Samedi 25 août 1990

Nous sommes aujourd’hui samedi 25 août 1990. J’ai quitté Samos ce matin à 7 heures, m’étant levé le premier à 6 heures. Mais presqu’aussitôt, d’autres se sont levés et je me suis retrouvé à la porte avec mes 4 compagnons espagnols – Jaime et les 3 filles – et nous sommes donc repartis ensemble pour cette longue étape de Portomarín via Sarria, que nous avons rejoint à 10 heures et où nous avons pris un bon petit déjeuner.

Le couple français était là aussi, toujours accompagné du chien qui les suit depuis O Cebreiro et dont ils n’arrivent pas à se débarrasser. Le soir, il attend patiemment dehors devant la porte du refuge jusqu’au lendemain matin et reprend la route en leur compagnie.

Hier je suis arrivé à Samos bien fatigué, les jambes en coton, les articulations rouillées, aussi décidai-je de me coucher tôt et pour cela de manger ce que j’avais avec moi au refuge du monastère. Il me restait une soupe aux vermicelles que j’ai agrémentée d’une tomate, cuite sur mon réchaud qui heureusement contient encore un peu de gaz, un litre de lait et des fruits achetés à l’épicerie avec des croissants. Ainsi ai pu me constituer un repas léger mais confortable pour la nuit et boire ce matin un nescafé au lait accompagné d’un croissant. J’ai donné les deux autres au couple français à côté de moi qui se préparait à partir.

Dommage que je n’aie pas été seul tout à l’heure car il m’était venu des tas d’idées en tête que j’aurais bien voulu enregistrer.

À la sortie de Sarria, je suis tombé par hasard sur la jeune fille française que j’avais rencontrée à Villafranca. Nous grimpions, mes compagnons espagnols et moi, le petit raidillon qui aboutit au couvent de la Madeleine au-dessus du bourg, quand nous l’avons soudain aperçue, redescendant toute seule à grandes enjambées, ses deux sacs plastiques à la main, une large ceinture épaisse autour de la taille, qui pouvait être une couverture et … c’est à peu près tout. Pas de sac à dos, des sandales, un short et un tee-shirt qui devaient être les mêmes qu’au départ. Joviale, pleine d’entrain, toute contente de retrouver le groupe de pèlerins rencontrés précédemment, chez Ato de Villafranca.

Lorsqu’elle m’a reconnu, elle s’est jetée à mon cou, toute heureuse de me revoir : «Ah, toi aussi tu es là ! C’est formidable, je ne t’avais pas vu, c’est magnifique !» Je me suis demandé ce qui avait pu susciter en elle un tel élan spontané, j’en étais à la fois tout fier, tout ému et tout inquiet (à l’idée que je pourrais mal interpréter son geste).

Cette jeune femme pète de santé, d’enthousiasme, de sérénité ; on peut dire qu’elle est en pleine forme ! C’est une rencontre que j’attendais, du moins avais-je besoin de rencontrer une fois encore ce genre de femme. C’est peut-être d’ailleurs la surprise que m’annonçait mon horoscope … avec un mois de retard. Du reste, il n’y a que pour moi que cette «rencontre» existe. Elle-même ne s’est pas rendu compte de mon attente. C’est du reste sans importance car je sais déjà que sur le plan affectif et sensoriel, nous resterons sur le qui-vive (sur le quoi-vivre ?), ce qui n’empêchera pas une approche intéressante sur le plan scientifique et intellectuel. Car ce qu’elle cherche, ce qu’elle vit et veut, ce qu’elle fait, me paraît correspondre à une jeune ambition authentique dépourvue d’intérêt mercantile, à une croyance fervente qu’elle tente de prouver.

Son prosélytisme percutant cherchant à évangéliser quiconque passe auprès d’elle me fait parfois sourire mais me la rend d’autant plus sympathique qu’on ne voit plus guère de nos jours de ces jeunes enthousiastes, courageux, capables d’aller jusqu’au bout d’eux-mêmes. Et puis elle sort du commun, elle est et vit autrement, pour elle-même et pour ce qu’elle cherche, en révélations immanente et transcendante confondues. Enfin sa bonne humeur, son enthousiasme, sa serviabilité font plaisir à voir et à recevoir.

Au cours de notre conversation, je lui ai proposé de lui donner un peu d’argent car je savais qu’elle n’en avait pas. «Je ne pourrai pas te les rendre» me dit-elle, à quoi je lui répondis : «Tu n’auras pas besoin de me les rendre, ou alors dans une autre vie». – «Ne t’en fais pas» me dit-elle, «Dieu m’a fait des cadeaux» – «Moi aussi j’en fais» ais-je dit pour finir, mais je savais qu’elle n’accepterait pas comme ça. – «Quand comptes-tu arriver à Santiago ?» – «Mardi ou mercredi et j’y resterai trois jours». «J’ai donc des chances de te revoir» lui dis-je et nous avons reparlé de Noia. «Écoute, j’ai l’intention d’y aller mais pas à pied, je pense louer une voiture» – «Alors dans ce cas, je veux bien aller avec toi. Il y a aussi l’anglais cycliste, je l’ai vu à l’église». C’était l’un de ces prosélytes qui, à Villafranca, avait semblé beaucoup s’intéresser à ce qu’elle lui montrait sur la carte (à mon avis plutôt à elle directement). «Il faut que je le revois car il doit me donner un certain nombre d’indications sur les points astronomiques et telluriques que j’ai découverts.»

Je la soupçonne bien un peu de déchristianiser tous ces pèlerins et de tenter de les évangéliser côté celte. Mais après tout, pourquoi pas ? Le christianisme a tellement fait de conneries qu’on peut bien, de temps en temps, bousculer ses dogmes et revenir à des réalités historiques montrant que lui aussi a été un grand usurpateur de cultures antérieures.

Elle me donna de bonnes informations, notamment que nous pouvions obtenir un «sello» en allant sonner la clochette de la troisième porte après celle de l’église et, se retournant – car elle avait déjà fait quelques pas vers son destin – elle me dit : «Ah, n’oublie pas de demander au Padre de te montrer dans la chapelle le chapiteau sur lequel on peut voir un loup mordre la queue du cochon …» Et nous avons ri ensemble comme s’il s’agissait d’un mot de passe connu de nous seuls.

Un très vieux chêne au bord du chemin, un banc de pierre, mais quelles pierres ! Trois énormes stèles posées en dolmen et une quatrième comme dossier, de forme semi circulaire, très épaisse à sa base et sur laquelle apparaît un dessin sculpté ressemblant à un phare ou un ciboire, très stylisé, très simple. On se demanderait presque si ce n’est pas là un vestige d’un de ces lieux de Justice de Saint-Louis, ou de palabre druidique.

Un peu plus loin, juste devant moi, un autre monument très ancien ressemblant à une fontaine, mais sans eau, surmontée d’une sorte de calvaire avec une niche – vide – et une croix gravée de façon maladroite et, de chaque côté, un dessin, celui de gauche représentant une croix et celui de droite ce même signe qui ressemble à un PHI grec. Il faudra que je me renseigne sur sa signification.

J’ai retrouvé mes quatre compagnons et nous avons fait la pause ensemble. Hélas, en repartant, j’ai oublié ma gourde que j’avais suspendue à la poutre d’une grange. J’espérais que le couple français derrière nous la verrait et me la rapporterait, mais ils m’ont dit ne pas l’avoir remarquée. Tant pis, j’utiliserai la gourde que m’a envoyée Jérôme, mais il faudra que je trouve un moyen de la fixer sur mon sac.

Des mûres et encore des mûres pour notre dessert, après la boite de sardines et la tomate que nous nous sommes partagées avec quelques carrés de chocolat tout à l’heure. De Sarria à Portomarín, on traverse plusieurs villages, mais aucun n’a de bar ni de fonda, si bien que depuis notre petit déjeuner pris à 11 heures au départ de Sarria, nous n’avons rien trouvé en chemin, et ce sera ainsi jusqu’à Portomarín.

16 heures. Il reste environ 5 à 6 km à faire, peut-être moins, peut-être plus, les «guías» ne sont pas d’accord entre eux. La version espagnole indique un certain kilométrage mais sans échelle, tandis que la française donne les temps mais sans distances. On ne sait donc pas trop à quoi s’en tenir, d’autant plus que nous empruntons parfois des chemins différents. Alors on marche, et si l’on rencontre quelqu’un dans un village, on lui demande où on est, et on essaie de se repérer sur la carte, mais à cette heure-ci on ne voit pas beaucoup de monde dehors.

L’ensemble de cette étape est très beau et facile : un sentier, un chemin, un bout de route et surtout de vieilles voies pédestres plus ou moins bien entretenues, parfois très pierreuses, parfois très propres comme celle que je suis maintenant, bordées de deux murs assez hauts permettant de voir de temps en temps le paysage alentour, qui est du reste exceptionnel. Certains murs sont curieux, comme celui-ci, qui offre par moment des ouvertures maintenues par d’énormes pierres, des sortes de lauses posées de champ pour empêcher le mur de s’écrouler. Mais je ne vois pas très bien la raison d’un tel assemblage, de cette rupture de style. Peut-être tout simplement pour utiliser les grandes pierres plates disponibles, constituant à elles seules des pans de mur tous faits.

Notre sentier serpente ainsi le long des pentes, tout emmuraillé de pierres, dans un paysage qui fait penser à la Bretagne avec ses chemins creux et ses collines mi-cultivées mi-boisées.

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