Vendredi 24 août 1990

O Cebreiro, 7h30 du matin. Une brume à couper au couteau, et pourtant bien des occupants du refuge sont déjà loin. J’attends mes compagnons de route qui lentement se préparent. On ne voit pas à 10 mètres devant soi, ce n’est pas le moment de se tromper de direction.

J’ai bien dormi dans ma petite chambre d’hôtel à 1450 Pts et bien mangé hier soir une bonne tortilla en compagnie du couple français, parti ce matin depuis déjà longtemps. Car c’est un couple qui marche … sur la route en tout cas. Parisiens partis du Puy ils espèrent arriver mercredi à Santiago, aussi pressent-ils le pas. Bons marcheurs, il leur arrive de doubler une étape. Ce sont de sérieux pèlerins. Moi je verrai bien ce que je pourrai faire. Mon genou gauche et ma cheville droite détermineront ma vitesse. Mais ce matin, bien reposés, ils ont l’air l’un et l’autre bien disposés à mon égard. Nous verrons ce qu’ils me diront tout à l’heure. Pour l’instant j’essaie de me réchauffer car la brume froide s’insinue sournoisement sous ma veste.

L’un des deux cyclistes anglais – celui que j’ai complimenté pour son français – continue de dormir ou fait semblant, absolument indifférent au tohu-bohu environnant, complètement caché dans son sac de couchage si bien que j’ai failli lui marcher dessus tout à l’heure en allant réveiller mes amis espagnols. Il a levé la tête, m’a regardé, je me suis vaguement excusé en anglais et il s’est rendormi, imperturbable, en vrai british, sans même avoir l’air de se rendre compte que tous autour de lui s’apprêtaient à lever le camp. La porte ouverte laissait tout juste paraître un peu de jour blafard et lui, momie immobile au milieu de ce remue-ménage, semblait nous inciter à moins d’impatience. Je crois qu’il le faisait un peu exprès.

C’est une très belle route que je suis en train de suivre, longeant la crête, surplombant un panorama de collines, vallons, villages accrochés au flanc de mamelons boisés, encore tout endormis. La brume s’est levée, le soleil à l’Est l’a dispersée de ses premiers rayons, l’air se purifie, les nuages s’en vont à l’horizon et le ciel peu à peu se peint en bleu.

Une nouvelle belle journée s’annonce, je ne sais pas de quoi notre chemin sera fait mais en tout cas le paysage est parfait.

Voici ce que je pourrai dire à Nanou quand je la reverrai : «En somme je me suis un peu trompé à ton égard mais j’ai peut-être aussi été abusé par ta jeunesse, ton charme, ton dynamisme, ta spontanéité et tes dons artistiques. Bref j’ai pensé que tu étais une jeune femme pleine d’allant. Tu me l’avais souvent dit, combien de choses tu avais entreprises, combien d’argent tu avais parfois remué sans pour autant en devenir esclave, hors j’ai découvert par la suite que beaucoup de ce que tu m’avais raconté n’avait été qu’espéré et non vécu réellement comme tu me l’avais laissé croire. Il semble que tu te sois opposée peu à peu à moi non à cause de mon indépendance ou de ma lenteur d’esprit – tu me l’as souvent reprochée – mais parce que tu attendais autre chose de l’homme choisi pour ta sécurité. Non pas une sécurité matérielle mais une force rassurante, une solidité apaisante. Le fait que je parte souvent et que toi tu te sentes obligée de rester a provoqué ce clivage entre nous, devenu rupture irrémédiable …

Enfin je les ai tous semés, grâce à mon pas spécial de descente libre ! Car ils ne le savent pas, quand on descend, il faut relâcher les muscles, fléchir les jambes et laisser tomber ses pieds où ils veulent, ou du moins là où on tente de les mettre entre les cailloux ou de pierre en pierre, mais toujours le corps en avant, en perpétuel déséquilibre, courant parfois, au gré des jambes plus ou moins emballées, mais en contrôlant leur rythme afin de ne pas dépasser une certaine vitesse au-delà de laquelle tout le corps peut se disloquer au moindre incident de parcours, les genoux toujours légèrement fléchis, prêts à réagir comme des amortisseurs et de façon à ce que les muscles des cuisses ne raidissent pas. Toute une technique parfaitement mise au point apprise de longue date en dévalant les pierriers de mes montagnes suisses.

J’en avais un peu marre de cette bande d’hurluberlus faisant la cour à mes trois compagnes espagnoles toutes contentes bien sûr d’être prises en considération par des jeunes gens de leur âge, tout prêt à s’occuper d’elles. Toujours marcher avec un vieux retraité français qui ne comprend qu’à moitié l’espagnol et un madrilène boiteux un peu fou qui parfois prend un peu trop de place, ça ne devait pas être toujours très rigolo pour elles.

Comme je boitille d’une jambe et Jaime de l’autre, qu’elles sont un peu fatiguées et qu’on en a tous un peu marre, alors la mauvaise humeur tente de nous séparer et c’est l’effilochage assuré. Mais on se retrouvera bien tout à l’heure …

J’aimerais bien quand même arriver tout seul à Santiago. Car cette espèce de rallye qui ressemble de plus en plus à un voyage en groupe ne me plaît guère. On était bien une vingtaine, peut-être plus à O Cebreiro, et tous ces gens allongés sur la paille de l’étable – enfin le refugio – ce matin m’ont donné envie de fuir en Suisse et à l’anglaise.

Mais en Espagne il n’y a qu’un chemin de Compostelle et beaucoup de pèlerins, surtout au mois d’août. Parfois la file diluée des marcheurs s’agglutine et c’est la foule, on ne sait plus d’où viennent tous ces gens rencontrés tout à coup alors qu’on se croyait à peu près seul … Il suffit que les premiers ralentissent et que les derniers se dépêchent pour qu’un bouchon apparaisse soudain, au bord d’une fontaine, à la terrasse d’un café inattendu ou dans le dortoir d’un refugio qu’on croyait être les premiers à envahir. À quelques jours de Santiago ça fait beaucoup de monde, juste au moment où j’aimerais bien avoir un peu la paix. Pour me retrouver seul, il suffirait que je les laisse partir devant et de partir un peu plus tard. Mais alors je risquerais d’être rejoint par ceux qui arrivent derrière moi. Je ne ferais que tomber de Charybde en Scylla. Le long de cette corde à nœuds qu’est devenu le chemin il faut alors trouver l’endroit le moins épais, là où ne se suivent à distance que quelques individus isolés marchant séparés mais au même rythme … Difficile appréciation.

Les villages de Galice sont sales mais au moins sentent-ils encore la campagne, cette bonne vieille campagne aux odeurs de fumier chaud et de lait tiède, aux rues de villages encombrées de bouses fraîches vite transformées en galettes, aux seuils d’étables recouverts de paille souillée avec des tracteurs qui empêchent de passer. De la bonne et vraie campagne comme celle de mon enfance.

Des chemins de terre pleins de cailloux, de poussière, de mauvaises herbes et de ronces, des chemins bordés de mûres… Ah ces mûres cueillies tout à l’heure en marchant, qu’elles étaient succulentes ! Il n’y avait qu’à poser une main dessous, tapoter la grappe avec l’autre et ils tombaient tout seuls, prêts à être happées par des lèvres qui auraient bien voulu être langue de caméléon. Ce fut notre premier petit déjeuner avant qu’on ne s’arrête au col Alto do Poio pour prendre le traditionnel café con leche mais cette fois nous y avons ajouté deux œufs au plat. Nous nous sommes tous retrouvés là, les premiers et les derniers, comme au paradis. Des pèlerins fatigués et affamés qui se suivent à quelques centaines de mètres de distance finissent toujours par se rencontrer aux arrêts obligatoires. Par ici les bars ne sont pas si nombreux.

En Galice le chemin de Compostelle est balisé tous les 500 mètres par une borne spéciale en pierre indiquant la distance qu’il reste à parcourir.

Voyons, ici, près de Triacastela, où en sommes-nous ? Très exactement à 132 kilomètres de Santiago, soit 5 à 6 jours de marche, 7 jours selon le nombre d’étapes indiquées, pour atteindre le but final.

Il y a par ici des charrettes extraordinaires, à un seul timon, deux roues presque pleines et une simple plate-forme de chariot très étroite, qui pourraient bien avoir un ou deux siècles. Et des petits bars, fondas, tiendas… Dans l’un deux, j’ai bu deux Schweppes-citron. Le premier m’a été offert par un vétérinaire de la ville voisine de Samos venu soigner quelques vaches malades du coin et tout heureux de trouver quelqu’un à qui parler, comme si je devais savoir l’espagnol aussi bien que lui et j’étais de la profession. Grâce à lui cependant j’ai appris que le village où nous étions n’était pas Ramil mais Santiago de Ramil, que tous les pèlerins s’y arrêtent et qu’on y fête Saint-Jacques comme à Santiago.

Un autre client s’est mêlé à notre conversation et le voilà qui me raconte l’histoire d’une famille française installée ici depuis très longtemps, ils avaient une entreprise en France, ils sont repartis mais la femme est revenue, avec son gamin qui parlait français mais pas l’espagnol … Je ne sais pas si c’est lui qui racontait n’importe quoi ou moi qui comprenais à moitié mais je n’ai pas tiré grand profit de ce récit passionné sinon passionnant. Je hochais la tête en signe de perdition mais lui l’interprétait comme un encouragement à continuer son histoire de plus en plus compliquée. Je voulais repartir mais lui me parlait toujours et je n’osais pas lui dire après l’avoir écouté si longtemps que je ne comprenais rien. J’eus du mal à lui faire comprendre que ça ne m’intéressait pas et à pouvoir m’éclipser sans trop de dégâts.

Entre Triacastela et Samos, un peu fatigué mais ragaillardi par les deux Schweppes de tout à l’heure, la petite pose et ces gens bon enfants. Quand je suis arrivé devant son bistrot la tenancière est sortie pour aller discuter avec le vétérinaire qui était encore dehors de l’autre côté de la rue comme si elle ne m’avait pas vu et a pris tout son temps pour revenir me demander ce que je voulais, d’un air rogue mais elle s’est peu à peu dégelée et a même commencé à me raconter des histoires. J’avais l’impression de me retrouver dans l’Yonne ou la Côte-d’Or : même première méfiance spontanée puis lentement l’apprivoisement jusqu’à la familiarité fraternelle et le «je te parle en voisin reconnu». Le vieux lui-même assis dans son coin avec son verre de vin s’est mis à me parler : j’avais bien fait de prendre cette route plutôt que le chemin de San Gil qui grimpe durement dans la montagne …

Voici une borne qui va me dire où j’en suis. Grosse borne jaune et blanche qu’on aperçoit de très loin mais qu’il faut lire de très près car elles sont souvent à moitié cachées par la verdure. Bon, il me reste 4 kilomètres.

Il y a maintenant mon soulier droit qui commence à me serrer, cela veut dire que ma cheville s’est remise à enfler. Mais je tiendrai bien encore 4 kilomètres. Et cette nuit, je dormirai davantage car je sens qu’il me manque des heures de sommeil. Heureusement le refugio de Samos est parait-il confortable. Espérons qu’il y aura encore un peu de place pour moi.

Autour de moi, les prés, très en pente, sont bordés de pierres plates à moitié enterrées sur leur champ, formant comme un mur à pointes qui empêche le bétail de passer et peut être aussi les lapins. C’est bien la première fois que je vois ce genre de clôture et cette façon d’entourer un champ en pente. Et je me demande où les gens qui l’ont construit ont bien pu aller chercher toutes ces belles pierres, de grandes lauzes qu’il a fallu trimballer en charrette puis à bras et poser les unes à côté des autres en les enterrant en partie. C’est assez surprenant. Comme ailleurs ces poteaux de pierre parallélépipédiques que je croyais en avoir vu sur les causses des Cévennes, à moins que ce ne soit dans l’Aubrac ou l’Ardèche. En tout cas je suis sûr d’en avoir vu en France et aussi en Espagne au cours de mon pèlerinage.

Je commence à sentir de loin les bars espagnols. Car il ne faut pas croire qu’on les trouve aisément, dans ces villages de Galice. Ni panneau ni indication extérieure. Ce peut être une maison comme une autre avec une porte quelconque d’habitation normale. Ce n’est qu’en s’approchant qu’on reconnaît l’endroit : si la porte est entrouverte on peut deviner à l’intérieur un vague comptoir mais il faut vérifier qu’il y a des bouteilles car sinon, il y a de fortes chances qu’on soit dans une de ces petites épiceries qui vendent de tout. Quand la porte est fermée, on peut deviner le bar casiers de bouteilles vides qui traînent à proximité. Et si l’on ne trouve pas, il n’y a plus qu’à demander aux habitués du coin. De toute façon, avant dix heures du matin, inutile d’espérer se faire servir quoi que ce soit. Et tous les bars ne servent pas du café. Il n’y a pas de restaurant dans ces villages, mais on trouve parfois sur la grand-route une albergue ou un hostal, une cafetería pour les camionneurs et automobilistes. Là on vous sert tout ce que vous voulez. Mais le camino ne passe pas souvent sur la route et le petit déjeuner avant 10 heures est chose rare. Pour la comida del mediodía, il faut se ruer dans la première almacén ouverte et acheter une galette de pain mou, une boîte de sardines à l’huile d’olive, des tomates et un paquet de biscuits pour être sûr d’avoir quelque chose à manger le moment venu, quelque part au bord d’un ruisseau, sous un arbre ou, avec peu de chance, à la terrasse d’un bistrot fermé.

Pour la cena c’est autre chose. On arrive à l’étape affamé bien avant qu’on daigne vous servir à manger. Pas avant 21 heures, et souvent après. Ce qui nous oblige à nous coucher tard, vers 11 heures ou plus. C’est le rythme de vie espagnol. Mais quand l’étape du lendemain nécessite un réveil de bonne heure, les heures de sommeil deviennent nettement insuffisantes. Pour partir à 6 heures, il faut se lever à 5 heures, sans allumer la lumière pour ne pas gêner autres occupants du refuge. À la lueur de sa lampe de poche, on tâtonne à droite et à gauche pour être sûr qu’on n’a rien oublié, on marche sur un pied qui n’est pas le sien et la porte grince quand on l’ouvre. Refaire convenablement son sac dans ces conditions est un tour de force que seule une pratique longue et assidue permet d’exécuter sans risque de catastrophe ultérieure – quand on s’aperçoit par exemple qu’on a oublié ses lunettes ou emporté par mégarde celles du voisin.

Je traverse une dernière fois le río Oribio pour entrer dans Samos et me diriger vers l’imposant monastère et son hospedería où je vais bientôt pouvoir me reposer.

J’ai enfin pu me débarrasser de mes compagnons. Il y avait deux chemins possibles, l’un passant par le village, l’autre par en-dessus. J’en ai pris un, ils ont pris l’autre, indiqué comme étant le plus court, si bien qu’à la sortie du village je me suis retrouvé derrière eux, pas très loin mais suffisamment pour être seul avec mon dictaphone afin de bavarder un peu en paix.

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