Dimanche 26 août 1990
Onze heures du matin, entre Portomarín et Palas de Rei. Hier soir nous sommes arrivés assez fatigués au refugio de Portomarín, petit village reconstruit au-dessus de l’ancien recouvert par les eaux du Miño depuis la construction d’un barrage en aval. Mais le lac est presque à sec et on peut voir dans son lit quelques restes du village engloutit : pans de murs qui ne se sont pas encore effondrés, traces d’anciens chemins, enclos et passages bordés de pierres, vestiges de maisons disparues …
Le refuge de Portomarín est, dit-on, le dernier refuge confortable avant Santiago. Aussi allons-nous en profiter pour prendre plusieurs douches chaudes, laver tout le linge sale et bien dormir. Nous serons les derniers pratiquement à nous mettre en route pour atteindre Palas de Rei distant de 20 à 25 km mais où nous ne sommes pas du tout sûrs de trouver un toit sous lequel nous abriter.
Matinée brumeuse, pas froide mais humide. Mes articulations ne se sont pourtant pas encore réveillées. J’ai acheté hier à la petite pharmacie du bourg une pommade qui semble faire de l’effet. Je me sens en forme mais je reste fatigué, non à la suite d’efforts trop violents et continus mais d’une certaine lassitude née au moment où ma motivation s’est arrêtée, quand j’ai su que j’allais atteindre sous peu le but ultime de ce pèlerinage depuis si longtemps projeté.
Je pense déjà plus à mon retour en France qu’à mon arrivée à Santiago, comme si Compostelle ne devait pas m’apporter l’inspiration, la découverte, la rencontre que tout pèlerin est en droit d’espérer au terme de tant de journées de marche, d’effort, de patience et d’endurance. Mon pèlerinage s’est accompli surtout en France et le camino francés de Roncesvalles à Santiago a davantage été pour moi une expérience de voyageur philosophe/ethnologue orienté sur l’extérieur, je l’ai fait plus en observant qu’en méditant.
Il faudra que je réécoute attentivement toutes les cassettes que j’ai enregistrées du début à la fin pour me rendre compte de l’évolution de ma pensée, de mon comportement, de ma façon d’être au cours de ces quatre mois passés sur les routes à marcher (hormis trois semaines d’interruption mais qui n’ont fait qu’ajouter à ma démarche initiale comme une dimension nouvelle supplémentaire).
Ces derniers jours, j’ai essayé de téléphoner à La Courcelle et chez moi boulevard Voltaire, mais la communication ne s’est jamais faite, aussi ai-je écrit une carte postale ce matin que je posterai dès que je pourrai.
Les deux fourmis juvéniles qui marchent devant moi ont des pieds, des jambes, de belles cuisses charnues que j’aimerais bien caresser, un postérieur dodu et ferme dodelinant au rythme de leurs pas, accentué par la cambrure des reins que le poids du sac souligne. Elles ont la silhouette de tous les pèlerins modernes, en short, munis d’un bâton et portant une énorme charge sur le dos. Ce n’est plus celle des pèlerins d’autrefois mais c’est l’image que reconnaissent de loin tous les villageois, adultes comme enfants, qui nous regardent passer en nous indiquant le chemin, en nous souhaitant «Buen viaje ! «.
Deux petites fourmis marcheuses et, dans leur petite tête comme dans celle des milliards de fourmis humaines dans le monde, il y a, au moment où s’éveille la prise de conscience d’une existence propre, ce quelque chose d’unique qui les démarque les unes par rapport aux autres dans une même collectivité.
Si les grandes manifestations de masse semblent parfois estomper la revendication individuelle, il n’en reste pas moins que chacun d’entre nous, dans sa sphère minuscule, sa toute petite bulle existentielle, est capable de penser à lui seul. Et penser à soi, penser à l’autre soi, découvrir un autre moi, un autre mien, n’est-ce pas commencer à avoir envie d’être autre, un autre, autre part ?
On pourrait en dire autant des animaux auxquels on a coutume de n’attribuer aucune conscience, aucun sens de l’individu, et que l’on a si longtemps considéré comme simplement conditionnés par un instinct stéréotypé auquel on ne peut se soustraire, sauf pour le remplacer dans certains cas (dressage, domestication) par un réflexe conditionné artificiellement acquis.
Pourquoi dans un pré tous les moutons ne sont-ils pas anonymement concentrés au même endroit ? Pourquoi dans un pâturage toutes les vaches ne se rassemblent elles pas ? Pourquoi les chèvres ne mangent elles pas toutes en même temps ? Pourquoi les chevaux ne marchent ils pas tous ensemble d’un pas tranquille, d’une touffe d’herbe à une autre ? Même si tout ce que font ces animaux est instinctif, ils ne s’individualisent pas moins au niveau de l’acte ponctuel. Ils ne mangent pas ni ne dorment tous en même temps, ils ne conçoivent pas tous au même moment et ne donnent pas tous naissance le même jour. Leur vie collective fourmille d’exceptions individuelles.
L’homme n’est-il pas lui-même un animal collectif – social – qui s’est peu à peu différencié en allant chacun de son côté, par bandes, familles ou tribus, allant de plus en plus loin, se séparant de plus en plus les uns des autres, les uns restant sur place, les autres avançant, d’autres tournant en rond. Exactement comme le font encore de nos jours, à une autre échelle, les vaches dans les prés. De sa sujétion à son instinct, devenu moins indispensable, l’homme est passé à l’action libre, au privilège du choix. Mais il lui reste encore une part de déterminisme dont il n’a pu se débarrasser.
Nous avons perdu une bonne partie de notre sens du toucher et de notre odorat parce que nous nous sommes peu à peu éloignés des êtres et des choses, au profit de l’image et du son qui peuvent être perçus à distance et que nos moyens technologiques peuvent même envoyer, renvoyer, relayer et transmettre très loin à tout moment, partout. D’où notre incapacité à percevoir par le nez et les doigts. Incapacité sensorielle et diminution de notre perspicacité olfactive et tactile, mais aussi philosophique en raison de l’éloignement des êtres entre eux, désormais impuissants à se renifler, à se palper. Cet abandon de deux de nos sens au profit de deux autres est-il dû à notre éducation sociale et religieuse ? Probablement, car les animaux, eux, pour se reconnaître, s’évaluer, s’aimer, s’approchent l’un de l’autre pour se sentir, se toucher, s’étreindre. L’homme a dû faire de même jadis parce que son instinct dépassait sa conscience et parce qu’il n’avait pas encore refoulé derrière les barreaux de ses tabous l’instinct dénonciateur de ses origines animales.
En y réfléchissant bien, comment un homme peut-il connaître, comprendre, communiquer avec une femme sans s’approcher d’elle de très près, sans la toucher ? Effleurer du doigt une autre peau que la sienne, c’est provoquer une sensation tactile précise et déterminante, c’est éveiller quelque réaction psychosomatique surprenante. Mais ce toucher va beaucoup plus loin, il glisse à l’intérieur de la peau, génère des ondes de formes particulières, engendre même des idées. En effleurant du doigt le contour d’un corps, on perçoit, outre le grain de la peau parcourue, l’effluve, kinesthésique d’un nouvel espace intérieur, l’organisation de viscères étranges et, au-delà, le moule interne au creux de la personne «touchée». Le plus souvent, les perceptions s’arrêtent au niveau de la sensation, tout au plus de l’imagination sensorielle ou de l’association sensible, complexe certes, mais qui ne se traduit pas en préoccupation consciente, en réflexion intellectuelle, en expression rationnelle. Car nous ne sommes pas encore arrivés à faire passer l’inconscient dans le conscient sans l’effacer.
Tout ce qu’on a pu faire jusqu’à présent, c’est d’explorer des bribes d’inconscient échappées par inadvertance en diverses occasions et qui nous permettent tout juste de les inventorier et de les expliquer succinctement, en élaborant quelques hypothèses controversées à propos de leur origine, de leur développement et de leur rôle.
Tandis que l’image et le son se sont développés au niveau de notre conscience, au point de presque devenir les agents de transmission de cette conscience, le toucher et l’odorat, considérés comme des perceptions mineures, plus instinctives, moins développées et moins riches, ont peu à peu été laissés pour compte. Et pourtant, comment saisir l’âme-même de quelqu’un – et particulièrement du sexe opposé – autrement que par son goût ?
L’étape est brève mais je n’avance pas, faute de motivation. Il fait chaud, j’ai envie de m’arrêter à tout instant et je ne suis pas seul. Mes compagnons sont dans le même état d’esprit. Est-ce parce que nous savons qu’il ne nous reste que trois jours pour atteindre Santiago ?
J’ai enfin réussi à joindre Gil à La Courcelle cet après-midi. Marcel est à Madrid, il rentre dimanche à Paris, Olivier et Stella sont à Cebu, Laurent et Hélène à Paris avec les enfants et Jérôme est en Turquie. Bien sûr, elle se fait du souci pour lui et préfèrerait le voir rentrer le plus tôt possible, ses cartes postales ne la tranquillisent guère. Pas de graves soucis cependant, des incidents de voisinage, mais elle s’y attendait, c’était inévitable, les gens finissent toujours par retourner à leurs barrières pour regarder par-dessus si on n’empiète pas sur leur territoire. De ces histoires locales temporaires et interminables qui alimentent la chronique villageoise. Comme je me sens loin de tout ça !
Gil avait peur que je sois entouré de trop de pèlerins mystiques. Si elle savait ! C’est plutôt le contraire, j’ai l’impression d’être le plus mystique de tous.
16 heures. Il nous reste 6 km. Nous avons pique-niqué dans un village sur une grande table couverte d’une nappe de papier blanc installée dehors sous les arbres. Nous nous sommes installés mais nada, no comida caliente, alors on a commandé à boire et nous avons mangé ce que nous avions emporté avec nous : pain, jambon, fruits, chocolat. À côté de nous, la famille et les amis ingurgitaient patates, chorizos, tortillas, vin et Cie. Tout ça défilait sous mon nez. Il y en avait beaucoup trop pour eux seuls mais personne ne nous proposa de partager. Ça ne leur aurait rien coûté et nous étions prêts à payer notre part. Mais non, pas de comida caliente pour les clients le dimanche. Curieux tout de même, j’eus l’impression de me retrouver dans le plus arriéré des départements français, et encore je serais étonné qu’on agisse ainsi lorsqu’il s’agit de pèlerins. Ils ne nous ont rien offert, juste souhaité un bon voyage en partant, qui avait l’air de dire «bon débarras». Et donné une information utile : à Palas de Rei, il y a un refugio avec douches. Mais c’est à vérifier.
Il y avait une belle botte de foin dans la grange, je m’y serais bien étendu pour une petite sieste. Mais l’endroit n’était vraiment pas sympathique : des gens bouchés, inhospitaliers, égoïstes, restreints par nature, ignorants par bêtise.
Un bon morceau d’enregistrement a disparu par je ne sais quelle malicieuse circonstance. À plusieurs reprises déjà des plages d’inquiétants silences défilent sans que je ne puisse restituer en mémoire mes paroles effacées. Les plus importantes certainement puisqu’à jamais inaccessibles. Ainsi en va-t-il de notre histoire, peut-être seulement remplie d’aventures secondaires…