite de continuer à gravir mon échelle de Jacob jusqu’à l’infini. Mais je ne suis qu’un homme aux pieds d’argile, je n’ai pas d’ailes et mon sac est trop lourd pour atteindre Dieu et son univers éthéré et mes pas me conduiront inéluctablement sur la pente douce du retour au possible.
S’asseoir là sous un chêne, contempler la vallée et apprendre l’éternité, au carrefour de l’espace-temps.
Cette route, je la préférerais tunnel, tant elle est lumineuse et brûlante. En attendant la fraîcheur de l’oasis prochain, nul besoin d’adhérer au principe objectif de l’effort, source de plaisir (Maine de Biran), l’impatience à trouver un coin d’ombre m’est suffisante. J’ai besoin de souffler, souffler de trop de peines, d’orgueilleuses intentions, de stériles ambitions …
Mais je vois là des hommes au travail, à l’ombre de la maison qu’ils construisent, ou construiraient-ils l’ombre de leur protection ? Ils élaborent néanmoins, de leur agile truelle, le mur lisse et froid de leur savoir, de leur vouloir et de leur pouvoir.
Villar de Torre, le nom du village est inscrit sous le panneau rouge et blanc de limitation de vitesse (40 km/h). Par erreur, chance ou inadvertance, un bar est ouvert à cette heure. Que puis-je demander, de quoi ai-je envie ? Diabolo menthe, Perrier citron ou boisson particulière du sud des Pyrénées ? Agua natural, agua mineral, agua con yo no sé qué…?
Qu’ont-ils donc ces chiens à aboyer de la sorte ? C’est pourtant encore l’heure de la sieste ! Aussi cons que leurs maîtres, qui ne semblent pas les entendre. J’aimerais les détacher, les conduire dans une forêt profonde et les laisser à la merci des loups qu’ils ont trahis par paresse, négligence et goût du confort temporaire et illusoire. Gardiens de villages inutiles et endormis, je vous hais, vous qui avez troqué les joies simples du passé pour les plaisirs insipides, incolores et muets du présent. Et je vous hais aussi, villages sans ambition au service des villes qui vous ont domestiqués comme des chiens.
Il n’y a pas de vaches dans ce village, seulement quelques tracteurs qui se mettent quand même à circuler à 5 heures de l’après-midi. Il serait temps de travailler, non ? Avec un peu d’organisation, tous ces hameaux de campagne pourraient faire des villes leurs esclaves.
Pas l’ombre d’une ombre et toujours pas de borne qui pourrait me dire ce qu’il me reste à parcourir !
Me voilà juché sur un tas de blé dans la benne d’une remorque de tracteur sur le chemin de Santo Domingo. Mon corps s’est incrusté dans les épis, ou plutôt dans les grains. Je farniente au soleil sur mon matelas végétal, heureux comme tout, à demi enterré dans mon blé. À mon tour de faire la sieste, transporté par un véhicule à peu près aussi lent que moi à pied. Mais une sieste qui avance, on ne voit pas souvent ça. Tous les cadeaux de Noël ne sont rien à côté de celui que vient de m’offrir ce paysan, je crois que je n’aurais pas pu marcher 2 km de plus.
Je ne suis plus qu’à quelques kilomètres de Santo Domingo que je devine devant moi. Un peu reposé et ragaillardi par ma petite sieste mobile, je laisse les bruyants véhicules épris de vitesse me dépasser sans vergogne. Je sais à présent que je dormirai ce soir là où je l’avais prévu. Et pour me donner un dernier coup de pouce, la fuite d’une conduite d’eau en bordure de route m’accorde la gratuite fraîcheur d’une douche bien arrosée … le temps de passer lentement à travers.
Et voici enfin le panneau annonciateur d’une toute proche arrivée. Il est 17h50 …
Note
[1] Wabubun : mot Nengone signfiant la «fin» (d’un récit ou d’un travail par exemple). (Ndlr)