Mardi 21 août 1990
Je suis en train de faire une bonne sieste dans l’herbe au bord d’un rio sous les platanes dans un village dont je ne me souviens pas du nom. Nous avons mangé dans une almacén de peregrinos. Nous étions tous les sept, toujours les mêmes, le repas était bon, nous avons ri en espagnol et nous sommes repartis pour Ponferrada, un peu trop lourds pour aller très loin. Aussi nous sommes-nous arrêtés ici pour une pequeña siesta, qui va bien durer jusqu’à 5 heures, et peut-être davantage.
Il fait bon vivre et, si ce pèlerinage en zone espagnole ne ressemble à rien de ce que j’avais prévu, j’aurai au moins appris l’espagnol et des tas d’autres choses. On s’amuse bien et on forme une bonne équipe. Les solitaires ou les deux-par-deux rigolent moins. Ils marchent, marchent, marchent, ils sont fatigués le soir, ils parlent entre eux de l’itinéraire du lendemain alors qu’il nous arrive de l’oublier parfois. Dommage que l’un d’entre nous doive rentrer demain à Burgos par le train pour reprendre son travail. Je crois que je continuerai avec eux jusqu’à Santiago car tout seul j’irais sûrement moins vite et je désire maintenant en finir au plus tôt. Mes chevilles enflent, mes aines gonflent, un tendon s’enflamme et mon courage refroidit. Il est temps que j’arrive à destination, je crois bien que je suis à la limite de mes possibilités physiologiques. Je vais bien globalement mais ces foutues jambes semblent ne plus vouloir me porter et ça m’inquiète un peu.
Souvent je suis la petite troupe, quelquefois la précède, tantôt derrière, tantôt devant et tantôt au milieu. Je tiens encore le rythme. Pour les groupes de pèlerins je suis le viejo qui s’occupe de l’équipe de «los peregrinos con el viejo».
J’ai sommeil, je vais essayer de dormir un peu.
L’ennui c’est que j’ai fini par leur dire que je comptais écrire quelque chose à mon retour, car me voyant parler dans mon dictaphone ils me posaient toujours les mêmes questions. Persuadé que mon livre serait bientôt édité ils m’ont tous demandé de leur en envoyer un exemplaire. Je suis pris au piège, il va vraiment falloir que je m’y mette sérieusement quand je serai de retour à Paris. Dure épreuve qui m’attend car je n’aurai certainement pas envie de le faire, d’autant plus que d’autres aventures m’attendent. Pour m’obliger à travailler, je leur ai donné mon adresse pour qu’ils me rappellent à l’ordre si je mets trop longtemps à leur faire part de l’avancée de mon ouvrage. Peut-être verrai-je un jour rappliquer chez moi les 4 mousquetaires, Gloria, Esperanza, Macarena et Jaime. Et si Pedro et José – le plus acharné – se joignent à eux, ça en fera 6 ! Quand ils m’ont demandé quel genre d’écrit je préparais j’ai répondu : une épopée. Una novela épica con un poco de filosofía. Rien que ça !
En réalité, j’ai fait deux voyages différents qui n’ont pas beaucoup de points communs sinon la continuité du chemin emprunté. Comme je l’ai déjà dit, celui d’Espagne n’est pas celui que je prévoyais. Il fut pour moi beaucoup plus extérieur et j’y ai très peu médité sur moi-même. Je n’en ai eu ni le temps ni l’occasion, me trouvant presque toujours en compagnie, et un peu bousculé par les événements. Je ne voulais pas non plus avoir l’air de traîner la patte, alors je m’arrangeais pour être le moins possible derrière mes compagnons pour pas qu’ils se sentent obligés de m’attendre. Parfois même je marchais devant pour leur montrer que j’étais encore là.
Mais je voulais aussi arriver à Santiago dans les temps que je m’étais fixés. Et parce que le chemin d’Espagne commençait à me fatiguer.
Je dois dire cependant qu’aujourd’hui le franchissement des monts de León, assez élevés – 1500 mètres au col avec une dénivellation de 500 mètres donc une grande montée et une rapide descente – m’a procuré de la joie et m’a fait oublier la fatigue de mes muscles réprobateurs. Le paysage est superbe, dénudé, un maquis odorant me rappelant la Corse avec des vallées profondes aux flancs desquels s’accrochent de petits villages.
Et le soleil ne nous a pas beaucoup gênés aujourd’hui, le ciel étant couvert de nuages. Sauf bien sûr au moment où on a décidé de se reposer un peu en attendant un plus de fraîcheur pour repartir. Je ne sais pas quand ils se décideront mais moi je ne ferai rien pour hâter le départ.
Me reviennent tout à coup en mémoire les problèmes qui m’attendent à Paris et je panique, mais ça ne dure pas longtemps heureusement, le présent m’accapare trop, il me poursuit ou me tire en avant et m’oblige à me concentrer sur les soucis immédiats et terre à terre, me faisant oublier la dimension plus complexe de ceux qui se présenteront bientôt à moi quand je serai moins dérangé par le présent.
Nos acolytes d’hier nous ont dépassés, ils sont maintenant tous devant nous. Ils donnent l’impression de faire ce pèlerinage plus sérieusement que nous, marchant à grands pas et ne s’arrêtant que pour remplir leur gourde ou pour une pause pipi, contrairement à nous qui prenons le temps de rire, de boire et de manger. Mes compagnons se racontent des tas d’histoires et c’est bien dommage que je ne les comprenne pas toujours car ça a l’air souvent radieux. C’est ainsi qu’on arrive à oublier un moment qu’on est sur le chemin de Santiago de Compostelle. On prend des airs pieux en entrant dans les églises, sauf Jaime qui pousse la porte comme s’il s’agissait d’un magasin et marche sac au dos et bâton à la main jusqu’à la sacristie sans essayer de faire moins de bruit. C’est tout juste s’il n’appelle pas le curé à haute voix pour faire tamponner sa carte de pèlerin, service qu’il considère comme un dû auquel tout pèlerin a droit. Et s’il ne voit personne, il arpente le chœur et la nef à grands pas, allant d’une porte à l’autre et se perdant à l’intérieur d’interminables couloirs où on renonce généralement de le suivre car il ne sait jamais où il va. Mieux vaut attendre sac à terre sur le parvis ou en profiter pour visiter ce qu’on ne reverra pas deux fois. Comme il est très entreprenant et débrouillard, je le laisse faire. Vivant, hâbleur, parlant à tort et à travers, c’est le bout-en train de la bande, ayant toujours une histoire à raconter et prêt à faire rire les filles à l’écoute de ses plaisanteries. C’est un très bon compagnon, un peu fatiguant pour moi lorsqu’il se met à parler très vite sans s’arrêter mais on l’aime bien puisqu’un groupe s’est formé spontanément autour de lui semble-t-il. À moins que notre groupe se soit constitué un peu au hasard, chacun y trouvant son compte et, à la longue, des liens se constituant entre nous, faits de petits riens vécus ensemble. Toujours est-il que depuis déjà pas mal d’étapes nous marchons de concert les uns à côté des autres ou les uns derrière les autres, nous retrouvant toujours au bon moment. Sauf hier quand j’ai décidé d’aller dormir ailleurs même si ce matin c’est moi qui suis venu les réveiller à 6 heures. Ils dormaient tous encore et ce fut le branle-bas de combat général. Tout le monde s’est levé et s’est élancé sur la route. C’était comme si j’avais décidé de l’heure du départ de chacun.
Peut-être après tout me considèrent-ils – privilège de l’âge – comme le vieux au pouvoir décisionnaire. Peut-être en avaient-ils besoin d’un. En tout cas on m’accepte comme je suis et sans restriction aucune. Je suis le seul au-dessus de quarante ans.