148. De Villafranca del Bierzo à O Cebreiro

Jeudi 23 août 1990

Je suis arrivé au petit village de La Faba après une rude montée, l’une des plus raides du voyage, mais mes jambes se sont bien comportées. Le couple français qui marche à peu près à la même allure que nous depuis quelques jours m’a donné des pansements autocollants au camphre que j’ai mis l’un sur ma cheville droite, l’autre sur mon genou gauche et je m’en suis retrouvé immédiatement conforté, ce qui m’a permis de mener le train depuis ce matin 6 heures, devant ou dans le groupe de tête. Nous nous sommes tous retrouvés à Las Herrerías, les uns ayant pris le chemin le plus long passant par les crêtes, les autres ayant emprunté la route de la vallée qui montait moins et plus courte.

Nous ne sommes plus très loin de notre prochaine étape, O Cebreiro, que nous atteindrons après avoir franchi le petit col qui se trouve juste devant nous. Comme Villafranca, c’est une étape intéressante avec ses vieilles demeures celtiques aux toits de chaume et c’est le premier village de la province de Galice dans laquelle nous venons d’entrer.

Ces deux derniers jours, je me suis senti beaucoup mieux, moins fatigué et surtout plus intéressé par l’environnement, riche en art, culture et histoire. J’ai passé hier soir à Villafranca une soirée inoubliable après une après-midi très instructive grâce à mon ami le professeur de Madrid rencontré devant l’église San Francisco. J’ai eu d’autre part la chance de rencontrer une chercheuse française du CNRS qui fait des recherches telluriques sur le chemin de Compostelle et dont m’avait parlé la suissesse en mal du pays. Elle la considérait comme porteuse d’un message, possédant un certain pouvoir druidique qui semblait l’avoir impressionné, moins cependant que les deux petits jeunes qui s’étaient pour un temps joints à elle afin de bénéficier de ses forces magnétiques.

Hier soir j’écoutais avec intérêt Ato, notre père aubergiste lui aussi pourvu de dons spéciaux et un peu guérisseur, aimant faire courir son pendule sur les cartes de la région à la recherche d’anciens lieux celtes aux «énergies» particulières, et cette jeune fille enthousiaste qui lui expliquait son parcours, lui en espagnol, elle dans un mélange de français et de quelques mots ibères glanés en cours de route.

Elle affichait une telle sérénité, elle brillait d’une telle santé et parlait avec tant de certitude que j’étais à la fois heureux et inquiet de voir un tel personnage confiant et jubilatoire parmi tous ces pèlerins fatigués à court d’imagination et trop pressés d’arriver sans encombre à Santiago.

Je me suis bien sûr introduit dans la conversation afin de tenter d’en savoir plus sur ses intentions et ses connaissances. Nous avons parlé d’Henri Vincenot, bien entendu, qu’elle avait l’air de connaître mieux que moi et de ce chemin celte plus que chrétien suivi par les compagnons bâtisseurs au savoir surprenant. Peut-être nous retrouverons-nous à Noia en contemplation devant ces fameux menhirs cités dans «Les étoiles de Compostelle».

Elle suit, quant à elle, un chemin particulier : le chemin dit des étoiles qui passe à 1° de latitude plus au Nord que celui que j’emprunte, et correspondant à la voie lactée. C’est le chemin le plus proche de la ligne des forces telluriques dans cette région, qu’elle cherche à définir en la suivant avec son corps et son intuition, s’arrêtant sur les lieux qu’elle sent particuliers, qui lui ont été indiqués ou qu’elle a choisis sur la carte en s’appuyant sur un certain nombre de données plus ou moins fondées.

Elle avoue elle-même être autodidacte et que c’est tout à fait par hasard qu’elle en est arrivée à faire cette étude pour le CNRS, à la suite d’une rencontre fortuite avec un ingénieur professeur de géologie à l’Université d’Aix-en-Provence où elle faisait des recherches sur les courants telluriques. Elle n’est d’ailleurs pas rémunérée, fait ce travail pour elle-même − depuis toute petite elle se passionne pour ces questions – et compte présenter à son retour le résultat de ses recherches et de ses découvertes. Elle semble avoir même quelques difficultés d’argent et se pose des questions sur la façon dont elle va pouvoir rentrer à l’issue de son voyage. Car elle voudrait comme moi aller au-delà de Santiago jusqu’au bord de l’Atlantique pour vérifier les sites celtes mentionnés par Henri Vincenot.

Je me suis lassé cependant de sa conversation au bout d’un moment, car elle ne s’appuyait que sur des impressions personnelles et des intuitions sans réelles références scientifiques. Je la trouvais un peu trop sûre d’elle et de son pouvoir magique et insuffisamment armée de méthode expérimentale susceptible de rendre ses allégations plus probantes. J’avais l’impression qu’elle ne voyait le monde que par la seule fenêtre de sa propre maison et ne considérait que ses seuls moyens d’investigation comme valables sans même avoir l’air de penser qu’il pût y en avoir d’autres.

Trop souvent hélas l’enthousiasme fervent, la curiosité féconde et la volonté farouche des autodidactes vierges de préjugés perdent le bénéfice de leur originalité mentale et la faveur d’auditeurs attentifs par manque de rigueur scientifique et refus de logique.

La Laguna, ultimo pueblo de Castilla. Nous n’y avons rencontré que deux ou trois habitants. L’un d’eux, se portant comme un charme, n’avait que 101 ans. Ce qui m’a fait penser que j’avais peut-être encore une quarantaine d’années à vivre …

Je viens donc de passer la frontière des deux provinces et me voici à présent en Galice, l’ultime province, celle de Santiago de Compostelle. Je me sens tout à coup plus assuré et déjà proche du but de mon pèlerinage. Ce pèlerinage méditatif déambulatoire que j’eus un jour l’idée folle de vouloir exécuter. Mais maintenant que j’y suis presque arrivé, je suis assez fier de moi. Dans quelques jours pourtant, il ne me restera plus que le souvenir d’avoir fait un long voyage à pied. Avec tout de même les impressions amassées en cours de route, dont quelques-unes figureront – si j’en ai la force et la volonté – dans ce petit livre illustré que je compte préparer à mon retour à Paris. Mais je n’en suis pas encore là.

Il me reste encore quelques centaines de mètres à faire mais ça n’arrête pas de monter. Quelle journée ! Parti à 6 heures ce matin, il est presque 2 heures de l’après-midi et j’ai marché 8 heures consécutives avec seulement quelques brefs arrêts, le plus long de 40 minutes pour mon petit déjeuner, un peu avant Las Herrerías.

Voilà, je crois que cette fois, j’atteins le col, et avec lui la fin de mes misères d’aujourd’hui, du moins je l’espère.

Mes jambes sont fatiguées mais pas douloureuses comme hier et avant-hier. Ces pansements autocollants au camphre sont très efficaces. Il faudra que j’y pense la prochaine fois … Quelle prochaine fois ? Pour l’heure, je n’ai vraiment pas envie de penser à une nouvelle randonnée, même pas la montée des cinq étages du 46 boulevard Voltaire. Mais sait-on jamais, je pourrais en avoir besoin un jour.

Ça y est, je suis arrivé au col, le chemin est bon, il serpente tout au long du flanc de la montagne, la végétation est pauvre : ajoncs, fougères et bruyère, plus quelques autres plantes à ras du sol. Il n’a pas fait trop chaud aujourd’hui heureusement, le ciel était couvert et il avait plu une partie de la nuit.

Les «pallozas» de O Cebreiro sont des maisons très basses, rondes ou semi-circulaires aux murs de pierres et au toit de chaume. Ce sont de vraies maisons celtes, restées presque intactes jusqu’à ce jour, certaines d’entre elles ayant toujours été habitées.

O Cebreiro ne compte plus qu’une trentaine d’habitants vivant un peu d’agriculture et beaucoup de tourisme car c’est un village historique important. Il existait déjà au Xe siècle et les pèlerins s’y arrêtaient volontiers. Les romains en avaient fait une étape sur leur voie d’accès en Galice. Et c’était un point de passage obligé entre le royaume de Castille et celui de Galice. On a d’ailleurs d’ici une vue superbe d’un côté comme de l’autre, un moment de contemplation de la Terre rarement égalé jusqu’à présent.

L’histoire du miracle de O Cebreiro – le vin et le pain de messe transformé en sang et en chair – est exemplaire et semble avoir acquis une grande importance auprès des habitants et des pèlerins, et même de beaucoup de croyants. Il fut officiellement reconnu par le pape et Alphonse VI fit don à l’église de O Cebreiro du fameux calice considéré comme le Graal et encore actuellement exposé avec l’assiette d’hosties et quelques reliques dans une châsse hermétiquement close et toujours illuminée. Cette présence du Graal en Espagne corrobore l’hypothèse de mon professeur espagnol de Madrid rencontré à Villafranca qui pensait que l’origine de la légende de la Table Ronde – et donc de la Queste du Graal par l’un de ses plus courageux chevaliers – devait se situer en Espagne et plus particulièrement en Galice.

Le refugio de O Cebreiro est très pittoresque bien sûr puisqu’il a été aménagé dans une palloza aux murs très bas percés de rares fenêtres étroites et supportant une charpente d’énormes poutres disposées en éventail et toutes inclinées vers un poteau central, des troncs de châtaignier probablement comme ceux que j’ai vus en montant tout à l’heure et qui me paraissaient très vieux. Mais ce refugio n’est qu’un abri, le sol est couvert de paille et chacun doit se satisfaire de son sac de couchage et de son matelas mousse portatif, s’il en a un. J’ai décidé quant à moi de prendre une chambre à l’auberge, l’ancien hôpital restauré de ce haut lieu du Moyen Âge ressuscité. J’en ai d’ailleurs fait profiter tous mes amis qui sont venus à la queue leu leu se servir de la bonne douche chaude que je leur mis à disposition à l’insu du personnel de l’hôtel. Seule la jeune femme belge venant de Lourdes a décliné mon offre. Paraissant très pieuse, je n’ai pas insisté, elle aurait pu s’en offusquer, mais elle avait envie de parler alors je l’ai écoutée un moment assis sur un banc dans le patio. Elle me raconta son pèlerinage qu’elle faisait seule, avec beaucoup d’application.

Ma cheville qui s’était remise à enfler va mieux mais j’ai toujours cette douleur sur le devant de la cheville qui me gêne. J’aimerais bien qu’elle n’augmente pas dans les prochains jours. D’après mes calculs, nous devrions arriver le 31 août soit vendredi prochain à Santiago. J’ai même envie d’aller passer une journée à Noia et à La Coruña, mais pas à pied. Peut-être louerai-je une voiture.

J’aimerais disposer d’un peu de temps pour visiter les vestiges celtes dont parle Henri Vincenot et cités parfois dans les prospectus touristiques locaux, mais je ne sais pas lesquels sont intéressants. Peut-être proposerai-je à la française rencontrée hier de m’accompagner. Comme elle n’a pas d’argent et se demande même comment elle rentrera chez elle, ça devrait marcher. Ainsi aurai-je un guide tout trouvé pour satisfaire ma propre curiosité. Mais je ne suis pas sûr de la revoir car elle emprunte des chemins différents, et son itinéraire est assez capricieux.

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