Mardi 14 août 1990
Il y a une heure que Jaime et moi avant quitté le refugio de Castrojeriz que nous avions rejoint hier vers 20 heures. Nous cheminons sur la Meseta centrale. Aux plateaux succèdent d’autres plateaux, un peu comme des causses de faible altitude, se terminant par de petites falaises qu’il faut gravir ou dégringoler alternativement. Sur chaque plateau s’étendent des champs de blé moissonnés à perte de vue.
Nous sommes une dizaine marchant à la queue leu leu sur la piste d’herbe ou de terre qui serpente d’un bout à l’autre de la Meseta. De loin, nous devons tous avoir à peu près la même silhouette qui, si elle n’est plus tout à fait celle des anciens pèlerins, doit quand même ressembler à celle d’un marcheur. Certes, aujourd’hui, le short et le chapeau coloré ont remplacé la robe de bure, le bourdon est devenu un bâton, et l’on porte sur le dos un énorme ballot qui dépasse parfois la tête.
Je viens d’en dépasser quelques-uns qui étaient avec moi à l’étape d’hier : il y a celui qui a repris à Burgos son pèlerinage interrompu il y a 4 ans, nos deux allemands bien sûr, qui vont essayer de doubler l’étape d’aujourd’hui pour arriver plus tôt à Santiago, mais ils savent aussi s’arrêter là où il y a quelque chose de beau à voir, comme à Burgos par exemple, qu’ils avaient rejoint bien avant moi. Leur objectif est cependant d’atteindre Santiago le plus vite possible et ils n’ont qu’une idée en tête : marcher, marcher comme des sherpas pour tenir l’horaire et joindre à tout prix le but fixé.
On se suit, on s’attend, on se rattrape et on se dépasse. C’est une bonne journée. Le repos de Burgos nous a été profitable, nous avons passé notre temps à visiter la superbe cathédrale gothique aux multiples richesses architecturales, et d’autres endroits étonnants, nous avons flâné dans ses petites rues et le long du rio Arlanzón, et bien entendu nous n’avons pas échappé au «coca-cola con ron» bu avec délice à la terrasse d’un café (on ne dit plus maintenant «cuba libre»).
Les trois espagnols d’Alicante sont repartis hier en autocar chez eux pour reprendre le travail. Beaucoup s’arrêtent en chemin, soit par manque de temps, soit par lassitude. On estime à 20% les pèlerins qui, partis de Roncesvalles, arrivent à Santiago à pied.
L’arrivée à Burgos avant-hier fut épouvantable. Nous avons dû suivre la route goudronnée principale à travers les faubourgs pendant des kilomètres, ça n’en finissait plus, on n’en pouvait plus et le refuge était à l’autre bout de la ville, que nous avons donc dû traverser entièrement. Par chance nous avons trouvé l’un des rares autobus circulant le dimanche qui nous a transportés sur un bout de grand-rue. Mais nous avons fait la plus grande partie à pied.
Pourquoi avoir installé le refuge si loin ? Nous y sommes arrivés exténués, les trois d’Alicante, Jaime et moi. La sœur du couple espagnol était partie devant, elle avait mal au pied, mais avait marché comme une folle sans s’arrêter pour prendre le bus, aussi arriva-t-elle un peu plus tard de mauvaise humeur … mais ça s’est vite arrangé. Nous sommes allés nous rafraîchir dans le plus proche bar et, oubliant la fatigue, nous sommes retournés en ville – en prenant l’autobus cette fois – pour y faire nos premières découvertes.
De retour au gîte après un bon repas, nous nous sommes endormis avec la délicieuse perspective de ne pas avoir besoin de nous lever trop tôt le lendemain matin. Mais en réalité, j’étais déjà debout à 8 heures.
Hier donc, Jaime et moi sommes allés passer quelques heures dans le centre de Burgos, en commençant par un petit déjeuner copieux avec croissants et double café crème, puis en allant poster notre trop-plein de paperasse et acheter des timbres et des cartes postales. Aucune lettre ne m’attendait en poste restante. Nous avons fait ensuite quelques courses, pour terminer par la visite de la cathédrale, impressionnante.
L’église San Martín de Tours à Frómista, l’un des plus beaux exemples de l’art roman, a été restaurée au siècle dernier. N’ayant jamais été en ruine, on y retrouve donc à peu près tout d’origine, sauf quelques sculptures de chapiteaux qui ont fait l’objet de retouches pudiques. L’ensemble cependant est très bien conservé.
Le gardien m’a laissé entrer bien que ce fut jour de fermeture. Je serais bien resté plus longtemps seul à méditer dans cette si belle église. Dommage qu’elle ne soit pas située en rase campagne plutôt que sur cette place où les gens la regardent à peine alors que les visiteurs intéressés ne peuvent y entrer en raison d’une réglementation tatillonne. Heureusement on peut en toute liberté en faire le tour et admirer l’extérieur de ce magnifique monument d’art et d’histoire sacrée.
L’extérieur vaut l’intérieur : des supports de toiture sculptés de toutes les images possibles, humaines et animales, de pures merveilles patinées de mystère. Chaque colonnette est rehaussée de bas-reliefs imagés qui mériteraient à eux seuls une étude exhaustive : gueules hilarantes, corps renversés, femmes assises et pensives,…
Des donjons hauts de forme, aux longues ouvertures étroites, un portail sobre à unique voussure, et toujours ces supports de toiture étrangement sculptés, il y en a des centaines, tous différents. La tour octogonale est du plus bel effet, avec sa colonne extérieure dont je ne comprends pas l’utilité première. Très ramassée mais élégante, construite en pierres ocres et roses en voûtes romanes et deux courtes nefs sous la tour, plus deux donjons au-dessus du narthex, cette église est vraiment très belle, à la fois sobre dans sa globalité et raffinée dans ses détails. Avec la cathédrale San Pedro de Jaca, dont elle est la réplique, c’est l’un des plus beaux joyaux romans d’Espagne et peut-être même d’Europe.