Lundi 27 août 1990

Lunes, veintisiete de augusto de mil novecientos noventa (chansons et rires). À Santiago, sur les cartes que j’enverrai à mes fils, j’écrirai :

Si vous suivez un jour un bout de mon chemin,
Vos gouttes de sueur rejoindront ma mémoire,
Et vous boirez aux mêmes sources d’eau vive.
Vous trouverez le soir la même fatigue heureuse
Et le matin le même réveil joyeux,
Jusqu’au bout du monde, jusqu’au bout de vous-mêmes,
Dans la ferveur de ceux qui croient,
Vous entendrez l’appel universel d’un père paradoxal.

Ce matin nous devions partir plus tôt que la veille, mais il était déjà 8h15 quand nous avons quitté le bistrot où nous avons pu déjeuner. Nous avons marché à vive allure et nous avons rejoint le couple français un peu avant Melide, dans un café. Aujourd’hui, je me sens en pleine forme, je n’ai plus mal aux jambes et, pour l’instant, je ne me sens pas fatigué. On verra comment je serai ce soir à Arzúa, car il y a encore une bonne quinzaine de kilomètres à faire.

En arrivant hier à Palas de Rei, nous avons demandé, comme d’habitude, où était le refugio, mais quand nous sommes arrivés au stade, il n’y avait rien d’autre pour nous loger qu’un grand gymnase entièrement vide, couvert et cimenté, c’est tout. Ni douches, ni matelas, ni rien. Alors pour commencer, nous sommes allés nous rafraîchir dans la piscine municipale où nous avons pu, en catimini, utiliser les douches réservées aux athlètes.

C’est d’ailleurs, je pense, le bain dans l’eau froide de la piscine qui m’a ravigoté, mais quand nous sommes revenus à nos sacs, nous n’avions plus du tout envie de rester là. De retour dans le centre, nous avons rencontré le Padre qui ne parlait que galicien. «Mais le refugio n’est plus là, nous dit-il, il est près de l’école, en bas de la ville !». Nous voilà repartis sac au dos pour un bon kilomètre de marche jusqu’à école et sa salle de sport équipée de grands matelas durs et épais genre Dunlopillo trampoline sur lesquels nous avons eu toute la place de nous étaler. J’ai passé une meilleure nuit que je pensais. Mais Palas de Rei ne nous a pas emballés : des gens peu aimables et rien de très intéressant.

Voilà un moment déjà que nous avons quitté la province de Lugo et que nous sommes entrés dans celle de la Coruña. Ce qui veut dire que nous sommes maintenant très proches de Santiago. Ici le chemin est bien balisé et de façon ininterrompue par ces mêmes bornes que chaque province a installées tous les 500 mètres et qui indiquent clairement la distance restant à parcourir.

Si nous marchons demain comme nous le faisons aujourd’hui, nous serons le soir à Lavacolla et mercredi j’essaierai de partir de bonne heure pour arriver à Santiago dans la matinée, ce qui me permettra le jour même d’y organiser mon séjour, faire le ménage de mon sac et jeter tout ce qui me sera désormais inutile. Je pourrai jouir enfin d’un confort moins rudimentaire, mais je suivrai le mouvement et irai là où le secrétariat de la Cathédrale me dira d’aller, c’est à dire dans un centre d’accueil réservé aux pèlerins. Je m’informerai ensuite des possibilités de transport pour Padrón et Paris.

Je n’étais vraiment pas en forme hier et je m’attendais devoir me traîner encore ces deux derniers jours et puis non, mes douleurs ont disparu. Miracle de Compostelle ? Je ne saurais le dire mais en tout cas je me sens aussi vaillant qu’au départ. Profitons-en et espérons que ça va durer jusqu’au bout. Nous venons seulement d’atteindre Melide où de nombreux pèlerins ont passé la nuit.

Je viens seulement de poster maintenant la carte postale écrite à Portomarín. Quand Gil la recevra, je serai déjà arrivé depuis longtemps à Santiago.

Il est midi et demi. Je quitte Melide seul, ayant perdu mes compagnons dans les rues de la ville. Je ne sais pas s’ils sont encore là ou déjà repartis. Je me suis arrêté à l’ayuntamiento et à la parroquia pour savoir où était le refugio, mais on m’a dit qu’il n’y en avait pas. J’ai quand même pu faire apposer un sceau de plus sur ma carte de pèlerin. Je dois en avoir une cinquantaine !

J’ai découvert par hasard sur la place un petit musée qui exposait le résultat de fouilles celtiques et romaines entreprises dans la région. C’était aussi inattendu qu’intéressant pour moi, avant que je n’aille à Padrón et à Noia où d’autres de ces vestiges m’attendent.

Melide ne m’a pas paru d’un très grand intérêt. J’ai bu une bière dans un café, espérant voir passer mes amis, mais je suis reparti seul après avoir lu les nouvelles internationales dans un journal local. Heureusement qu’un homme assis sur un banc m’a dit que le camino passait par là, sinon je continuais tout droit.

Je viens de dépasser une jolie petite chapelle romane comme je les aime. Le chemin s’enfonce dans une forêt d’eucalyptus, offrant une ombre bien agréable. J’en avais déjà senti le parfum un peu avant Melide, tout surpris de trouver ces arbres en Espagne, mais à présent c’est une forêt entière dont la puissante odeur, que je respire à pleins poumons, me débouche les narines.

Un paysan et sa vache encordée avancent lentement à ma rencontre. Les étables que j’ai vues dans les villages traversés ressemblent à ce qu’elles devaient être dans le Limousin d’avant-guerre, voire bien avant. Très sales, remplies de paille souillée qu’on enlève en partie le matin pour la porter sur le tas de fumier voisin, sans grand nettoyage, si bien que les vaches, qu’elles soient debout ou assises, ont toujours les flancs maculés de bouse.

De belles bouses bien épaisses et bien rondes jonchent d’ailleurs les rues, les unes toutes fraîches, d’autres écrabouillées par les roues des tracteurs, ou desséchées en galettes incrustées dans le macadam. C’est vraiment la campagne d’avant-guerre. Les trayeuses automatiques existent mais il n’y a pas de stabulation moderne et hygiénique. On est loin de ce qui se fait ailleurs en Europe.

Les gallegos sont des paysans dans le plus fort sens du terme : peu aimables, renfermés, tout juste s’ils disent bonjour en nous regardant passer comme des étrangers … Les femmes sont un peu plus loquaces mais on n’entend pas souvent par ici de «Hola ! Buenos días ! Buen viaje !». Il y a trop de pèlerins et les gens sont blasés. Et puis, ces pèlerins ne leur rapportent rien, sauf pour les restaurateurs ou tenanciers installés au bord d’une route et munis d’un magnifique sceau aux armes de Saint-Jacques de Compostelle qu’ils tamponnent à tour de bras sur chaque credencial qu’on leur présente.

Pour obtenir la «Compostela» à Santiago, il faut justifier qu’on est bien venu à pied – ou à bicyclette – sur une certaine distance, les tampons apposés sur la credencial servant de preuve incontestable de notre passage aux différentes étapes du chemin. En ce qui me concerne, j’en ai plus qu’il n’en faut, avec tous ceux que j’ai récoltés depuis Paris !

Je viens de rencontrer un cueilleur de mûres professionnel. Je lui ai demandé si c’était pour faire des confitures, mais il ne m’a pas répondu, trop occupé à remplir sa boite. Il y en a tellement par ici qu’on est sûr d’en trouver tout le long du chemin. Elles font le bonheur des pèlerins qui s’en rassasient. Les mûres trop mûres sont trop douces à mon goût, je préfère quand elles sont plus acides.

Le sentier que j’emprunte actuellement semble avoir été aménagé tout exprès pour les pèlerins. Un vieux pont a été entièrement restauré à l’ancienne, comme pour redonner à ce camino francés sa notoriété d’antan. Verra-t-on bientôt ce chemin traverser toute l’Europe dans les mêmes conditions, en dehors des grandes routes, avec des bornes, des auberges, des refuges et des tampons spécialement conçus pour les pèlerins et destinés à eux seuls ? De plus en plus de gens l’empruntent déjà, au grand dam des établissements racoleurs en bord de route qui, je l’espère, feront peu à peu faillite. Mais ce jour-là n’est pas encore demain.

Je suis très content de faire seul ce dernier bout de chemin. Je craignais qu’il y ait trop de pèlerins à l’approche de Santiago mais il n’y en a pas plus que d’habitude et, pour l’instant je n’en ai dépassé encore aucun. Il est vrai qu’il suffit de se suivre à un kilomètre de distance au même pas pour ne jamais se rencontrer. Même si certains marchent plus lentement, ils ne se font rattraper que bien plus tard, longtemps après leur départ. J’ai calculé qu’il faut au moins 10 km pour rattraper quelqu’un qui marche plus lentement s’il a au départ une avance d’un kilomètre, soit trois heures de temps environ.

J’ai chaud et j’ai soif. Une fontaine serait la bienvenue. Les fontaines sont chères aux pèlerins, elles leur donnent le prétexte d’une pause et l’occasion de se désaltérer. Et comme il fait très chaud, on en profite pour s’asperger la tête, les bras et le haut du corps et de tremper son tee-shirt ou son chapeau dans l’eau froide avant de le remettre encore tout mouillé. Même s’ils ne durent que le temps de quelques pas au soleil, ces quelques instants d’euphorique fraîcheur sont très appréciés.

Une famille avec un petit chien me salue d’un joyeux «Hola !» La petite fille me montre son chien en me disant «Mire !», lequel vient aussitôt mordiller le bas de mon pantalon en faisant mine de me suivre. Elle le prend alors dans ses bras en me lançant un «Adiós !» rieur et ravi qui me va droit au cœur.

Des carabiniers en land rover demandent leur chemin aux villageois. Serait-ce notre gendarmerie locale ? Le conducteur descend devant une porte, l’ouvre et entre à l’intérieur. Tous les voisins sont déjà là qui s’attroupent et regardent en silence. Que s’est-il passé ? Nul ne le sait mais la presse locale nous le dira peut-être demain.

Voici la fontaine tant attendue … mais tarie. Aussi la répudie je comme Jésus le figuier, et je «m’en vais au vent mauvais qui m’emporte …».

Il est 11 heures, je suis assis sur une grosse pierre, les pieds dans le rio Boente, le guide du pèlerin sur les genoux, fumant une cigarette. C’est le pied … et même les deux, et la tête et le cœur avec. Petite halte rafraîchissante entre Melide et Arzúa, avant de grimper une petite crête boisée. J’en profite pour me remettre en short, car ce matin, brumeux comme les précédents, la fraîcheur justifiait le port d’un pantalon.

Il n’y aura malheureusement pas de bar ni de restaurant avant Arzúa pour manger et boire et quand j’arriverai dans la ville, dans une bonne heure si je marche bien, il sera trop tard pour commander la comida de mediodía. Tant pis, je me rattraperai ce soir.

J’ai donné toute ma mesure avec les hommes, je tente à présent de la donner avec la nature.

J’étais en train de relacer mes chaussures quand mes compagnons sont arrivés avec des victuailles. Nous nous sommes tous installés pour un grand pique-nique et une longue sieste.

Je pensais ne rien avoir à manger jusqu’à ce soir, mais j’ai reçu le «cadeau» du pèlerin – on dit que le pèlerin n’a jamais à s’en faire, qu’il recevra un cadeau par jour. En tout cas, pour aujourd’hui, je suis comblé.

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