Vendredi 17 août 1990
Ah, si je pouvais faire seul cette étape, dans le silence des espérances nues qui m’entourent. Une belle étape, mais la plus dure parce que la plus longue et la plus fatigante, sous le soleil et sur les pierres.
Il est 9 heures. Depuis 6 heures ce matin, je marche en boitillant mais je vais à mon rythme, sans rencontrer personne, sauf une hollandaise et un américain en train de chercher leur chemin. Moi je sais que je l’ai perdu au dernier village. J’ai devant moi 8 km de piste droite entre des champs de blé coupés vers un horizon plat avec quelques arbres à gauche et une ligne électrique à droite qui s’en va du même côté que la voie de chemin de fer, un peu plus loin. Il y passe parfois un train au sifflet aigrelet.
Les deux dernières étapes, très physiques, m’ont empêché de penser profondément. Car oui on souffre sur cette route, des pieds, des jambes, des genoux, des épaules et, à partir de 10 heures du matin, de la chaleur. Et tous ces kilomètres accumulés depuis trois mois commencent à se faire sentir. Je n’ai plus le même enthousiasme qu’il y a un mois le matin en partant. Il est vrai que le chemin espagnol ne présente pas pour moi le même intérêt que les GR ou les petites routes que j’ai pris seul et en toute liberté depuis Paris, d’où je suis parti voilà déjà … 16 semaines.
Ici le chemin est unique, balisé, officialisé et très fréquenté, généralement par des jeunes qui le parcourent plus par esprit sportif que religieux. Ils ne font que marcher, en faisant semblant de s’intéresser à l’architecture médiévale des villages traversés.
Ce chemin espagnol est en fait un GR bien connu qui a l’avantage d’offrir aux marcheurs toutes garanties de sécurité, d’hospitalité et de ravitaillement, avec en prime la bénédiction des autorités civiles et ecclésiastiques tout au long du voyage.
Pourtant, depuis deux jours, les refuges sont médiocres, parfois même comme celui d’hier inhabitables, du moins pour ceux qui, comme moi, n’ont plus les muscles très souples. Pour un gros bourg comme Sahagún, c’est minable. Le meilleur repos pour le pèlerin fatigué, c’est une douche chaude et un lit ; le reste vient après. Quoiqu’il en soit, cette dernière nuit dans une chambre d’hôte, toute reposante qu’elle fût, n’a pas suffi à faire disparaître toutes mes douleurs et ce matin, j’ai du mal à marcher. Il est vrai que je n’ai mangé avant mon départ qu’un trognon de pain qui me restait de mon dîner, à l’image de la journée d’hier, une journée de misère qui nous a tous démoralisés. Je verrai ce soir en fin d’étape où en sera chacun de nous.
Pour l’heure, chacun suit son chemin au rythme de ses forces et de sa volonté, sans trop se préoccuper des autres. Je suis content quant à moi d’être seul aujourd’hui car je trouve que mes compagnons de route sont parfois un peu bruyants et parlent trop en marchant. J’aime vivre mon pèlerinage davantage dans le silence ou dans l’écho amical de la nature.
Je viens de me restaurer dans une fonda à El Burgo Ranero, à peu près à mi-étape. J’ai bu deux bonnes tasses de café au lait et mangé deux belles tartines de pain beurré à la mantequilla, une margarina con leche pas mauvaise du tout, et me voilà d’aplomb pour aborder l’autre moitié d’étape. Mes jambes flageolent encore un peu mais je me sens en forme. J’ai eu de la chance de trouver cette fonda ouverte à 10 heures du matin.
La jeune femme et ses deux jeunes enfants prenaient leur petit déjeuner en regardant la TV quand je suis entré. La mère est venue me servir et, apercevant mon guide, elle me demanda aussitôt si sa fonda y était indiquée. Après vérification, je la rassurai, son relai pour pèlerins y figurait bien, avec le bar de la place.
Les fondas ne sont pas des bars ni des cafés, plutôt des tables d’hôte chez l’habitant. On entre dans la salle à manger commune et l’on s’assoit à la grande table familiale qui constitue souvent l’unique mobilier. De la cuisine attenante, la maîtresse de maison prépare et sert ce qu’on lui demande. J’ai payé 300 Pts pour ce copieux petit déjeuner, soit 15 Frs.
Il me reste 2 à 3 heures de marche jusqu’à Reliegos. Les villages que je traverse semblent très pauvres. Cette brave femme qui m’accueillit dans sa fonda doit être contente de recevoir des pèlerins qui mettent un peu de beurre dans ses épinards. Beaucoup de maisons sont en torchis – mélange de terre et de paille – très bien faites d’ailleurs, bien maçonnées et très propres.
J’ai gagné une demi-heure sur l’horaire indiqué dans mon guide, en comptant même la demi-heure passée à El Burgo Ranero, ce qui me réconforte car je croyais avoir un peu lambiné tout à l’heure. Je vois avec plaisir que je suis toujours un bon marcheur, même avec une douleur persistante à la cheville.
Des trains passent sur ma droite tandis que sur ma gauche des troupeaux de moutons rejoignent leur maigre pâturage ou le vaste champ de blé moissonné dans lequel ils pourront glaner quelques épis oubliés. Les bergers les amènent au champ le matin vers 7 heures et les rentrent quand il commence à faire trop chaud, peu après midi. Plusieurs terres sont déjà labourées qui s’étendent à l’infini. Ici et là quelques maisons en ruine, pouvant servir d’étables. Pas d’arbres, à part deux maigres peupliers au loin, et toujours ce même chemin de terre pierreux aux cailloux ronds qui déforment mes semelles usées.
Pour éviter de marcher sur les pierres du chemin, je suis le bord herbeux, du moins quand il n’est pas recouvert par le gravier rejeté par les véhicules roulant trop vite sur ces pistes sans obstacle et si droites. On essaie alors de prévoir de loin l’endroit le moins caillouteux, zigzaguant de gauche à droite et au milieu, comme un ivrogne imbibé de soleil et de fatigue.
Le dernier train n’a pas sonné trois fois. Aussi n’ai-je pas pu enregistrer son sifflet qui cette fois ressemblait plus à une sirène qu’à l’avertissement aigu du sifflet à roulette d’un agent courroucé. Sa plainte nostalgique d’heureux temps révolus s’harmonise au paysage, et mon chemin, quoique difficile, a de l’allure dans cette nudité, cette immensité et cette platitude.
J’ai un peu l’impression de marcher sur une autre planète, une planète habitée car travaillée mais, comme il n’y a personne, je peux imaginer n’importe quelle espèce d’humanoïde capable d’utiliser comme nous d’identiques techniques agricoles, plus devinées que constatées, car aucune machine à cultiver n’est visible. Mais la coiffure rasée des champs de blé ou quelque rouleau de paille compressée oublié en chemin laissent imaginer une utilisation intensive de gros moyens mécaniques.
Récoltes de blé et d’arachide terminées, labours presque achevés, c’est le moment d’une pause saisonnière à l’ombre d’un soleil trop puissant, où les paysans fatigués vaquent à d’autres occupations domestiques moins exigeantes. C’est de surcroît le moment le plus chaud de la journée, l’heure de la sieste générale, le moment de pause au frais à l’intérieur des maisons.
Ce chemin nu, qui va se rétrécissant vers la rencontre du ciel bleu et de la ligne d’horizon, jaune ou brune selon qu’il s’agit d’un champ de blé récemment fauché ou d’une terre fraîchement labourée, c’est celui que je dessinais jeune adolescent avec en surimpression deux enfants se tenant par la main. Maintenant je suis seul mais j’ai souvent marché à côté de quelqu’un au cours de mon existence, rarement cependant sur de tels chemins. Étais-je fait pour plus de solitude ou m’y suis-je fait ? Choix ou destin d’une vie à utiliser sans mode d’emploi.
Bien que notre avancée vers l’infini ne puisse se faire seul, il faut être seul dans l’espace et le temps pour en capter toute la dimension et le sens. À plusieurs, on perturbe la pensée par une conversation trop présente et souvent superficielle ; on oublie de se regarder de l’intérieur en regardant l’extérieur.
Je me demande d’ailleurs si finalement, à se sentir entouré d’infini – de trop d’espace en somme – on ne perçoit pas du même coup l’infini de notre finitude humaine. L’homme est une créature limitée dans le temps et dans l’espace, qu’il franchit grâce à des moyens qui lui sont propres mais qui ne vont pas au-delà d’une certaine dimension. Il est limité physiologiquement par un début et une fin, et aussi par certaines lacunes d’imagination et de savoir, déterminé par une série de lois physiques dont il n’est pas toujours maître ou qu’il n’a pas lui-même établies.
Cet homme qui a une très haute conscience de son individualité propre, constamment enrichie des progrès de sa nature et du développement de ses besoins ; cet homme qui prend conscience de sa plus grande liberté face à l’autre, face au monde et à ceux qui veulent le dominer ; cet homme qui suit sa ligne intérieure en échappant à l’environnement extérieur ; cet homme peut, dans des circonstances particulières comme celle-ci, découvrir tout à coup le lien étroit qui existe entre l’intérieur fini et l’extérieur infini d’une part, et l’intérieur infini et l’extérieur fini d’autre part.
D’un côté, je me sens fini et limité par rapport à l’espace infini et illimité qui m’entoure. D’un autre côté, je me sens infini – potentiellement – dans un entourage clos où seule une ligne d’horizon me sépare de mon espace ultérieur.
Il y a donc corrélation – synthèse peut-être – entre fini et infini au moment où ce que je considère comme fini en moi-même devient infini en dehors de moi-même.
Hors de toute recherche philosophique trop doctrinale sur la finitude de l’homme et l’infini – pascalien – du monde qui l’entoure, il y a place pour une expérience sensationniste – si je peux me permettre d’utiliser ce terme autrefois employé pour définir une certaine façon d’appréhender l’univers –faite de perceptions bien déterminées, précises et douloureuses, comme lorsqu’on marche depuis longtemps sans s’arrêter, mais aussi constituée de sensations plus diffuses, internes, ouvertes sur plusieurs dimensions, au moment et à l’endroit où justement l’être qui sent et le paraître qui montre se rejoignent en communication parfaite.
Rare disponibilité de l’être hors frontière et hors concours de circonstances.