138. De Santo Domingo de la Calzada à Villafranca Montes de Oca

Samedi 11 août 1990

Il est 7h30. Voilà une heure que j’ai quitté Santo Domingo et que je marche sur la grand-route de Burgos, car il n’y a pas de camino del peregrino sur cette portion d’itinéraire. Calamitoso camino ! L’épreuve est rude, le moral est bas. Soixante-dix kilomètres séparent Santo Domingo de Burgos sans refugio entre les deux paraît-il, du moins pas avant Villafranca. La route est très encombrée de camions et de voitures malgré l’heure matinale.

J’étais très fatigué hier, après le détour par San Millán, que je ne regrette pas, loin de là. Mais ma marche d’aujourd’hui s’en ressent. J’ai retrouvé Jaime à l’étape avec les deux jeunes filles espagnoles de Logroño qui marchent à peu près comme nous depuis trois jours. Il est parti ce matin avec elles et un autre pèlerin, juste avant moi. En somme il m’a laissé tomber …

Le nom du village que je vais traverser correspond bien à mon humeur : Grañón. Ça me fait faire un léger détour mais ça m’évite pendant un moment de me sentir happé par les voitures qui me dépassent et de les sentir de trop près. D’ailleurs, l’un des beaux écriteaux bleus à signalement jaune – coquille de Saint-Jacques très stylisée – du chemin de Compostelle qui jalonnent notre route propose aux pèlerins de passer par le village, alors j’obéis aux suggestions de l’organisation du Primer Itinerario Cultural de Europa.

(Carillon de clochettes) C’est le plus grand troupeau de moutons rencontré jusqu’ici, c’est beau à voir.

À Santo Domingo hier soir, quand je me suis débarrassé de mon sac et de mes vêtements dans le dortoir du refuge, des centaines de grains de blé ont roulé par terre sur le plancher ciré, j’en avais plein les poches. Souvenir très vivant de cette bonne petite sieste sur un tas de blé se déplaçant lentement sur un chemin de campagne.

Et je me retrouve aujourd’hui dans un champ de blé sur une piste que m’a indiquée un villageois de Grañón et que je suppose être la bonne, vu le grand nombre de traces de pas qu’elle révèle. D’ailleurs la route n’est pas loin sur la droite, j’entends sans les voir les voitures qui passent.

J’ai pris un bon café à Castildelgado, il me reste la moitié du chemin à faire jusqu’à Belorado où je devrais arriver vers midi et demi. Les quatre espagnols partis avant moi réapparaissent sur la bretelle, tout proches … En fait, ce ne sont pas les mêmes, ils ne sont que trois, encore trop loin pour que je les reconnaisse, mais apparemment il y a au moins une femme avec eux. Le dernier des trois vient de s’arrêter, juste avant le village que je vais à présent traverser. Quant au premier, il marche devant à grands pas sur la route toute droite, je ne saurai jamais qui c’est.

Villamayor del Río. Les trois qui étaient devant moi et que je les viens de dépasser faisaient partie de ceux qui ont dormi au gîte d’étape de Santo Domingo hier soir.

Le refugio de Santo Domingo est le meilleur que j’ai trouvé jusqu’ici, en Espagne. Comparable à un bon gîte français de GR65 avec cuisine, réfrigérateur, douche et lavabo, vaisselle et couverts. Installé dans une très ancienne maison de maître au milieu d’un jardin. Il y faisait un peu chaud sous le toit mais ça s’est rafraichi pendant la nuit.

Il faut marcher sans se poser de questions, sans regarder trop loin et laisser ses jambes nous porter jusqu’à ce qu’on sente tout à coup le sol s’affaisser sous elles, signal d’arrivée au col tant attendu, et qui d’en bas semblait être à des kilomètres. Cette partie du chemin est inintéressante au possible. Une route toute droite entre des champs rasés, monotone à souhait, sans aucun village où s’arrêter, où camions et voitures se doublent et se croisent à trop grande vitesse, bien au-delà de la limite autorisée, en me frôlant à chaque fois, au point d’être obligé de m’arrêter et de me ranger sur le très bas-côté – voire carrément dans le fossé – de la route.

Je suis le premier à arriver au refuge – inattendu – de Belorado, qui est fermé. Au moment où j’allais repartir arrive en voiture un frère, très jeune et sympathique, venu s’occuper de la prochaine fête de Sainte Clarisse. Du coup, il m’emmène à la sacristie pour tamponner ma carte et ouvre le refuge pour moi. Il devrait y avoir de l’eau chaude, me dit-il, et il y a un réchaud pour me faire à manger.

Ouf, que ça fait du bien d’enlever ses souliers ! Il est midi moins le quart, une demi-heure de gagnée sur l’horaire prévu. Si je me repose jusqu’à 15 heures, il me restera deux heures pour aller à Villafranca où il y a, paraît-il, un centre d’accueil à l’école. Je m’y arrêterai pour la nuit et ferai demain les 30 km qui restent pour rejoindre Burgos dans la journée.

J’ai pris une douche bien chaude, je me suis reposé, j’ai mangé et je suis reparti à 13h45. Personne n’est venu me déranger, j’ai donc fermé la porte derrière moi. Je me dirige vers Villafranca par un petit sentier parallèle à la route, l’ancien camino, dans les herbes et les broussailles. Il fait chaud, j’ai mon topoguide à la main car il est prudent de vérifier de temps en temps où je suis, les flèches n’étant pas très nombreuses sur ce parcours. Je m’arrêterai au bout d’une heure pour boire mais j’ai déjà soif.

Ma marche de ce matin fut la pire de toutes mais elle est heureusement derrière moi. À Burgos, j’aurai peut-être du courrier, mais je vais surtout essayer de capter les messages reçus «at home». Il faudra que j’aille à la Poste Centrale lundi matin pour mettre tout ça en ordre et envoyer un paquet ou une grande enveloppe contenant toute la documentation que j’ai ramassée et dont je n’ai plus besoin. J’allègerai aussi mon sac, je ne veux plus emporter de nourriture, c’est trop lourd.

Je téléphonerai à Olivier qui n’est peut-être pas encore parti, et à Laurent pour lui demander d’enlever le courrier de ma boite aux lettres. À Gil et Marcel aussi, qui sont peut-être à La Courcelle. J’ai prévu de rester un jour entier à Burgos pour faire tout ça et pour me reposer, visiter la ville bien sûr et repartir d’un bon pied sur le chemin de León, la deuxième grande étape de ce camino francés décidément très dur.

Parmi ceux qui partirent en même temps que moi de Saint-Jean-Pied-de-Port, certains ont abandonné, d’autres ont fait de l’auto-stop. Quant à moi, ce n’est pas maintenant que je vais pouvoir méditer. Je peux tout juste penser à … marcher. J’atteindrai Villafranca sans m’arrêter, aucun endroit intéressant ne valant la peine de faire halte d’ici là.

On m’avait dit que la traversée de la Castille n’était pas folichonne. Effectivement, il y a beaucoup de poussière, de soleil et de cailloux sur les chemins, beaucoup de camions et d’autos sur les routes. C’est plat, à peine vallonné sur l’horizon, sans arbres ni forêt mais avec des ronces et des chardons. Des villages gris et roses tapis à l’ombre de leur église massive, toujours endormis car il fait si chaud qu’on ne trouve personne dehors.

Je n’ai pas pensé qu’en emportant le pudding de semoule de maïs préparé tout à l’heure à Belorado, je m’alourdissais du poids d’eau employé à le faire. Après ma purée de pommes de terre au chorizo et au fromage, je n’avais plus du tout faim. Il faudra aussi que je téléphone à Annie de Saint-Rat pour lui demander où en est notre affaire.

Elle a beaucoup d’allure cette église de Villambistia, bâtie en très grosses pierres comme une forteresse, probablement restaurée car les fenêtres sont droites, seul le clocher octogonal a des ouvertures en plein cintre remodelées en briques.

Le village, comme son église, est bien délabré. Je vois beaucoup de maisons éventrées ou abandonnées, quelques-unes retapées, mais rien de très propre ni de vraiment restauré. À la fontaine près du pont où je comptais remplir ma gourde ne coule qu’un maigrichon filet d’eau …

En fait, les paysans de ces villages – mais ça doit être vrai aussi en France – semblent s’occuper plus de mécanique que d’agriculture, avec tous ces camions, tracteurs, voitures et machines agricoles en panne qui traînent un peu partout.

Plutôt que d’attendre le réparateur ou de les envoyer au garage de la ville, on essaie de les remettre en marche sur place. C’est comme cela que les paysans se transforment peu à peu en mécaniciens. Mais quand l’élévateur de balles de paille est en panne, alors il faut bien reprendre la fourche comme au bon vieux temps.

Saint-Jacques je te remercie de ce petit nuage que tu as mis entre le soleil et moi, et de la brise que tu me souffles dans le cou. Ainsi puis-je avancer encore un peu sur ce sentier poussiéreux où les cailloux transpercent mes semelles trop minces.

Encore un bonbon acidulé, ça redonne de la salive, ça fait passer le temps et ça tient presque 2 km.

J’ai bavardé avec un paysan d’Espinosa qui prenait le frais sur la margelle de la fontaine où je me suis rafraîchi. Il ne savait pas qu’en France il y avait aussi un camino de Santiago, alors je lui ai expliqué qu’il y en avait même plusieurs qui venaient de partout et se rejoignaient tous à Puente la Reina, parce que Roncesvalles il n’avait pas l’air de savoir où c’était. Il m’a souhaité bon voyage, bonne route. Hasta luego ! lui ai-je répondu.

Le frère de Belorado parlait bien français. Il était resté trois mois à Lyon chez les Clarisses, un ordre que je ne connaissais pas, ce qui a semblé le surprendre. Pour lui, un homme de mon âge ne pouvait faire ce pèlerinage que très religieusement et en bon catholique. Je ne pouvais pas lui dire que j’étais protestant, il aurait fallu que je lui donne toutes sortes d’explications, et puis en Espagne, à la campagne, on n’est peut-être pas si tolérant. Tout de même, je n’irai pas jusqu’à m’asperger d’eau bénite ou m’agenouiller devant la vierge pour donner le change.

J’en ai marre de ce camino calamitoso. Quand sera-t-il carismático ?

À Burgos, j’achèterai un journal français pour me remettre un peu dans l’actualité, après tant de jours d’abstinence médiatique.

Ah ces automobilistes qui font courir leur chien au bord de la route ! Ils s’étonneront après de ne plus être obéi. Ceux-là en tout cas ont bien failli ne plus revoir le leur, qui était prêt à partir avec moi.

Voir ou ne pas voir le clocher de Villafranca … that is the question. Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu … cette étape de 32 km. Du monastère San Felix de Oca, élevé au IXe siècle, il ne reste plus grand chose. Juste quelques pierres rafistolées les unes sur les autres derrière une grille avec une indication : «La ciudad de Burgos por su 1500 aniversario al Conde Diego, su fundador que según la tradición aquí reposa – 1 de Marzo de 1984.» Pauvre Felix, si tu voyais ça, il ne te reste presque plus rien quatre arches préromanes, une coupole et une hirondelle qui volète tout en haut, près de trois petites ouverture. Il n’y a que les pierres des fondations qui sont d’origine.

J’ai une grande pensée pour toi et pour tous les Félix qui reposent sous ta protection de par le monde, mais ce sont surtout ceux de La Rogivue que j’ai en mémoire, qui reposent dans son cimetière du bois du Devin : tante Marianne et oncle Jules, tante Rosine, tante Berthe et oncle Roby … Et ma mère, inhumée à Massillargues, qui contemple la ligne bleue des austères Cévennes. Mes morts, enterrés un peu partout, à Nouméa, Montpellier, Vevey ou Lausanne, je vous salue et vous embrasse. Je vis encore un peu pour vous, avec Jean, Claude et Aline, les trois cousins qui restent. Qui sera le prochain ?

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