Vendredi 27 juillet 1990

Sept heures du matin. Mon premier beau cadeau de la journée, du mois peut-être. Logé à l’Hôtel du Prieuré, je suis sur le point de payer ma note (assez élevée car correspondant à une prestation deux étoiles de premier ordre) quand le patron me dit : «Non, nous vous l’offrons ma femme et moi, vous êtes le premier pèlerin à être passé chez nous, ça nous portera chance». Je les ai chaleureusement remerciés et leur ai souhaité bon courage car ils durent investir beaucoup pour faire face à un tel projet.

Ils ont acheté le vieux prieuré l’an dernier et l’ont transformé – en respectant le plus possible son architecture originelle – en hôtel de grande classe, vraiment très beau, parfait dans les moindres détails. Leur geste m’a beaucoup touché. J’en suis tout ému. Il ne faut pas que j’oublie de leur envoyer une carte de Saint-Jacques.

Le jour se lève sur Madiran et sur mon espérance … Encore une ferme, avec des lapins qu’un grand père nourrit à la main. On n’en voit plus beaucoup !

À Cahors, sur le pont Napoléon – non, c’était à Moissac – il y avait une affiche du FN. avec un grand portrait de Le Pen ; j’ai mis du temps à l’arracher, par petits morceaux, avec mon couteau suisse. Plus tard, au gîte d’étape, un français de Paris qui venait du Puy et allait aussi à Saint-Jacques, me dit : «C’est vous qui déchiriez une affiche de Le Pen sur le pont ?» – «Oui, c’était moi» lui répondis-je. J’ai eu plaisir à avoir été remarqué, et par un partisan. Tout en imaginant, rétrospectivement, que c’eût pu être un membre farouche du FN qui m’aurait attendu au bout du pont pour me faire la fête à coup de chaîne de moto … J’ai déchiré toutes les affiches FN trouvées en cours de route, surtout dans la banlieue parisienne. Mais en fait il n’y en avait pas tant que ça, elles avaient être enlevées avant moi et celles qui restaient étaient souvent recouvertes de slogans antiracistes.

Et bien, c’est ma journée aujourd’hui ! À Lembeye, je me suis arrêté dans un bistrot pour boire une bière et j’ai passé trois quarts d’heure à discuter avec des Béarnais du chemin de Compostelle et des églises romanes, de la vie du pays, des corridas et de la feria de Pampelune. Mes deux compagnons de comptoir ont payé ma bière en partant sans que je m’en aperçoive. Quand j’ai commandé ma deuxième bière au patron en demandant combien je lui devais il me dit : «le premier verre est offert». J’étais confus. Le patron avait l’air d’être très au courant de l’histoire et de la géographie de sa région. Ces Béarnais sont vraiment sympathiques. J’ai beaucoup appris d’eux.

Le Béarn est une partie du Gers qui lui-même est une partie de la Gascogne. Alors qu’un peu plus au nord les gens vont à Tarbes, les gens d’ici vont à Pau. C’est tout différent, selon que vous êtes dans le Gers, les Hautes-Pyrénées ou les Pyrénées-Atlantiques, sans parler de toutes les enclaves.

Ici on est plutôt socialiste, parce que le pays n’est pas trop riche. Il y a sur les hauteurs des bois et quelques exploitations agricoles. Les Béarnais sont très fiers de leur territoire, de leur histoire, ils aiment en parler. Moi, j’étais tout content de les écouter.

Il est 13 heures et je n’ai pas encore mangé. J’attends de trouver un coin d’ombre propice pour m’arrêter et manger mon sandwich au fromage.

C’est dommage, je vais rater de quelques jours la feria de Pampelune, qui est vraiment unique et équivaut presque, par son ambiance, son enthousiasme collectif et sa folie générale, au carnaval de Rio. C’était d’ailleurs une ville chère à Hemingway. Maintenant que je sais ce que la feria de Pampelune veut dire, j’en verrai certainement une, ça en vaut la peine.

Je suis à Simacourbe, sur la route de Pau, qui s’est élargie pour pouvoir absorber le flot des voitures. Enfin, il n’en passe pas trop à cette heure-ci, heureusement.

Toutes ces villes – Pau, Tarbes, Dax et Lourdes – sont d’anciens lieux d’habitation romaine. On y a retrouvé des fondations de villas et une voie romaine. Lescar, près de Pau, a même été jadis une capitale régionale ; et Navarrenx et Orthez, étaient alors des centres urbains bien plus importants qu’aujourd’hui.

L’hôtel du Prieuré offert, 5 km en voiture jusqu’à Lembeye, un syndicat d’initiative qui me fait gratuitement une série de photocopies, un bistrot qui m’offre une bière et me raconte l’histoire de la région … c’est le grand cadeau du pèlerin aujourd’hui !

Après un bon déjeuner sur l’herbe pris au bord d’un ruisseau, j’ai continué ma route sous une chaleur torride. Peu avant Morlaàs une voiture s’est arrêtée et m’a emmené jusqu’à Pau. Petite incartade à la règle mais je voulais absolument arriver à Pau à temps pour retirer ma fameuse lettre. Et puis j’étais très fatigué Aussi ai-je accepté de bonne grâce l’offre de cette jeune bergère qui allait vendre ses fromages de chèvre à Pau. Elle n’avait rien d’une Perrette au volant de son auto et, en guise de pot au lait, elle avait un charmant petit garçon sagement assis sur la banquette arrière. Elle était simple, elle était sympathique, elle riait, elle prenait des sens interdits, elle ne s’arrêtait pas aux feux rouges et stationnait n’importe où pour livrer ses fromages. Mais elle m’amena sain et sauf à bon port.

Partager cette page Share