Mardi 28 août 1990

Avant-dernière étape du chemin de Compostelle, d’Arzúa à Lavacolla. Il ne restera ensuite que 12 km pour rejoindre Santiago, que nous ferons demain matin.

Lavacolla était le dernier lieu habité avant Santiago. Les pèlerins du Moyen-Âge s’y arrêtaient pour faire leur toilette avant de se rendre sur les lieux saints. Certains étymologistes pensent que Lavacolla est une déformation de lave culo, se laver le cul …

Je suis parti un peu avant mes compagnons qui se réveillaient à peine quand j’ai quitté le refuge d’Arzúa. Je les retrouverai plus loin, car ils marchent plus vite que moi. Le jour se lève, un peu de brume cache encore le bleu du ciel, mais on y découvre déjà de belles teintes roses et mauves, si douces à l’approche du soleil. Je me sens très bien, sans douleurs aux jambes que j’ai frictionnées avec la pommade qui me restait avant de partir.

Le fait de m’être systématiquement déchaussé aussitôt arrivé à l’étape, d’avoir mis des claquettes ouvertes permettant d’assécher mes pieds et d’écarter mes orteils pour les aérer, donnant d’autre part à la voûte plantaire un autre relief, m’a sauvé des ampoules pendant tout mon voyage, ainsi que des cals et des échauffements, maux que tous ceux que j’ai rencontrés ont désagréablement subis. Seules mes jambes m’ont donné quelques inquiétudes : tendinite, rhumatisme, arthrite ? Veines gonflées de la cheville au mollet déjà constatées avant de partir.

J’ai dû faire un nouveau trou à ma ceinture pour retenir mon pantalon ; j’ai dû maigrir de quelques kilos. J’aurais bien voulu éliminer aussi les poignées d’amour qui me restent sur les côtés et un peu de peau sur le ventre mais pour ça, il faudrait une opération de chirurgie esthétique !

Mais dans l’ensemble, je pense avoir assez bien assuré au milieu de toute cette jeunesse. Je n’ai pas rencontré beaucoup de retraités en France et en Espagne, le plus âgé devait avoir la cinquantaine.

Curieusement les nombreux pèlerins qui nous accompagnaient au cours de ces dernières étapes ont disparu. Nous n’avons retrouvé à Arzúa que le couple français, qui avait enfin réussi à se débarrasser du chien qui les avait adoptés et les suivait d’étape en étape.

Hier soir nous avons dîné dans un de ces sympathiques petits restaurants qui n’ont pas l’air d’en être un. On entre dans ce qui sert de magasin de vins et tabacs, on demande si on peut manger et, selon l’humeur du patron, on nous fait passer dans le comedor, une vraie salle de restaurant cachée aux yeux des regards indiscrets, qu’on ne peut deviner de l’extérieur. On place deux ou trois tables ensemble – nous étions une dizaine – et on commence à nous proposer toutes sortes de plats alléchants. Hier, nous avons mangé une soupe aux pâtes à l’harissa, avec un peu de jus de viande, une tortilla traditionnelle et du poulet, pas du poulet en carton, du vrai poulet avec un goût de poulet. Et du fromage comme dessert. Jusqu’ici, le fromage espagnol ne m’avait pas trop inspiré, mais je me suis souvenu tout à coup de celui qu’on mangeait à Montevideo avec de la pâte de coing, comment on appelait ça déjà ? Dulce y queso ? Martín Fierro ?

Après ce bon dîner, nous sommes allés nous asseoir à la terrasse d’un café de la place où nous avons pris un café cognac. Il y avait à côté un cinéma en plein air avec un tas de gens debout regardant le film, et là je me suis lancé dans une grande discussion politique avec un espagnol de Barcelone, pèlerin lui aussi, et qui fait le chemin avec sa femme. Très sympathiques tous les deux, mais voyageant un peu à l’écart, nous retrouvant parfois en bout d’étape.

Il m’a expliqué beaucoup de choses sur la situation politique en Espagne, les différents partis, l’opinion des gens vis-à-vis de la France, etc. On est rentré au refugio tout en continuant à discuter.

Ce n’est que lorsque je suis arrivé au haut de ma couchette pour me mettre au lit que j’ai pensé à mon blouson – dont je me sers souvent comme oreiller – ne me souvenant pas si je l’avais en rentrant. Et là, tout à coup, catastrophe, un frisson glacé me parcourt l’échine … mon blouson ! Avec tout ce qu’il contient : argent, cartes bancaire, d’identité et d’assurance, carnet d’adresses, etc. J’imagine aussitôt la séquence du film de vol à la tire à la terrasse d’un café populaire un soir de grande affluence. L’angoisse totale ! Je me précipite dehors et me dirige à grandes enjambées et haletant du côté de mon criminel oubli. Heureusement, nous étions à l’intérieur, ce qui me donnait une petite chance de le retrouver, car moins en vue des regards de convoitise de badauds à l’affût. Je l’ai retrouvé là où il était, suspendu au dossier de mon siège, occupé par un joueur de cartes qui dût s’écarter un peu pour me permettre de le retirer. Je crois qu’il ne l’avait même pas vu. Ouf !

Il est temps que je termine mon voyage car je crois que je deviens de plus en plus distrait. Mais je n’ai pas à me plaindre, depuis mon départ, je n’ai perdu ou plutôt oublié, que ma canne caraïbe, le deuxième jour ; un short maillot de bain très léger beaucoup plus tard ; et tout récemment ma gourde rigide. Des souvenirs de valeur pour m’avoir accompagné aux Antilles sur la Stella Maris et en Corse sur le GR .20. C’est peut-être le large bouchon de plastique de ma gourde que je regrette le plus. Car il me servait de gobelet provisoire qui ne me brûlait pas les doigts quand je me faisais chauffer du thé ou du café sur mon réchaud à gaz, le récipient en aluminium étant trop chaud pour que je puisse le tenir avec les mains ou le porter à ma bouche aussitôt sorti du feu.

En tout cas, je n’ai rien perdu d’essentiel, même pas mon âme que j’ai peut-être reconquise, en tous cas enrichie d’une autre dimension. Je ne crois pas non plus avoir perdu mon temps. Si je l’avais passé ailleurs, il n’aurait certainement pas été plus dense. Quant aux résultats obtenus, aux conséquences, j’attends encore un peu pour connaître le plein effet de cette longue aventure. Je ne la recommencerai pas, je n’en ai plus envie, ce qui est assez normal maintenant, mais je crois aussi que de toutes façons, un pèlerinage de ce genre ne peut se faire qu’une fois.

Sur le plan physique, je suis allé jusqu’à la limite de mes moyens. J’ai bien fait de le faire maintenant, je n’aurais sans doute pas pu le faire dans quelques années. C’est probablement la dernière fois que je peux m’aligner honorablement sur une épreuve de jeunesse. Sans être le premier, je n’ai jamais été le dernier, mais j’ai parfois soufflé. Le matin, la première heure de marche était assez pénible il est vrai, ensuite je marchais bien, en bon montagnard suisse.

Les jeunes vont plus vite mais s’arrêtent plus souvent et plus longtemps. Lorsque j’étais seul, je pouvais marcher deux à trois kilomètres sans m’arrêter. Avec la chaleur, c’était différent, il fallait boire beaucoup et nous cherchions tous la fontaine où s’abreuver dans chaque village que nous traversions. Je n’ai pas à me plaindre, je tiens encore le coup.

Dès mon retour à Paris, je prendrai rendez-vous avec le médecin généraliste de la MGEN rue de Vaugirard qui m’avait dit de passer le voir après mon voyage pour faire le point. Ce sont surtout mes jambes qui me préoccupent avec leurs veines qui gonflent. Quant à ma colonne vertébrale, je doute qu’on puisse la remettre en état un jour.

J’ai appris une chose importante en cours de route : c’est que l’apparition d’un oignon le côté du gros orteil n’est pas due au rétrécissement des doigts dans la chaussure, comme on pourrait le croire, mais à un affaissement de la voûte plantaire. C’est donc un pédologue et non un chirurgien qu’il faut consulter. En ce qui me concerne, il peut s’agir d’une légère différence de longueur entre mes deux jambes, ce que m’avait d’ailleurs signalé le Dr. Laurent de Lausanne, il y a quelques années. Peut-être que si je portais une légère semelle sous l’un de mes pieds, cela rétablirait mon équilibre !

Il est 9 heures du matin, je suis en train de grignoter une petite pomme rabougrie tombée de l’un de ces pommiers chargés de fruits qui jalonnent notre route depuis quelques jours. Des pommiers comme on en voit encore dans le limousin, vieux, secs et noueux et très productifs en automne. Celle que je viens de manger était délicieuse, fraîche, croquante et parfumée, un peu acide mais tellement pomme du paradis terrestre. Fruit du matin, fruit du pèlerin !

Les «fruits» de mon parcours, je pourrais les présenter en quelques aphorismes. Il m’en est venu un à l’esprit tout à l’heure, qui aurait aussi bien pu provenir d’une autre démarche que celle que je suis sur le point d’achever.

Les évènements n’ont d’importance que celle qu’on leur accorde
Si vous voulez trouver votre place dans l’Univers, faites un pèlerinage

Marcher à pied dans la nature en vivant chacune de ses étapes quotidiennes et saisonnières, espace et temps confondus, en harmonie avec tous les phénomènes essentiels.

Le jour sous le soleil, la nuit sous les étoiles,
À chaque instant sur le chemin.
S’expriment toutes les joies
Les simples, les éperdues, les oubliées,
Et les saveurs inconnues du matin.
Joie de boire et de manger, de dormir et de se réveiller,
Joie de partir et d’arriver, de se taire et de parler,
Joie d’être seul ou accompagné,
Joie d’être triste et d’être joyeux
Et la joie de vivre juste pour le plaisir de vivre …

L’émotion qui vient de m’envahir, en prononçant ces dernières paroles, je la dois à cette brutale participation – je dis brutale mais je devrais dire soudaine présence – au monde, une émotion métaphysique qui n’a rien d’abstrait, puisque c’est mon corps tout entier qui y participe, puisque c’est lui qui me la révèle.

Quand le corps retrouve tous ses droits, c’est lui qui décide de l’effort à accomplir, qui dicte le rythme de la marche, qui l’autorise ou la censure. La tête, toute libre qu’elle soit de développer ses pensées, folles ou sages, ne commande plus le corps, sinon pour l’arrêter, abandonnant ses projets antérieurs. Mais si le cerveau reste fidèle à l’engagement pris de marcher et d’atteindre l’objectif fixé, il est contraint d’accepter son obédience physique, impérative.

C’est maintenant le corps qui organise la vie et c’est du corps, de ses sensations, que vont dès lors se développer associations, imaginations, souvenirs, projets, réflexions et méditation d’une tête qui ne sait plus très bien où elle en est de son autorité, tout là-haut sur les épaules d’un être en mouvement, tout en bas dans les pieds d’un passant, et là dans le ventre qui digère, ou là dans le poumon qui souffle ou dans le cœur qui bat. Il n’y a plus ni tête ni bras ni jambes, il n’y a plus qu’un corps en marche, qui ressent et qui pense.

Parfaite confusion des genres, pour soi, en soi et hors de soi. Plus de distance entre les choses, entre les êtres et soi. Ni adversaire, ni observateur, ni étranger, ni passant, nous ne sommes plus que participant de l’universel.

Je vis en ce moment en totale osmose avec le monde, avec le tout. Ce pourrait être une extase active, car le fait de marcher me propulse en avant, mais je n’ai pas l’impression de dépasser les choses que je traverse, elles marchent avec moi. Nous progressons ensemble, d’un mouvement commun, comme si la terre tournait sur elle-même à la vitesse de mes pas. Tout le monde se moquerait de moi si j’affirmais qu’il existe un autre mode de mesure que celui du mètre ou de la seconde, la mesure du sens. Ce que Bergson appelait le sentiment de la durée, pour différencier le temps que nous sentons passer du temps de nos pendules (cf. Essai sur les données immédiates de la conscience).

Contrairement à beaucoup de pèlerins et à plusieurs de mes compagnons espagnols, je n’ai jamais eu peur des chiens que j’ai rencontrés. Chaque fois qu’ils en entendent aboyer un, ils s’arrêtent, regardent d’où ça vient, hésitent à passer et s’écartent le plus possible de lui, le bâton prêt à intervenir. Quand je suis avec eux, c’est moi qui avance le premier, sans m’inquiéter de ses aboiements. Et s’il approche, je lui parle et même parfois le caresse.

Mais il m’est aussi arrivé, comme tout à l’heure, d’avoir la chair de poule devant un chien arrogant, surgissant brusquement devant moi, prêt à m’attaquer. Pourquoi cette réaction interne incontrôlable qui brusquement glace le sang ? Et pourquoi ne peut-on immédiatement l’arrêter malgré tous les efforts de notre conscience objective pour ne pas lui accorder plus d’importance qu’elle mérite ?

Un avion faisant un bruit d’enfer vole au-dessus de moi. Je n’en avais pas vu depuis longtemps. En fait, l’aéroport de Santiago est à Lavacolla, qui n’est plus très loin.

J’ai perdu tout à l’heure un morceau de mon chemin. Vraiment, il n’y a que moi pour faire ça, à un endroit où il est parfaitement balisé, mais voilà, en parlant dans mon dictaphone, une fois de plus, je n’ai pas regardé ma route, marchant sur la voie qui se présente sous mes pieds sans relever la tête pour vérifier si c’est la bonne. C’est ainsi qu’il m’arrive d’aller à droite au lieu d’aller à gauche et vice versa. Ou que je me retrouve tout à coup sur un chemin non balisé. Mais plutôt que de revenir en arrière – j’ai horreur de revenir sur mes pas – je continue en m’orientant plus ou moins et, en général, je retrouve bientôt les marques indiquant que je suis dans la bonne direction. Je perds un peu de temps, je fais quelques kilomètres de plus à cause de ma détestable distraction. Alors je me force un moment à faire attention … jusqu’au prochain carrefour manqué.

Je n’ai croisé qu’un seul pèlerin faisant le chemin du retour, il y a deux semaines. Il était parti de Lourdes pour faire ce qu’il considérait comme le chemin complet, à savoir Lourdes – Santiago de Compostelle – Fatima (au Portugal) et retour. Je ne l’ai ni approuvé ni désapprouvé, c’était son choix, mais certainement pas le mien. Il y a ainsi quelques fanatiques qui poussent un peu loin et unilatéralement leur engagement religieux, ne s’éloignant guère du cercle vertueux/vicieux dans lequel ils se sont enfermés, donnant l’impression de tourner en rond à l’intérieur de leur obnubilation spirituelle.

Il y a des fanatiques du pèlerinage comme il y a des fanatiques du végétarisme, de l’abstinence ou du nudisme. Emprisonnés dans la rigueur de leur dogme, ils se croient délivrés de tous les maux qu’ils ne font qu’étouffer sous l’hypocrite couverture de leur crasse ignorance. Comment les persuader que l’ouverture d’esprit est la seule thérapie efficace contre les idées fixes ?

Ainsi les associations des Amis de Saint-Jacques sont-elles souvent composées de gens qui ne s’occupent que de points de détails historiques, religieux ou géographiques, comme par exemple la fonction de la besace et du bourdon, le passage de X à Y, l’influence de Z, l’affluence X, Y, Z des itinéraires A, B, C, etc. Toujours braqués sur un objectif qu’ils ne lâchent plus et qu’ils n’atteindront jamais.

C’est le danger qui guette ma jeune française en recherches telluriques sur le chemin des étoiles. Mais elle a l’enthousiasme de ses 25 ans, il est normal qu’elle se passionne pour une cause particulière et d’en vouloir exploiter toutes les richesses. Je ne doute pas qu’un jour ou l’autre elle s’orientera d’elle-même vers quelque chose de plus large.

Car ce qui est vérité aujourd’hui ne sera plus demain que le cas particulier d’une vérité plus vaste (cf. Bachelard et Le nouvel esprit scientifique).

J’ai encore perdu mon chemin, du moins j’en ai la vague impression. Attendons la prochaine borne pour m’en assurer. Au village, un habitant m’a dit par où je devais passer, sinon je me serai dirigé je ne sais où.

Le bar où je me suis arrêté pour boire une bière est des plus pittoresques : un comptoir en bois peint en vert, très vieux, recouvert de plaques de marbre disjointes sur lesquelles trône une série de bouteilles, deux tables avec chacune ses 4 chaises, style formica et toute une kyrielle de produits allant du balai au chapeau de paille, du paquet de lessive au briquet, de la boite de conserves au cageot de coca cola, de la bouteille de vin aux cigarettes, sans oublier tous les cartons clos contenant d’invisibles et mystérieuses marchandises. Une lampe à gaz suspendue à une poutre, quelques calendriers publicitaires, des adresses de médecins, dentistes et vétérinaires, des annonces municipales et deux pendules dont une arrêtée et l’autre presque à l’heure. Et une tenancière acariâtre qui mit beaucoup de temps à me servir, bien qu’elle sût depuis longtemps que j’étais chez elle, avertie par la clochette de la porte d’entrée.

Je n’ai eu droit qu’à une bouteille sans verre et quand je lui en ai demandé un, elle condescendit, avec lenteur et commisération – il est vrai qu’elle boitait – à me l’apporter du bout de son torchon. Sont arrivés deux hommes, dont l’un était peut être parent, et ils se sont mis à parler très vite un galego incompréhensible. Puis est arrivée une femme coiffée d’un bonnet rose crasseux.

Je viens d’être interrompu par un manant qui m’assurait qu’il restait 7 km à parcourir pour rejoindre Lavacolla. J’ai essayé de lui prouver que c’était impossible parce qu’il y avait justement là, tout près, une borne qui indiquait 14 km pour Santiago, et comme je lui avais demandé combien il y avait de kilomètres entre Lavacolla et Santiago et qu’il m’avait répondu 12, je lui ai démontré que 14-12=2 et pas 7. Du coup, il ne sut plus quoi dire et il changea de sujet en me disant que l’aéroport était tout près d’ici. Pourquoi m’a-t-il dit 7 km ? Je n’en sais rien. Et pourquoi est-il même venu à ma rencontre pour me le dire ? Je n’ai pas compris.

Pour revenir à mon bar épicerie, qui en plus était assez sale et en désordre, il n’en avait pas moins un certain charme qui me rappela le petit magasin de La Rogivue tenu par notre tante Rosine – une sœur de grand-papa Félix – avec un soin ô combien plus méticuleux.

Dans certains petits villages de Galice, comme me l’avait déjà montré l’état des étables, on en est encore au début du siècle. C’est sympathique et émouvant de retrouver devant soi un morceau de passé si proche de son enfance, comme ce soc de charrue en bois suspendu à la poutre d’une grange ouverte, ou ce fourneau rempli de vieux papiers aperçu dans la cuisine depuis le bar où je buvais ma bière debout au comptoir. À vrai dire, ce n’était pas la copie conforme d’un passé révolu mais une douce réalité d’antan.

Comment l’industriel de Francfort, le banquier de Londres, l’informaticien français et le paysan galicien appréhendent ils chacun le marché commun ? Et qu’y a-t-il de commun entre les trois premiers et le dernier ? En profite-t-il, en est-il seulement conscient ? Difficile à savoir.

Lois, décrets, décisions gouvernementales desservent les individus sans qu’ils en demandent la raison. Ils doivent les respecter ou le pouvoir intervient et les punit. Quelques-uns essaient bien de passer outre, considérant que leurs droits individuels sont plus importants que le droit collectif ; ils se retrouvent en prison ou sur une barricade.

Rien n’a changé, tout continue de la même façon quant au comportement de l’homme face à ses rêves de société idéale. Les panneaux plantés au bord des routes sont recouverts de graffitis régionalistes qui, comme en Corse, en Bretagne ou au Pays basque, corrigent l’orthographe des noms de lieux conformément à la langue locale. Mais il y a aussi des slogans d’opposition antigouvernementale ou antirégionale refusant l’autonomie administrative d’une province sous le contrôle de Madrid. Jusqu’à l’injure, comme sur cette borne du camino installée par les services publics de la province où les mots «Diputación da Coruña» ont été amputés des deux premières lettres pour devenir … «putación da Coruña».

Il y a ici comme ailleurs des mécontents, des refusants, des opposés à certaines décisions lointaines d’un gouvernement invisible touchant directement à la personne, à l’opinion locale, à la vie traditionnelle. Comme en France. Comme ailleurs. Comme partout. En Espagne, des manifestants – gauchistes, pacifistes, écologistes – ont protesté contre l’envoi de troupes et de bateaux dans le Golfe persique. Je ne sais s’il y en a eu en France aussi. À Santiago, j’achèterai quelques journaux français qui me diront peut-être comment les médias et l’opinion ont réagi face à cet événement majeur de l’été.

Alors là, je n’y comprends plus rien. Je suis arrivé à un village tout à l’heure, mais il était trop minable pour être Lavacolla. D’ailleurs les flèches jaunes continuaient plus loin, je les ai suivies et maintenant je suis dans la forêt, ça va faire trois kilomètres que je marche depuis la borne «Santiago 12 km», là où le camino rejoignait la grande route. J’ai contourné tout l’aéroport, voilà plus d’une demi-heure que je marche et j’arrive seulement maintenant en vue d’un groupe de maisons neuves … Est-ce Lavacolla ? En tout cas, ça ne correspond ni au guide français, ni au guide espagnol. Le balisage officiel n’existe plus, je suis en train de suivre les flèches jaunes du vieux chemin sans savoir s’il y en a un autre, balisé. Il y a quelque chose qui déconne et j’en ai marre de chercher. Les avions me cassent les oreilles, les eucalyptus commencent à m’énerver, j’ai soif, j’ai faim, ça ne va plus du tout. Arrivé à la route goudronnée, je n’y trouve même pas l’ombre d’un bar pour me restaurer. Et lorsque je crois arriver à Lavacolla, on me dit que le restaurant est plus loin …

Même jour, 19h30. J’ai trouvé le restaurant, j’ai bien mangé, je suis allé au refuge, une église désaffectée sans lits ni eau, je suis revenu au restaurant prendre mon sac pour aller louer une chambre à l’hôtel d’à côté, car il était trop tard pour aller jusqu’à Santiago, la porte de la Cathédrale fermant à 7 ou 8 heures du soir. J’attendrai donc jusqu’à demain et ferai comme les anciens pèlerins, je me laverai le fondement, car j’en ai plein le … cul !

J’ai donc profité des dernières heures de la journée pour faire le ménage et préparer mon entrée triomphale à Compostelle. J’ai jeté tout ce dont je n’avais plus besoin et que je ne voulais plus garder : des bricoles car, de vêtements en trop, je n’en avais plus guère. Je passerai la soirée tranquillement devant un ou deux «ron con limón» avant la «cena» puis j’irai vite me coucher pour être frais et dispo demain matin.

Les deux couples français et espagnol sont là mais je n’ai pas revu mes compagnons de route, je ne sais pas ce qu’ils sont devenus. Je les retrouverai de toute façon à Santiago.

Ma dernière nuit de pèlerinage. Demain, à cette heure-ci, je serai réurbanisé, en attente du retour à Paris. Le bref voyage que je compte faire à Noia et Padrón sera, je le crains, plus touristique que mystique, mais j’espère quand même y trouver quelques témoignages intéressants de ce passé celte qui me séduit tant.

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