Mercredi 22 août 1990
Je ne regrette pas d’être resté pour la nuit dans ce refugio très particulier de Villafranca de Bierzo., situé juste à côté de la très sobre église romane de Saint-Jacques, sans sculptures ni fioritures hormis quelques motifs floraux des chapiteaux. J’ai pu y admirer un magnifique Christ en bois.
Il y a aussi un château, malheureusement non visitable car devenu propriété privée. Quant au refugio, c’est en fait une serre qui, l’été, permet aux pèlerins de s’installer assez confortablement sous la grande toile plastique translucide qui recouvre un bâtis provisoire remplaçant l’ancienne construction détruite par le feu. L’eau chaude des sanitarios est produite par chauffage solaire. L’ensemble est frustre mais confortable.
Villafranca était une étape importante sur le chemin de Compostelle. Elle est située dans la vallée de Valcarce, qui est aussi le nom d’une vieille famille seigneuriale. Cette région est le centre et la source d’une foule de péripéties, d’aventures et d’histoires guerrières, avec l’invasion des Maures d’abord, qui eurent à lutter contre les Galiciens – espagnols indépendants au dialecte bien particulier que leurs compatriotes ne comprennent pas toujours – qui se défendirent vivement contre les Maures.
Villafranca ne compte actuellement que 5000 habitants. Assez pauvre, elle vit essentiellement de ses vignes et de son tourisme. Du refugio situé tout en haut du bourg, je descends une rue très en pente pour accéder au restaurant où je vais tenter de me renseigner un peu sur l’histoire de cette ville qui me paraît fort intéressante.
Son nom d’abord de Villafranca (ville franque). Bien connue des Romains, elle est devenue très tôt un lieu d’asile pour les pèlerins de Saint-Jacques souvent agressés sur cette partie du chemin de Compostelle. Le commerce semble y avoir fleuri mais aussi le brigandage, le vol et les rapines. C’est pour cette raison que l’ordre de Cluny décida d’y installer sa propre abbatiale et y fit construire un monastère pour protéger les pèlerins français et européens qui, au Moyen Âge, y venaient en grand nombre. Mais il s’agissait surtout, au dire de certains historiens, d’une dure compétition commerciale entre divers pouvoirs, juste à l’entrée de la Galice, occupée par les Maures depuis 715 et qui y restèrent longtemps. On y trouvait aussi beaucoup de français, aux pouvoirs spirituel et temporel confondus.
Comme beaucoup d’autres lieux que nous avons traversés, Villafranca ressemble fort aujourd’hui à ce qu’elle devait être 1000 ans plus tôt, avec ses ruelles pavées très étroites, ses maisons anciennes avec pignon sur rue, balcons en bois et portails romans.
Il est 6 heures du soir et personne n’est encore dehors. Nous sommes arrivés de Ponferrada à 14h30. Après une bonne douche chaude fort appréciée – cela faisait 3 jours que nous n’en avions pas prise – nous avons été invités à un bon repas à la table commune de façon très familiale par un père et une mère aubergistes des plus sympathiques, qui nous ont offert plus ou moins ce que nous voulions. Le café n’était pas prévu mais quand ils apprirent que j’étais français ils m’en préparèrent un tout de suite.
Ce refuge est l’exacte transposition moderne du gîte d’étape originel que j’espérais trouver sur le chemin de Compostelle. C’est la première fois que je me retrouve dans cette ambiance chaleureuse d’une auberge de jeunesse telle que je l’ai connue juste après-guerre, gérée par des parents aubergistes encore marginaux, tous plus ou moins artistes et farfelus mais très proches des jeunes qu’ils accueillaient comme leurs propres enfants.
Ces gens qui nous accueillent si bien ont compris qu’ils pouvaient vivre d’un travail d’hiver modeste – la serre-pépinière qu’ils cultivent écologiquement – et du passage des pèlerins l’été, les logeant gratuitement mais leur vendant à bon marché repas et marchandises diverses ou boissons. C’est un couple heureux, dynamique et dont l’autorité bénévole plaît aux jeunes qui l’écoutent avec respect.
La rue pavée que je viens d’emprunter n’a aucun magasin ni boutique. Je me demande bien où ils se trouvent. Comme dans toutes les petites villes d’Espagne, il y a la plaza mayor où toutes les activités urbaines se trouvent rassemblées : el ayuntamiento, los carabineros, las almacenes y los restaurantes.
Je monte des escaliers qui m’amènent sur la place de l’Église où je vais me reposer un peu : elle est entièrement rénovée, avec quelques restes romans et des sculptures plus tardives.
Le portail de l’église de Santiago date du XIIe siècle. À la puerta del Perdón était attachée une indulgence plénière pour les pèlerins malades empêchés de continuer leur route. À l’intérieur, une nef très courte et déambulatoire mène jusqu’au chœur à coupole. Il y fait frais et clair car les fenêtres n’ont pas de vitraux colorés. D’énormes colonnes de style byzantin supportent plusieurs coupoles à croisées multiples. Sur plusieurs piliers, il y a d’intéressantes sculptures de visages humains et de figures florales ou de fruits. Une curieuse image en particulier de deux hommes se tournant le dos avec au-dessus d’eux un visage d’enfant. Quel symbole ; il s’agit peut-être d’un couple, tout simplement, mais alors l’enfant qui les regarde ? Le divorce et son jugement naturel ? J’aimerais tant connaître l’exacte intention de tous ces artistes simples aux expressions si puissantes.
Et comme beaucoup d’églises, celle-ci abrite un retable à encadrement doré consacré à un saint ou à la vierge, d’époque récente.
Cette église a une curieuse architecture : son narthex est immense, très haut, en demi-colonnes énormes et la nef, elle, est très courte. Hélas je n’ai aucune explication ni information à ma disposition qui me permettrait de mieux connaître et comprendre l’histoire de ces lieux et leur ancienne culture.
J’ai rencontré chemin faisant un espagnol érudit venu à Villafranca en pèlerinage sur la tombe de son père. Voici ses explications :
O Cebreiro marque la limite du royaume de León et de la Galice. Dans la montagne au-dessus de la ville on peut encore trouver des constructions semblables aux édifices celtes. Au début du XIVème siècle, au plus fort d’une tempête de neige, un paysan d’un hameau voisin monta pour entendre la messe. Le moine qui ne croyait pas à la présence réelle du Christ dans le Saint Sacrement, méprisa ce pauvre paysan d’avoir entrepris ce grand sacrifice. Mais au moment de l’Eucharistie, l’hostie se transforma en Chair et le vin en sang.
Que faisait votre père ? – Il était architecte à Madrid. Mes parents ont d’abord vécu à Trabadelo, un village près d’ici. Villafranca était plus importante qu’aujourd’hui. – On dit qu’il y a une ancienne voie romaine … – Oui, Villafrancorum était connue des romains, elle était libre de taxe, car elle était la capitale d’une région indépendante, El Bierzo, située entre la Galice et le royaume de León.
Au moment de l’invasion maure, les cloches de l’église Saint-Jacques à Compostelle furent emmenées à Cordoue, la capitale sarrasine. Lorsque Cordoue fut reconquise, les cloches furent ramenées à Compostelle. À l’époque, il y avait surtout des français à Villafranca, des pèlerins qui s’y étaient fixés. On trouve encore beaucoup de noms de famille français ici.
Et Valcarce ? – C’est le nom d’un rio et aussi d’une famille de seigneurs. Mais ici c’est le río Burbia qui coule. Le rio Valcarce – qui veut dire étroit chemin – se jette ensuite dans le rio Silván. Déjà, du temps des romains, on y extrayait de l’or. Malheureusement on y a construit depuis un barrage électrique et les gens pensent que toute la belle histoire de Villafranca et de la région est maintenant perdue.
Au XIIe siècle beaucoup de couvents, d’églises ont été construits par ici. Les Bénédictins de Cluny sont venus s’installer à Villafranca. L’église Santiago par exemple ressemble aux églises du Sud de la France. À l’époque d’Alphonse VI les relations avec la France étaient très étroites, d’où l’envoi de prêtres et d’évêques français en Espagne pour y apporter une foi nouvelle …
Pardon, je ne parle pas français très bien. – Si, si, continuez, je suis très content que vous me parliez en français, mon espagnol est bien moins bon. – Ha ha ha, je suis seulement français deuxième langue, la première est l’anglais. Mon nom est Jose Eduardo – Moi je m’appelle Henri Édouard – Oh, presque parents alors ! Mon ancienne famille est de Trabadelo, beaucoup ont fait le pèlerinage et on avait l’obligation en ce temps-là d’accueillir les pèlerins en route pour Compostelle. Les armes de ma famille représentent un rocher et une gourde. Mais il n’y a plus personne de ma famille ici maintenant.
Mon adresse à Madrid c’est 32 Lorenzo et le code postal 28 … Mais si tu es libre aujourd’hui je peux te montrer beaucoup de choses – Très volontiers, mais peut-être avez-vous autre chose à faire ? – Non, non. Si vous vous intéressez aux celtes, il y a beaucoup de vestiges ici. Et aussi toute l’histoire des chemins de Saint-Jacques. À l’époque, on construisait beaucoup d’églises mais seulement pour Dieu, pas pour les fidèles. Si vous venez avec moi je vous montrerai l’église Saint-Vincent-de-Paul fondée par les français, mais elle est maintenant espagnole.
Dans l’église de San Lorenzo il y a un Christ célèbre qui a des cheveux naturels venus d’Amérique latine à l’époque des conquistadores. Le marché de la ville s’appelle Reconquista, en souvenir de la reconquête des Asturies, de León et de la Castille à la fin de l’occupation arabe. Il y a un village près d’ici qui s’appelle Sarrazin.
Mais il y en a un aussi qui s’appelle Graal. À León on parle d’une histoire de vase ayant contenu le sang du Christ, mais aussi à Valence !
Parle-t-on aussi en Espagne de la légende de la Table Ronde ? – Oui bien sûr. Personnellement je crois même que toute cette histoire n’a pas été créée en Angleterre mais ici. – Vous croyez ? On a retrouvé des témoignages ? – Non, seulement des similitudes topographiques. – Alors, Brocéliande, Merlin, le roi Arthur, c’est en Espagne ? – Vous savez, ce n’est pas seulement une opinion personnelle, parce qu’il y a d’autres choses, par exemple Avallon – Avallon en France ? – Oui, et bien on a découvert qu’il existait en Espagne sous le nom d’Aviles. – Vous savez qu’à Avallon il y a une île «de la Pomme» en relation avec l’histoire du Paradis Terrestre ? – Oui, bien sûr, mais justement cette opposition très forte entre paganisme et christianisme s’est surtout manifestée ici en Espagne, en raison de l’occupation arabe, et moins en France ou en Angleterre. L’Espagne a subi la double influence celte puis chrétienne de France et arabe musulmane d’Afrique du Nord.
Dommage que les Celtes n’aient pas eu d’écriture, car toute la science druidique se transmettant oralement, nous n’en avons aujourd’hui qu’une très petite idée. – Oui mais on a retrouvé en Irlande sur un rocher des signes celtiques identiques à ceux qu’on trouve ici : une ligne de bordure et des points. Un alphabet particulier qui a permis de comprendre l’écriture de l’Irlande à l’époque celte. – Si je comprends bien, d’après vous, les Celtes seraient venus jusqu’ici et c’est seulement plus tard qu’ils seraient allés en Irlande ? – C’est clair, au IVe siècle. D’ailleurs le mot Irish vient d’un mot latin qui veut dire le Pays de l’hiver.
C’est comme León, ça ne veut pas dire lion, mais légion, en référence à la «Legio VII Gemina» qui était installée là. León a été fondée de la même manière que Zaragoza par exemple. Aujourd’hui la ville de León est représentée par une tête de lion, d’origine arabe vraisemblablement.
On retrouve partout en Espagne cette frontière entre les deux cultures européenne et arabe.
C’est comme le mélange de styles à Suso : wisigoth, préroman, mozarabe. – Suso et Yuso signifient arriba et abajo en arabe. Il y avait d’ailleurs une compétition entre deux ordres religieux, comme chez vous les Bernardins et les Bénédictins, mais Suso est lié à Silos, au sud de Burgos. – Mais en France, on ne trouve pas de restes d’architecture wisigothe. – Si, dans le sud de la France, autour d’Arles je crois. D’ailleurs les Wisigoths venaient … – d’Allemagne ? – Non de plus loin, de l’île de Gotland, en Suède, ils ont ensuite traversé toute la France et se sont fixés un temps en Espagne. Mais je pense que la civilisation wisigothe est une relique celte car on retrouve la même idée que l’Église est seulement pour Dieu, l’espace est donc organisé en conséquence, c’est l’habitation de la divinité, le Temple. Mais les Wisigoths n’ont représenté qu’une petite partie de la population d’Espagne qui était surtout romaine à l’époque.
La construction d’un édifice se heurte toujours au même problème, comment faire tenir un plafond et percer des ouvertures. D’où l’idée de la voûte à répétition et des arcs de soutien. – Mais c’est une invention romaine, utilisée pour la construction des ponts. Les Arabes connaissaient la coupole 3/4 sphérique. Et de Germanie est venu l’arc brisé. La répétition de l’arc est à la base du principe architectural roman. Car l’arabe n’est pas arrivé à l’arc complet, développant davantage les formes géométriques simples en raison de l’interdiction des représentations humaines en architecture, mais très complexes en écriture et dessins (arabesques).
Deux tendances opposées sont nées, l’une dans le nord avec l’arc et l’affect, l’autre au sud avec le cercle et le chiffre, à peu près en même temps.
Puis-je vous offrir un verre quelque part ? – Oui, merci, nous sommes d’ailleurs justement dans la rue de l’Agua, très importante pour les pèlerins qui avaient besoin de remplir leur gourde en arrivant à Villafranca, et à cause bien sûr de son symbolisme (le baptême). Et n’oublions pas que Villafranca était en quelque sorte le premier Compostelle car ceux qui ne pouvaient pas marcher plus loin obtenaient une indulgence leur octroyant la «Compostera» normalement délivrée à Saint-Jacques.
Et voici le couvent de San Francisco de Asís, dont il ne reste plus que l’église. La patronne de cette ville est Notre-Dame-de-l’Espérance. Est enterré ici un écrivain célèbre, Enrique Gil y Carrasco, qui vécut une romantique histoire.
Parmi les représentations sculptées des chapiteaux ou bas-reliefs, que signifie la boule ? – C’est le symbole de l’unité et de la perfection à atteindre. Beaucoup de chapiteaux ont été modifiés au cours des reconstructions ou restaurations successives. Mais ici il s’agit de l’union de la géométrie et des plantes.
Toutes les sculptures de chapiteaux manifestent la réalité de l’homme profane à l’écoute de Dieu. C’est que la représentation religieuse d’alors était naturelle, il ne s’agissait pas d’exprimer l’homme pécheur mais l’homme en extase tel qu’il est, dans la vie et en face de la mort.
Avec l’église il y a le cimetière, et aussi l’hôpital pour les pèlerins de passage. La vie de la cité était beaucoup plus homogène et fondée sur la semaine, religieuse, civile, très dense et très riche d’idées nouvelles, d’art et de science qui attirait les gens du Nord, seigneurs et savants qu’on retrouve aussi sur le chemin de Compostelle.
Les anciennes huttes celtes étaient faites de troncs d’arbres superposés. Chalets de France et cottages anglais viennent de là. L’orientation des maisons est la même ici qu’en Normandie, qu’au sud de l’Irlande et de l’Angleterre, non pas à l’Est (Jérusalem) mais vers l’Atlantique, à l’Ouest. Car les Celtes situaient leur Paradis dans l’Océan Atlantique. C’est une des raisons qui nous fait dire qu’un peuple est venu de la mer.
Mais la religion celte est une religion de mort, de deuil, ou de respect des morts et non de vie. La religion de vie est une religion de l’Est. Et la direction de la religion de mort est l’Ouest. À Saint-Jacques de Compostelle, quand tu entreras dans la cathédrale, tu découvriras une représentation du Dieu mort et non du Dieu vivant : l’abside est orientée vers l’Ouest. La forme en croix n’est pas seulement rectangulaire, elle a un angle, comme la tête inclinée du christ crucifié, représenté au moment de la mort, non de la vie.
Si la mort a tant d’importance c’est parce que l’homme qui tente de bâtir son idéal au cours de sa vie sent qu’il n’y arrivera pas, qu’il devra traverser le fleuve pour cela, et donc mourir.
Ici, c’est la maison dans laquelle mon père est né, moi je n’y ai pas habité. Là se trouve le couvent de la Anunciada où sont conservées les reliques d’une sainte italienne, Laurenza. Tous les moines habitaient là, dans cette grande maison à trois fenêtres, et l’arbre qu’on voit dans le coin symbolise l’arrivée de Laurenza à Villafranca, une date toujours fêtée par cette ville.[1]
Note
[1] L’histoire officielle du couvent et de la ville ne mentionne pas de sainte Laurenza. Il s’agit peut-être d’un autre couvent. (Ndlr)