142. De Carrión de los Condes à Sahagún

Jeudi 16 août 1990

Cette nuit nous avons couché à la belle étoile, Jaime, les deux jeunes sœurs espagnoles de Logroño et moi. Esperanza, 25 ans et Lorenza, 21 ans, rencontrées pour la première fois à Villafranca, ont commencé leur pèlerinage à Logroño et marchent mieux que tout le monde. Difficile de les suivre !

Hier, j’avais mal à la cheville droite, un tendon en boule, apparemment. Alors je boite un peu, d’autant plus que le chemin rectiligne et sans ombre de la plaine castillane est très caillouteux. Pierres rondes qui roulent sous les pieds et tordent les chevilles à la moindre inattention.

Il est 8 heures du matin. Je suis tout seul pour l’instant mais probablement pas pour longtemps car derrière moi une dizaine d’autres pèlerins me suivent. Nous étions tous au même refuge de Carrión hier après-midi quand nous avons décidé Jaime, les deux sœurs et moi de continuer, car l’étape du lendemain s’annonçait très longue et nous voulions prendre un peu d’avance. Nous avons donc marché un peu de nuit au clair de lune et nous avons bivouaqué sous bois comme de vieux campeurs aguerris. J’ai fait du feu avec le maigre bois que nous avons trouvé, ce qui nous a permis de nous réchauffer un peu et de boire quelque chose de chaud ce matin en nous levant. J’étais assez courbatu et pas très en forme, mais à la vue des autres qui passaient justement sur le chemin au moment de notre départ, ça m’a donné un coup de fouet. Nous n’avions pas gagné de temps par rapport à eux mais nous avions bénéficié d’une belle nuit à la belle étoile …

Le soleil se lève derrière moi, et j’entends les chasseurs en action. Sur l’immense étendue dénudée de ces champs de blé tout juste moissonnés surgit de temps en temps un arbre ou passe une voiture. Partie du parcours épuisante, monotone et grandiose comme un désert.

Marche récompensée par de belles haltes oasis, surprenantes de paix et d’intense humanité comme cette église de Carrión de los Condes au très beau portail sculpté, malheureusement très endommagé mais dont les représentations d’hommes et d’animaux m’ont replongé une fois de plus dans la mystérieuse alchimie des symboles préchrétiens. Il n’y a pas de crypte dans ces églises espagnoles romanes ou gothiques. Le père au refuge m’a expliqué une ou deux choses intéressantes tandis que la femme de service, un vrai dragon, filtrait soupçonneusement notre passage en nous abreuvant de recommandations draconiennes. Mais lorsqu’elle vit arriver derrière nous une flottille de pèlerins harassés se précipiter à sa porte, brusquement vaincue, elle s’est tue.

Chacun marche à son rythme, mais tous s’attendent plus ou moins. Le couple qui fête ses noces d’argent à un rythme un peu plus lent que nous attend la jeune brésilienne rencontrée seule en chemin, chacun se demandant ce qu’elle peut bien faire là, elle si peu entraînée à pareille épreuve. Elle a l’air de beaucoup souffrir mais elle est courageuse, à sa façon. Deux jeunes gens ont pris la route dans notre sillage, marchant côte à côte, et Jaime claudique des uns aux autres, rajustant parfois son sac informe attaché par des bouts de ficelle. Et moi enfin, qui voudrais me détacher de tous ces marcheurs bruyants qui m’empêchent de trouver ma solitaire sérénité. Mais sans eux, je n’avancerais certainement pas aussi vite, l’union faisant la force, comme chacun le sait. Ensemble, on se stimule davantage et dans ces parages, chacun en a besoin. Et puis cette solidarité de peine finit par tisser des connivences affectueuses.

Il n’y a d’ailleurs rien à faire d’autre qu’à marcher dans ce désert et prendre son mal en patience. Vivement León, la fin de cette douloureuse étape aux refuges peu accueillants et pas très confortables.

Je crois que j’ai vécu aujourd’hui l’une des pires étapes de mon pèlerinage. Et demain ne sera pas mieux paraît-il ! 43 kilomètres de Carrión de los Condes à Sahagún (35 km pour nous qui avons campé à 8 kilomètres environ de Carrión) à marcher sous le soleil et sur les cailloux. Et ma cheville ne s’arrange pas. J’ai commencé hier à avoir vraiment mal. Il semble que ce soit une inflammation d’un tendon. Je n’ai pas arrêté de boiter et de traîner la patte pendant tout le parcours. Mais très gentiment mes compagnons m’attendaient, sans le montrer, m’encourageant ainsi à les suivre. Nous sommes tous arrivés à Sahagún essoufflés et fatigués pour trouver un refuge minable qui n’avait rien de réconfortant.

Une grande salle sans lits ni matelas, sans douches ni toilettes et très sale. Je ne sais pas comment ceux qui étaient venus avant nous avaient pu y rester. Aussi décidai-je de chercher une pension avec une chambre un peu plus confortable, tandis que cinq de mes compagnons se demandaient s’ils n’allaient pas pousser jusqu’au prochain village, à 6 km d’ici, où paraît-il existait un refuge un peu plus habitable. Une journée mal commencée ne se termine jamais bien.

Je ne garderai pas un bon souvenir de Sahagún. Tous les hôtels, pensions et gîtes étaient complets. J’ai finalement trouvé une chambre d’hôte à 1000 Pts, pas libre avant le soir, très loin du centre, dans un appartement abandonné que j’eus l’impression de squatter malgré moi. J’aurais vraiment eu besoin de quelque chose de mieux. N’ayant pas mangé, je dus retourner à la Plaza Mayor pour trouver un restaurant ouvert où je retrouvai le couple aux noces d’argent qui avait eu autant de mal que moi à trouver où se loger – à l’hôtel qui m’avait initialement refusé une chambre – et qui semblait encore plus fatigué que moi. Le menú del día ne fut pas de meilleure facture, une soupe à l’ail et au pain, une tortilla aux champignons tiède et un flan efflanqué, tout ça pour 700 Pts, alors que nous avions si bien mangé pour moins que ça la veille à Carrión.

Vraiment Sahagún m’a beaucoup déplu : des gens peu accueillants, aucune hospitalité réservée aux pèlerins. Même le monastère bénédictin nous reçut froidement, se contentant d’un coup de tampon sur nos credencials.

Cette journée a été l’une des plus mauvaises de ces trois derniers mois. Le moral est bien bas ce soir. D’autant plus que demain je devrais faire pas loin de 40 km en pleine campagne, nue, sans arbres ni relief, sur un chemin tout aussi caillouteux. Mes pauvres chevilles vont encore en prendre un coup sur ces petits galets ronds qui roulent sous nous pas et nous font trébucher.

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